Pour ma part, je pense qu’il est nécessaire de tenter de cerner l’ensemble du phénomène de violence, sous toutes ses formes, qui touche l’Île.
Homicides, attentats, grand banditisme, vols, drogue, violence faite aux femmes, actes racistes, ensemble des atteintes aux personnes et aux biens : telle sont les réalités diverses qu'il convient d'aborder.
Certes, il faut se garder des amalgames de comportements très hétérogènes ; ces formes multiples sont distinctes et appellent nécessairement des réponses adaptées.
Mais elles coexistent, ont parfois des liens et forment comme une toile recouvrant peu à peu la société corse.
Cet examen d’ensemble auquel je vous convie me semble avoir, entre-autres intérêts, celui de replacer le débat dans son contexte, c'est-à-dire d’abord définir clairement ce dont on parle, éviter, justement, les amalgames, resituer la Corse dans l’ensemble national et international, établir la typologie des actes de violence affectant les habitants de notre Île. Pour combattre efficacement un fléau, il vaut mieux comprendre ses mécanismes, et pour comprendre, il faut connaître.
Cette mise en perspective a le mérite également de relativiser – ce qui n’équivaut pas à diminuer mais plutôt à caractériser – la situation insulaire.
Les statistiques – fournies par l’INSEE ou par l’Observatoire de la délinquance et des réponses pénales – esquissent une image singulière de la Corse. Pour l’année 2009, on y constate que le taux des atteintes aux biens est de 27,8‰ pour une moyenne nationale de 31,4‰ ; que les violences physiques non crapuleuses se situent à 2,6‰, les violences physiques crapuleuses à 0,6‰, les violences sexuelles à 0,2‰ pour des moyennes nationales respectives de 4‰, 1,4‰ et 0,4‰.
Calculés pour 100 000 habitants, les délits de coups et blessures volontaires, atteintes aux mœurs, actes contre la famille et l’enfant sont nettement inférieurs à la moyenne nationale, plaçant la Corse parmi les régions les plus sûres, ce que corroborent les chiffres des cambriolages ou vols d’automobiles.
Mais, ici, la violence extrême frappe beaucoup plus qu’ailleurs : avec un taux de 17 homicides (y-compris les tentatives) pour 100 000 habitants, la Corse connaît une morbidité six fois plus forte que la moyenne. Plus de 330 meurtres en vingt ans ! quel pays, quelle région, pourrait durablement supporter une telle hécatombe ?
Ce contraste saisissant d’une Corse à la fois « tranquille » et « mortifère » porte à réfléchir. Il est, certes, encourageant de constater que les types de violence « non meurtrière » - violences scolaires, petite délinquance – sont moins présents que sur le reste du territoire ; il est bon que cela soit dit, ne serait-ce que pour déconstruire ce cliché identifiant Corse et intolérance, brutalité, xénophobie. Pour autant, il faut se garder de tout angélisme en ayant à l’esprit les caractéristiques géographiques et sociales de l’Île, encore assez largement rurale, où les zones urbaines sensibles et les phénomènes de ghettoïsation sont de moindre importance que dans d’autres régions. Malgré tout, nous avons connu – à Bastia, à Ajaccio – des troubles qui, pour être beaucoup moins graves, ne sont pas sans ressemblance avec certaines manifestations des banlieues. Aussi, il convient de prévenir les évolutions, par une série de mesures sectorielles (éducatives, sociales, économiques, culturelles, urbanistiques) procédant d’une vision globale et visant à stopper les processus de ségrégation sociale dont les conséquences psychologiques favorisent la violence collective.
Enfin, mais c’est peut-être le plus important, derrière les chiffres se trouvent les personnes : comme vous, j’ai en mémoire cette jeune femme de 25 ans, battue à mort l’été dernier et la marche silencieuse dans l’espoir que de tels faits ne se reproduisent plus. Vous me direz que la compassion n’est pas une politique, mais l’information, la protection des victimes, la répression des violences faites aux femmes en est une et elle nous concerne ; il n’y a pas d’ «exception corse » à ce sujet.
A côté de ces types de violence que l’on retrouve, plus ou moins, dans toutes les sociétés contemporaines, se sont donc multipliés en Corse les crimes de sang. 580 homicides et tentatives en 15 ans, 336 meurtres répertoriés depuis 1990. Ces chiffres recouvrent les actes criminels résultant de conflits d’ordre privé, des guerres « politiques » des années quatre-vingt-dix, de règlements de compte liés au grand banditisme. Important dans l’absolu, le nombre de victimes est énorme rapporté à la population et l’impact – social et moral – est encore plus profond dans une société de proximité et de large interconnaissance telle que la notre.
__Ainsi, depuis une trentaine d’années, notre île subit un cycle particulièrement fort, ayant provoqué des affrontements sanglants et causé des dégâts matériels. Une génération entière aura grandi dans ce contexte et arrive maintenant à l’âge d’élever ses propres enfants. Si elle n’a pas totalement disparu, la violence idéologique est en diminution et nous devons nous en réjouir ; il n’est pas dans mon intention aujourd’hui de centrer le débat sur ce point ; il a déjà eu lieu dans cette enceinte, il pourra rebondir ailleurs ; on ne saurait, toutefois, bien comprendre la situation présente sans s’interroger non pas sur les fondements de la violence clandestine, ni sur sa légitimité, encore moins sur ses desseins mais uniquement sur les effets non désirés qu’elle a pu avoir sur la formation sociale Corse.__
On peut s’interroger sur la capacité d’une population de 300.000 habitants à absorber plusieurs milliers d’attentats, des dizaines d’assassinats. C’est faire la somme des drames, des souffrances vécues par les familles, du climat dans lequel ont été élevés tant d’enfants, avec les conséquences qui pèsent sur les esprits.
Désormais, c’est essentiellement au travers du banditisme que se manifeste la violence extrême.
Des commentateurs, des journalistes ont décrit le processus d’implantation du grand banditisme en Corse depuis les années quatre-vingts, concomitamment à un certain mode de croissance de secteurs d’activités majoritairement tirées par l’essor du tourisme.
Dans la dernière période, les tueurs opèrent de façon de plus en plus « spectaculaire », en plein jour, au milieu de la foule, à quelques mètres d’une école, à l’intérieur d’un restaurant, à la terrasse d’un café fréquenté. Ira-t-on plus loin dans l’infamie que le 5 décembre dernier, lorsqu’un père de famille était abattu au volant de son véhicule, en présence de ses deux enfants âgés de cinq ans et huit mois ?
Ces séries de meurtres sont liés sans doute à la recomposition de la criminalité organisée dans l’île. J’emploie « criminalité organisée » plutôt que « mafia » uniquement par souci méthodologique - n’ayant pas à trancher ici la question soulevée récemment par Sampiero SANGUINETTI dans un article fort intéressant- et non pour euphémiser une situation à maints égards préoccupante.
Mes chers collègues,
Les risques encourus par la Corse, par tous les habitants de notre Île, devant l’extension de cette criminalité, je présume que vous les aborderez dans vos interventions :
Vous le voyez, le défi global de la violence, des différentes formes de violence, auquel nous sommes confrontés, requiert un engagement global dépassant largement non seulement les compétences mais aussi les moyens d’une institution comme la notre. Dans cette action multidimensionnelle, chaque niveau institutionnel doit remplir son rôle. En premier lieu, il revient à l’Etat, au niveau des forces de sécurité, des services de contrôle financier comme de la magistrature, d’agir, dans le cadre du droit commun et sans nul besoin d’une quelconque juridiction d’exception, pour assurer la paix et faire prévaloir la justice. Mais sa responsabilité est également fondamentale en matière d’éducation, de protection sociale.
La Collectivité Territoriale de Corse n’a pas, chacun le sait, de compétences directes dans la lutte contre la criminalité en particulier et les violences en général. Elle dispose, cependant, de compétences lui permettant, en concertation avec les communes, les départements, l’Etat, de conduire une grande politique en direction de la jeunesse incluant, notamment, une large diffusion de la culture de la légalité ; elle peut décider de faire de la question du port d’armes par les jeunes une « grande cause » et mener une campagne sur la durée ainsi que des actions, en coopération avec la « société civile » ; s’engager , avec le concours de l’Université, dans la réalisation de recherche, enquêtes, observation sur les phénomènes liés à la violence. Elle doit aussi avoir l’ambition d’offrir aux insulaires des perspectives stables d’emploi, de logement et d’épanouissement. Elle a la responsabilité, au travers de ses politiques sectorielles, de ses documents de programmation, d’opérer des choix de développement créateurs d’avenir et de sens collectif, promouvant des modèles alternatifs de réussite, individuelle et collective, sociale et économique, une société de confiance fondée sur des comportements respectueux et solidaires.
Car, s’il faut apporter des réponses à l’insécurité, il faut aussi s’attaquer aux facteurs qui, profondément, favorisent cette réalité violente, un modèle économique pour lequel la spéculation et la prédation sont des valeurs positives, qui fait de l’argent le principal critère de réussite, qui disqualifie le travail régulier en faisant miroiter une réussite facile à base de coups plus que de projets entrepreneuriaux , qui attise forcément l’intérêt des bandes rivales avides de faire main basse sur les activités offrant les meilleures perspectives de profit, un modèle, enfin qui, produisant d’énormes inégalités sociales et géographiques, défait peu à peu le « pacte social » républicain fondé sur la solidarité et l’équité. Ce ne sont que quelques pistes, il en est certainement d’autres que votre réflexion permettra d’identifier.
Vous conviendrez, en effet, que la complexité de la matière et l’ambition que nous partageons d’initier un processus visant à inverser les tendances négatives, nous commandent de ne pas nous en tenir à la discussion de ce jour qui, si vous en êtes d’accord, sera l’étape inaugurale d’une réflexion commune qui se tiendra dans le cadre d’une commission- ad hoc. Celle-ci aurait pour mission d’examiner en profondeur et sous ses différents traits les problèmes de la violence en Corse, de définir un programme concerté d’étude, d’action et de suivi des phénomènes de violence et d’en rendre compte annuellement à l’Assemblée.
A l’extérieur de cette enceinte, la population attend de nous un engagement à la hauteur des enjeux. Avec vous, et fort collectivement de l’adhésion de la très grande majorité de nos concitoyens, je ne doute pas que notre Assemblée donnera le signal d’une mobilisation salutaire.
A présent, selon les modalités approuvées par la commission permanente vendredi dernier, vous allez vous exprimer, à raison de deux orateurs par groupe.