par Ruben del Valle
traduction Françoise Lopez
Interview de Rubén del Valle Lantarón
Tania Bruguera est rentrée à La Havane vendredi dernier, 26 décembre. Depuis plusieurs jours, l'artiste conduit un déploiement médiatique, principalement sur les réseaux sociaux, invitant à une nouvelle édition de son célèbre spectacle El susurro de Tatlin, réalisé pendant la Dixième Biennale de La Havane (2009) au Centre Wilfredo Lam. Evidemment, cette fois, l'opération de l'artiste est conduite depuis et vers la pratique publicitaire, en évitant les mécanismes directeurs du sytème institutionnel de l'art et cherchant à s'infiltrer directement dans le domaine de l'activisme politique.
En quoi le Conseil National des Arts Plastiques s'implique-t-il dans ce spectacle?
A cause de la façon dont les événements sont survenus, plus qu'un spectacle, je crois qu'il s'agit d'un reality show. Les antécédents de cette action se trouvent dans une lettre que Tania a publiée du Vatican, intitulée: “Querido Raúl, dear Obama y querido Papa Francisco”. Dans ce document, elle félicite les trois personnalités pour l'importante décision prise et pose un certain nombre de questions sur l'avenir de Cuba. Selon ce que m'a raconté Tania elle-même, la lettre avait simplement l'intention d'être un document cathartique de ses sentiments personnels en ce moment face aux événements que nous vivons en donnant une connotation métaphorique à son appel à ce que les Cubains sortent dans la rue. J'ai continué à citer Tania quand je te raconte que, dans les jours suivants, j'ai reçu l'invitation de plusieurs personnes à transformer cette allégorie en action concrète.
A partir de ce moment, ils ont créé la plateforme " Yo también exijo" invitant les Cubains à "exiger publiquement leurs droits civils le 30 décembre prochain à 15H sur la Place de la Révolution de La Havane." Le journal digital Diario de Cuba, d'orientation contre-révolutionnaire marquée, passe immédiatement cette invitation et depuis ses pages, plusieurs textes reproduisent et couvrent la nouvelle. Comme fait significatif, on note que ce même journal, à moins de 24 heures des déclarations des présidents Raùl Castro et Barack Obama, a diffusé un texte de Carlos Alberto Montaner, qui a un passé terroriste prouvé, dans lequel il condamnait la décision d'Obama et défendait la nécessité de maintenir la politique hostile envers le gouvernement cubain, contrastant avec l'approbation unanime que cette décision a provoquée parmi les secteurs les plus divers nationaux et internationaux. Cette convergence, immédiatement, attire notre attention.
Ma gestion à la tête du CNAP a cherché à privilégier et à promouvoir le dialogue franc, ouvert et respectueux avec tous les artistes, réalisant ainsi un des principes cardinaux de la politique culturelle de la Révolution. Pour autant, devant le scénario complexe que ces signaux dessinent, nous pensons inviter Tania à discuter sa proposition, à exposer nos différences dans la manière dont elle abordait son travail et à essayer de trouver des solutions depuis les pratiques artistiques. Tania est venue à cette conversation en menaçant de soutenir logistiquement sa proposition, même par écrit.
Permettez-moi une brève digression. Après plus de cinq décennies d'hostilités, d'une politique qui prétendait faire s'effondrer cette petite portion de terre que nous appelons Cuba, le représentant de l'empire le plus puissant du monde a avoué avoir échoué dans sa tentative de faire plier par la force cette nation souveraine. Cela devrait être une leçon pour tout le monde, et en particulier pour Tania. La méthode de la pression, du chantage, des ordres du jour imposés, ne fonctionne pas dans notre pays. Un projet construit de l'étranger, avec une invitation des organes de presse de la contre-révolution, en marge de la légalité et du système institutionnel ne sera pas soutenu, en de telles circonstances, par le Conseil National des Arts Plastiques ni par le Ministère de la Culture.
Nous, les Cubains, avons partagé, ces jours-ci, des événements historiques inédits dans notre histoire nationale: les 3 Cubains emprisonnés rentrent dans la Patrie et les présidents Raùl Castro et Barack Obama annoncent le rétablissement des relations diplomatiques entre Cuba et les Etats-Unis. Sans doute un moment complexe, d'espérances prometteuses et de projections d'avenir, mais aussi propice à des manifestations extrémistes, intransigeantes et de tendances très diverses.
Et alors, je répète, pourquoi vous l'avez reçue? Pourquoi alors, Jorge Fernandez et vous, quand vous concentrez toute votre énergie sur l'organisation de la prochaine édition de la Biennale de La Havane, décidez de l'inviter à débattre au Centre d'Art contemporain Wilfredo Lam?
En premier lieu parce que je considère que Tania est un fruit de cette Révolution et de l'un de ses plus beaux projets: le système d'enseignement artistique. Tania a étudié 12 ans dans les différents niveaux d'enseignement artistique spécialisé et après, elle a fait un master à l'Institut de Chicago. Tania appartient à une génération de jeunes créateurs qui ont été projetés sur la scène internationale par notre système d'institutions et en particulier par la Biennale de La Havane. A partir de là, elle a construit une carrière qui part du fait de concevoir l'art comme un mode de vie, de profonde réflexion critique, à vocation universelle, intronisée dans la riche tradition de formalisation esthétique du penser et du sentir depuis le social.
Il me semble, alors, indispensable d'épuiser toutes les ressources possibles du dialogue. De se dire de trouver une solution satisfaisant tout le monde, constructive, des solutions alternatives possibles à son besoin d'investigation mais dégagé d'un contexte de manipulation politique certaine. Elle cherchait à rencontrer et à dialoguer avec le Cubain ordinaire, en insistant beaucoup sur le stéréotype que le Cubain a peur de s'exprimer. Me repliant sur le fait que nos rues sont un forum permanent de débats, je lui suggère la possibilité d'organiser son projet dans des usines, des universités, à l'arrêt du bus ou au marché agricole. Aucune de ces propositions ne fut acceptée.
Je considère que ça a été une conversation honnête, respectueuse. Mais aussi,je crois que Tania est venue à La Havane avec beaucoup de conditionnements extérieurs, avec une proposition très publicitaire et avancée et n'était pas en conditions de la réajuster, de négocier. Elle est arrivée résolue à commencer une manifestation qui pourrait en venir à être auto-destructrice. Et même, sur ce point, nous ne devons pas écarter la possibilité que certains suggèrent que nous serions immergés dans une stratégie de simulacre dans laquelle, depuis le début, l'artiste s'engage à concrétiser un procédé insoutenable parce que ce qui est réellement important dans cette opération, ce sont les conséquences que pourrait provoquer la répression de ce prétendu activisme, aussi bien légalement que personnellement.
Selon votre expérience personnelle, à quel point un projet d'insertion sociale comme celui-ci se détourne-t-il des stratégies artistiques pour rejoindre les procédés de la publicité politique?Je veux dire, comment cette action que Tania présente comme une partie d'un spectacle déjà connu du public cubain rend floues les très discutables marges de la création artistique...?
Mon opinion sur ce thème complexe ne part pas de la critique d'art mais de la gestion culturelle et de la mise en place de la politique culturelle. L'expansion des marges ou les limites de l'art est l'un des thèmes les plus polémiques dont nous avons hérité du XX° siècle dernier. Aujourd'hui, le débat sur ce qui est ou n'est pas de l'art continue à inonder les plus divers forums de discussion et c'est l'un des plus grands défis de l'institutionnalité au moment d'accompagner les processus de création.
Les pratiques artistiques contemporaines comportent chaque jour plus d'éléments qui s'insèrent dans les secrets de la société que ce soit depuis les exercices proches du quotidien et de procédés ou de ces artistes qui s'impliquent dans la politique et dans les structures gouvernementales de direction dans un contexte déterminé. Elles continuent d'être imprécises et en expansion, les limites entre l'art et la politique, entre la création et la vie même. Un débat qui aujourd'hui s'appuie sur la base de la responsabilité éthique et de l'engagement moral de tous ses acteurs.
Dans le domaine personnel, ce qui concerne l'artiste en tant qu'individu, je considère que les limites sont infinies: aujourd'hui, l'art s'étend plus loin que les disciplines implicites dans la création pour en terminer avec la science, la technologie ou les savoirs les plus reconnus, on privilégie les points de vue inter-disciplinaires, trans-disciplinaires et l'institution doit être prête à assumer, légitimer et renforcer ces formes d'expression. Comme radicalisation de ces stratégies artistiques, nous considérerions l'auto-agression physique ou psychologique. Ces procédés étant sujets à des questionnements multiples qui ne sont pas élucidés aujourd'hui. Cependant, quand ces procédés impliquent d'autres personnes, comme dans le cas dont nous discutons, quand ils impliquent les cubains en leur qualité de sujets actifs de la société civile - s'impose, au-dessus de toute autre analyse, la dimension éthique de l'implication de "l'action artistique". Et je note: la liberté devrait être accompagnée d'une grande responsabilité comme dirait Juan Marinello. Dans ce cas, ce sentiment de la responsabilité, Tania l'a esquivé. Elle a enfreint les principes fondamentaux selon lesquels elle devrait avoir évalué le contexte, les circonstances, la portée, les dispositions légales, les sujets impliqués, obsédée par sa prétention à s'ériger un lieu d'action au milieu d'événements qui dépassent ses capacités et qui sont inédits dans l'histoire nationale. Tania prétend reproduire des modèles étrangers et se projeter comme artisan d'un consensus pour Cuba qui dépasse les idéologies et les conceptions politiques par une oeuvre et grâce à sa volonté artistique. Et je me demande: Tania prétendrait-elle se transformer en archétype d'un nouveau Messie?
La projection médiatique de Tania a propos de la plateforme "Yo también exijo" s'auto-définit comme "de gauche", "anti-capitaliste", "anti-marché". Cependant, ses principaux promoteurs et sa tribune d'information sont représentés par des médias et des personnes dont le projet essentiel pour l'avenir de Cuba est la restauration du capitalisme et la pénétration des idées de l'extrême droite nord-américaine dans otus es domaines d ela vie nationale. C'est alors un contresens de prétendre donner un espace et une voix sur la symbolique Place de la Révolution à des sujets politiques complètement illégitimes sur la scène cubaine, dont beaucoup s'opposent même à la normalisation des relations entre notre pays et les Etats-Unis.
Un des moments les plus tristes de ma vie professionnelle fut de constater que la chose la plus médiatisée lors de la Dixième Biennale de La Havane fut la présence de Yoani Sanchez au spectacle El susurro de Tatlin. Les grands médias n'étaient pas intéressés par la pratique de Tania ni par l'extraordinaire spectacle du Chicano Guillermo Gómez Peña. Ils n'ont répercuté que l'implication de l'intervention de Yoani Sanchez. L'extraordinaire portée culturelle, sociale, humaine, de cette édition de l'événement a ainsi été éclipsée et toutes les stratégies discursives de réflexion autour des défis de l'humanité face aux effets de la mondialisation pour placer sur les chaînes internationales d'information le dernier produit de l'industrie contre-révolutionnaire en lui donnant une légitimité en tant qu'intellectuel influent dans la politique mondiale ont été passées sous silence. Combien naïf et irresponsable serait de répéter cette expérience en multipliant l'échelle de façon exponentielle!
Evidemment, cette sixième édition d'El susurro de Tatlin ne correspond pas au niveau de richesse esthétique et conceptuel manifesté antérieurement par Tania et est plus une réplique "théatralisée" de certaine méthode habituelle d'affrontement politique qu'une proposition de réception esthétique intelligente et mobilisatrice. Il semblerait s'être épuisé, s'il en est ainsi, la variabilité suggestive et à la fois agressive d'une façon d'être artistique qui a été hautement valorisé par des critiques, des conservateurs et des artistes. Cela affaiblit sa condition primitive, comme une déviation de la reproduction, porte atteinte à l'essence même de sa genèse et pourrait seulement être lu, à mon avis, comme le détournement d'une artiste qui, d'une certaine manière, semble être en train de perdre le lien essentiel avec le contexte cubain. Un murmure qui semble dévier inévitablement en naufrage.
Source en espagnol:
http://miradasencontradas.wordpress.com/2014/12/30/tania-bruguera-el-extravio-de-un-susurro/#more-16014
URL de cet article:
http://cubasifranceprovence.over-blog.com/2014/12/cuba-tania-bruguera-la-deviation-d-un-murmure.html