L’abandon des classes populaires était déjà opéré : voici qu’il est théorisé. Consciemment, la gauche cède les ouvriers/employés au Front National. Les valeurs morales comptent plus, désormais, que les conquêtes sociales. Voici sous quels augures s’ouvre la présidentielle de 2012. À moins qu’on y oppose une autre « stratégie »…
« Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? » Il faut la lire avec attention, cette note de la « fondation progressiste » Terra Nova, qui officie autour du Parti socialiste. Pas seulement comme une pièce livrée par l’ennemi, à dénoncer – mais comme un signe de l’époque, qui dépasse ses auteurs. Comme la confirmation d’un tournant politique. Nous allons donc la citer longuement.
L’exposé historique, d’abord :
Depuis le Front populaire en 1936, la gauche en France (socialiste, mais surtout communiste) a accompagné la montée en puissance du monde ouvrier. Autour de ce cœur ouvrier s’est constituée une coalition de classe : les classes populaires (ouvriers, employés) et les catégories intermédiaires (les cadres moyens). Ce socle historique de la gauche se dérobe aujourd’hui. Les ouvriers votent de moins en moins à gauche. L’érosion est continue depuis la fin des années 1970 et prend des allures d’hémorragie électorale ces dernières années.
Pourquoi cette « hémorragie » ?
À partir de la fin des années 1970, la rupture va se faire sur le facteur culturel. Mai 68 a entraîné la gauche politique vers le libéralisme culturel : liberté sexuelle, contraception et avortement, remise en cause de la famille traditionnelle… Ce mouvement sur les questions de société se renforce avec le temps pour s’incarner aujourd’hui dans la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les plus démunis. En parallèle, les ouvriers font le chemin inverse. Le déclin de la classe ouvrière – montée du chômage, précarisation, perte de l’identité collective et de la fierté de classe, difficultés de vie dans certains quartiers – donne lieu à des réactions de repli : contre les immigrés, contres les assistés, contre la perte de valeurs morales et les désordres de la société contemporaine. Malgré cette discordance sur les valeurs culturelles, la classe ouvrière continue au départ à voter à gauche, qui la représente sur les valeurs socioéconomiques. Mais l’exercice du pouvoir, à partir de 1981, oblige la gauche à un réalisme qui déçoit les attentes du monde ouvrier. Du tournant de la rigueur en 1983 jusqu’à ‘l’Etat ne peut pas tout’ de Lionel Jospin en 2001, le politique apparaît impuissant à répondre à ses aspirations. Les déterminants économiques perdent de leur prégnance dans le vote ouvrier et ce sont les déterminants culturels, renforcés par la crise économique, ‘hystérisés’ par l’extrême-droite, qui deviennent prééminents dans les choix de vote et expliquent le basculement vers le Front national et la droite.
L’analyse, jusqu’alors, paraît plutôt juste – et même teinté d’autocritique. Ce serait moins, au fond, les classes populaires qui auraient abandonné (électoralement) la gauche que l’inverse : la gauche qui, d’abord, aurait abandonné (socialement, économiquement, même culturellement) les classes populaires.
Vient l’heure des recommandations : comment faire, alors, malgré ce divorce, pour remporter la présidentielle ? En se rabibochant avec les ouvriers ?
« C’est la tentation naturelle de la gauche, qui ne peut se résoudre, pour des raisons historiques, à perdre les classes populaires. » Un archaïsme, on devine, une telle « tentation ». Car cette « stratégie se heurte désormais à un obstacle de taille : le nouveau Front national. En voie de dé-diabolisation, et donc bientôt fréquentable, le FN de Marine Le Pen a opéré un retournement sur les questions socioéconomiques, basculant d’une posture poujadiste néolibérale (anti-État, anti-fonctionnaires, anti-impôts) à un programme de protection économique et sociale équivalent à celui du Front de gauche. Pour la première fois depuis plus de trente ans, un parti entre à nouveau en résonance avec toutes les valeurs des classes populaires : protectionnisme culturel, protectionnisme économique et social. Le FN se pose en parti des classes populaires, et il sera difficile à contrer. » Mieux vaut donc renoncer à la reconquête des ouvriers/employés. Et les laisser à l’extrême droite…
À la place, le rapport recommande « la stratégie centrale ‘France de demain’ : une stratégie centrée sur les valeurs » : « Si la coalition historique de la gauche est en déclin, une nouvelle coalition émerge. Sa sociologie est très différente : 1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités et les quartiers populaires. 4. Les femmes. Contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socioéconomiques, cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive. »
L’abandon des classes populaires était déjà opéré : voici qu’il est théorisé. Sciemment dirait-on, écrit noir sur blanc, ces penseurs envoient les ouvriers/employés dans la gueule du fascisme soft. Eux préfèrent ce risque, ce pari hardi, plutôt que de mettre en œuvre, eux-mêmes, directement, un « protectionnisme économique et social ».
C’est un remake, croirait-on.
En 1984, le chômage grimpait de 25% en douze mois. Les premiers contrats précaires, dits TUC – Travaux d’Utilité Collective – sont votés en décembre. L’ouverture des Restos du Cœur ne tardera plus. Les sidérurgistes lorrains sont liquidés, eux s’attaquent au château du « maître des forges » et affrontent les CRS dans les rues de Paris. Que fait alors le nouveau Premier ministre, Laurent Fabius ? Défend-il cette classe ouvrière qui, à 74%, a voté pour le candidat socialiste au second tour de la présidentielle ? Tout le contraire, il enfile les habits de la gauche moderne et sermonne les rétrogrades : « La dénonciation systématique du profit est désormais à ranger au magasin des accessoires ». Après la « lutte des classes », refrain du Mitterrand de la décennie 70, succédait une autre bataille : « la bataille de la compétitivité et de l’emploi ». Le lâchage, alors, est manifeste. Il démarre ce jour-là.
Cette même année 1984, on retrouve Jean-Marie Le Pen – sur FR3 Lorraine, justement : « Ça ne vous paraît pas évident que le nombre de plus de six millions d’étrangers en France est en relation directe avec le fait qu’il y ait trois millions de chômeurs ? Ca me paraît évident et ça paraît d’ailleurs évident à beaucoup de Français. » Cette « évidence » gagnait du terrain, en effet : longtemps groupusculaire, le Front national franchissait cette année-là la barre des 10% aux élections européennes...
Comment, dès cette époque, la gauche pouvait combattre efficacement la montée de l’extrême droite ? En abreuvant les médias de discours moralisants ? Ou en défendant les intérêts des travailleurs, en s’opposant à un libre-échange qui balayerait bientôt le textile, la confection, la métallurgie, etc. ? Le choix fut clair : en 1984 toujours, se créait SOS Racisme, téléguidé depuis l’Élysée. Et le socialiste Jacques Delors partait pour Bruxelles, en 1984 encore, relançant une Europe de la « libre circulation des marchandises et des capitaux » main dans la main avec la « European Round Table », le Medef européen. Toute l’équation fut posée alors. Le rapport de Terra Nova ne fait que la prolonger, qu’en tirer les conclusions ultimes. Avec franchise, cette fois.
C’est le Parti socialiste, cette note, haussera-t-on les épaules. Et même plutôt son aile droite. Soit. Mais j’intervenais, invité par Solidaires, lors d’une journée syndicale en Ardèche : « Vous dites que les usines se délocalisent, m’interpelait un participant. Bon, et alors ? Les ouvriers vont faire autre chose, ils vont suivre des formations, ils deviendront qualifiés, ou ils occuperont des emplois de service, ou ils se lanceront dans le tourisme... Ça prendra un peu de temps, peut-être, une ou deux générations, mais il suffit de s’adapter. »
Un militant, donc, qui énonçait ça. Malgré des nerfs en boule, j’attaque posément :
– Vous faites quoi, comme métier ?
– Enseignant. Pourquoi ?
– Est-ce que votre recteur vous a déjà annoncé que, à la rentrée, il supprimait votre poste ? Que vous devriez songer à une reconversion comme mécanicien ?
– Non non, d’accord...
– Est-ce que, à un de vos collègues, on a déjà proposé de conserver son emploi, mais en Tunisie par exemple et pour quatre fois moins cher ?
– ...
– Dites-moi ?
– Non, bien sûr.
– Donc ça va, vous, vous ne vous sentez pas trop menacés par le professeur chinois ? Moi, c’est pareil : France Inter ne va pas recruter tout de suite des reporters roumains. Et c’est pareil pour les médecins, qui ne redoutent pas trop l’arrivée du stomatologue polonais, ou pour les avocats, ou pour les éditorialistes, etc. Et nous qui sommes bien à l’abri, nous qui n’avons pas à subir cette mise en concurrence, on vient leur dire : ’C’est pas si grave... Devenez qualifiés...’ Quand on songe que, durant un siècle, la gauche avait lié son destin à la classe ouvrière, c’est bizarre, quand même, non, ce discours ici ? »
Le lâchage des classes populaires était moins conscient, ici, mais c’était le même.
Il y a une dizaine d’années, dans L’Illusion économique, le démographe Emmanuel Todd observait déjà le « divorce des deux cœurs sociologiques de la gauche » :
Les enseignants, qui constituent l’un des cœurs sociologiques de la gauche, sont faiblement menacés par l’évolution économique. N’ayant pas à craindre au jour le jour le licenciement ou une compression de salaire, ils ne se sentent pas menacés d’une destruction économique, sociologique et psychologique. Ils ne sont donc pas mobilisés contre la pensée zéro. (...) Sans être le moins du monde ‘de droite’, statistiquement, ou favorables au profit des grandes entreprises, ils sont atteints de passivisme et peuvent se permettre de considérer l’Europe monétaire et l’ouverture des échanges internationaux comme des projets idéologiques sympathiques et raisonnables. L’immobilité idéologique des enseignants les a séparés de cet autre cœur sociologique de la gauche que constituent les ouvriers, qui eux subissent, depuis près de vingt ans, toutes les adaptations, tous les chocs économiques concevables. Les résultats électoraux des années 1988-1995 mettent en évidence cette dissociation, peut-être temporaire, des destins. La stabilité du vote enseignant pour la gauche, aux pires moments de la plongée du Parti socialiste, a contrasté avec la volatilité du vote ouvrier, désintégré, capable de se tourner vers le Front national comme vers l’abstention.
Dans son ouvrage suivant, Après la démocratie (2008), le même intellectuel citait un sondage :
« Pour chacune des questions suivantes, pouvez-vous me dire si elle évoque pour vous quelque chose de très positif, d’assez positif, d’assez négatif ou de très négatif ?’ Concernant le protectionnisme économique, 53 % des sondés lui étaient favorables, 31% défavorables. Sans opinion : 16 %. « Les plus favorables au protectionnisme sont les 18-24 ans (67 % contre 18 %) et les ouvriers (63 % contre 19 %). Ce résultat est tout à fait rassurant sur l’état mental de nos concitoyens parce qu’il est adapté à la réalité économique : les jeunes et les ouvriers sont les principales victimes du libre-échange. »
Il y a une dizaine d’années également, nous lancions Fakir. Autour de nous, à Amiens, de Honeywell à Whirlpool en passant par Magneti-Marelli, nous avions tout loisir d’observer les coups portés au monde ouvrier. Et pire, sans doute : cette violence sociale ne suscitait que de l’indifférence parmi nos élites municipales de droite (qui titraient sur « Un Carnaval fou et gratuit ! » la semaine où Yoplait fermait ses portes), et nos élites nationales de gauche (avec un Lionel Jospin parti en campagne présidentielle sans prononcer le mot « ouvrier », et sans croiser une licenciée de chez Lu).
On connaît la suite.
Elle est méritée.
C’est comme si l’histoire repassait aujourd’hui les plats et que, malgré les 55 % de « non » le 29 mai 2005, malgré le naufrage de l’idée libérale dans la crise, nous n’avions rien appris. C’est comme si les pesanteurs sociologiques, cette emprise de la petite-bourgeoisie intellectuelle – dont nous sommes – sur les partis, les syndicats, les médias, maintenait la bien-pensance libre-échangiste tel un carcan, et ouvrait – consciemment désormais – un boulevard à l’extrême-droite. Avec la modestie de nos moyens, nous poursuivrons notre effort inverse : réunir les deux cœurs sociologiques de la gauche, car rien de beau, rien de grand, ne se fera sans ces deux forces.
Je revendique un « protectionnisme économique et social » allié au « progressisme culturel », et sans y voir nulle contradiction : il faut de la confiance en soi, dans son avenir, se sentir rassuré pour ses enfants, protégé dans son emploi, son logement, sa retraite, pour accueillir avec sérénité le changement, la nouveauté, l’étranger.
Quand le FN grimpera à 15, 20 ou 25 %, oseront-ils encore nous servir des leçons de morale ? Monopoliseront-ils à nouveau les antennes pour nous appeler à des « sursauts républicains » et compagnie ?
Oui, ils oseront.
Ils osent déjà.
Le premier mai, j’entendais ça, au journal de 8 heures, sur France Inter :
« Pour Bernard Thibault et François Chérèque, l’enjeu est de ne pas laisser la rue au FN. Depuis quelques mois, alors qu’une poignée de militants d’à peu près tous les syndicats ont affiché leur appartenance à l’extrême droite, l’intersyndicale s’attache à combattre le discours social de Marine Le Pen. Un texte commun contre la préférence nationale a été diffusé, et la lutte pour l’égalité des droits et contre les discriminations est mise en avant dans l’appel à manifester. Un FN dont la montée dans les classes populaires ne laisse pas d’inquiéter les grandes confédérations. » Interviewée ensuite, Nadine Prigent, de la CGT, se lançait dans des « C’est dangereux pour les salariés », « Il faut une forme de mobilisation », etc. Des bonnes intentions, des leçons de morale. À croire qu’on n’en est jamais lassés. Au journal de 9 h, un « expert des relations sociales et syndicales », Bernard Vivier, « directeur de l’Institut Supérieur du Travail », nous enfonçait dans cette impasse : « Le FN développe aujourd’hui un discours qui se veut social et qui est en train de concurrencer les principes d’action de syndicats que l’on qualifie de républicain. Le projet qui manque, c’est un discours d’ouverture qui fasse barrage à un discours uniquement centré sur le repli sur soi et le nationalisme. »
Et si ce qui manquait, au contraire, à gauche, c’était un discours ferme et de fermeture ? Oui, de fermeture, partielle, des frontières aux marchandises et aux capitaux ? Car pour l’ « ouverture », ça fait trente ans qu’elle est menée grandeur nature. Depuis bien assez longtemps, en tout cas, pour que les Français – et les « classes populaires » aux premières loges – en tirent des conclusions logiques. Et si ce qui manquait, à nos partis et nos syndicats, c’était une révision franche, brutale, de leurs positions à l’égard du libre-échange et du protectionnisme – qui les mettent en phase avec les attentes populaires ?
http://www.fakirpresse.info/Le-grand-lachage-de-la-classe,245.html
site: valenton rouge