CORSE-MATIN
Publié le samedi 27 décembre 2014 à 07h08 -
En 1943, l’histoire du chemin de fer qui s’étirait jusqu’à Porto-Vecchio s’achevait dans le fracas de la 2e Guerre mondiale. 71 ans plus tard, les enfants du rail sont encore là. Nous les avons retrouvés, à deux pas des gares désaffectées. Des octogénaires prêts à témoigner sur une ligne qui a marqué à jamais le territoire, et qui pourrait bien revoir le jour
Ses journées s'écoulent toujours un peu comme si le train s'apprêtait encore à siffler avant d'entrer en gare de Prunete. François Luccioni s'y revoit, comme si c'était hier. À 83 ans, la mémoire de ce bourg de la plaine de Cervione n'hésite pas l'ombre d'une seconde quand il tire les anecdotes de la boîte à souvenirs. Son cerveau toujours alerte ne brouille aucune image, pas même les plus lointaines. Il raconte comme s'il voyait encore le vieux film en noir et blanc projeté sous ses yeux. « J'entends encore mon père me dire, en ce triste jour du mois de juillet 1943 : « Aujourd'hui, le train ne passe pas ». Il ne passera plus. Mais François est toujours là.
À une dizaine de mètres seulement de la vieille gare devenue une résidence privée, de l'autre côté de la route nationale, il donne volontiers rendez-vous au Bar des 4 Chemins, l'établissement familial qui fait battre le cœur de Prunete. L'invitation à parler de l'ancienne ligne ferroviaire, il la reçoit comme un cadeau. « C'est toute mon enfance. Je suis fils et petit-fils d'employés du chemin de fer. Mon père était ce que l'on appelait un homme d'équipe dans le jargon des cheminots ». François ne veut pas se contenter de raconter, il nous invite à traverser la RN 193 pour marcher là où les rails ont creusé la terre autrefois, sur une route communale qui suit désormais le tracé du train de la Plaine.
Le train, la première fois, pour le « certif » à Porto-Vecchio
« Vous voyez, là, c'était le dépôt de bois. On y amenait du châtaignier pour les livraisons qui se faisaient par le train. Là-bas, c'est l'ancienne maisonnette ». La maisonnette, c'est comme ça que les enfants du train qui sont encore là pour témoigner appellent ces mini-gares où les gardes-barrières élisaient domicile. En 1958, Paul Susini en a racheté une pour en faire sa propre maison, et renouer ainsi avec l'histoire du chemin de fer qui fut aussi celle de son enfance.
Pour rencontrer Paul, il faut descendre beaucoup plus au sud de ce train qui existe encore dans bien des mémoires. Entre Solenzara et Favone, la barrière n'est plus là, mais la maisonnette n'a pas bougé. Le vieil architecte des chemins de fer serait fier de la voir ainsi retapée et agrandie par celui qui, à 87 ans, prend encore plaisir à entretenir les lieux.
« Regardez, c'est là que passait le train, montre l'ancien éducateur spécialisé que la carrière a conduit hors de Corse, jusqu'en Indochine. Je suis un enfant de Sari, et ce train, je l'ai pris en 1940 pour aller passer le certificat d'études à Porto-Vecchio, puis bien plus tard, pour me présenter au concours des bourses à Bastia ».
Les souvenirs d'une lointaine scolarité ne sont pas les seuls à rapprocher Paul Susini du vieux chemin de fer. « Mon père était, à Solenzara, le gardien d'un dépôt de matériel où l'on entreposait notamment des rails ». Le gamin d'alors n'a pas oublié ce train qui, pendant les années de guerre, transportait les soldats italiens. « Je me souviens les avoir vus traverser Solenzara en faisant les gestes ostentatoires des conquérants ». Si Paul est encore, 71 ans plus tard, là où les rails ont disparu, il le doit en grande partie au hasard.
1958, le patrimoine immobilier du chemin de fer de la Plaine est mis en vente. Les enchères se multiplient, un industriel de Roubaix y fait autorité, mais Paul qui prépare sa fin de carrière et ses vieux jours chez lui lorgne sur la vieille maison du garde-barrière. « Je la voulais, je suis allé voir ce PDG pour le lui dire. Il a compris que j'y étais vraiment attaché et il m'a promis de ne pas surenchérir ». La bâtisse sera adjugée à l'enfant du pays pour 700 000 francs de l'époque.
En Plaine orientale, le train a marqué le territoire. Parce qu'il n'était pas qu'un moyen de transport. Certaines communes ont des hameaux qui portent encore le nom des gares qui n'existent plus. C'est le cas à Ghisonaccia, ou encore à Aléria, tandis qu'à Travu, sur la plaine de Ventiseri, le bâtiment de la défunte gare est devenu celui de la mairie. Bien plus peuplés qu'aujourd'hui, les villages de l'arrière-pays vivaient au rythme du train. À San Gavinu di Fiumorbu, les dix kilomètres qui séparaient alors le village de la gare d'Abbazia n'étaient pas ceux d'aujourd'hui, mais « A Capriuletta » tirée par des mules était une aubaine pour aller prendre le train. On en parle aujourd'hui encore au village, comme de celle qui conduisait l'attelage : « Zia Marianna », à qui chacun ne manquait pas de demander « l'ora di u trenu ».
Le hameau d'Abbazia avait ainsi connu un essor considérable dont Jeannette Cesarini, 87 ans, se souvient encore. À l'époque du chemin de fer, le bar restaurant familial travaillait beaucoup. « Je revois tout, se souvient celle qui n'a pas quitté les lieux. Il y avait des vieilles voitures, des charrettes qui amenaient des gens au train. C'était aussi l'époque où une exploitation de liège travaillait. Le train, on le prenait nous aussi. Toujours pour aller à Bastia, c'était notre sortie, mais jamais vers le sud ».
« J'ai vu les Allemands poser des explosifs sur un pont »
Le train sur la Plaine fut aussi pourvoyeur d'emplois pour la population locale. « On retrouvait souvent les femmes de cantonniers aux postes de gardes-barrières », se souvient Philippe Susini, beau-frère de Paul qui, à 93 ans, est plus que jamais la mémoire de Sari dont la plaine vivait une effervescence ferroviaire comparable à celle de Prunete.
« Tous les commerçants recevaient leur marchandise par le train qui desservait quand même les deux cantons de Cervione et de l'Alesgiani », rappelle François Luccioni qui n'a pas oublié non plus que le chemin de fer fît aussi tourner les autocars. « Les transports Tosi, Grisoni qui acheminaient tout le monde jusqu'à la gare de Prunete où le train assurait également le service postal ». Malheureusement, l'histoire du train de la Plaine est aussi celui des années de guerre.
Les mines se font forcément plus graves. « J'étais enfant à l'époque, et pour nous préserver des images les plus difficiles, on nous conduisait dans l'arrière-pays, à Acciani, raconte Jeannette Cesarini. Et puis pendant la guerre, le train est passé forcément au second plan ». François Luccioni décrit dans les moindres détails le contexte, déclarant avec un brin de fierté : « Les Italiens, qui avaient d'ailleurs un bataillon basé à Cervione, ont profité du chemin de fer, mais pas les Allemands. La ligne s'est arrêtée un mois avant le débarquement des troupes de Romel à Bonifacio ».
Ces derniers mirent toutefois un point d'honneur à faire sauter les ponts. « Comme ils ne craignaient pas les enfants qu'ils laissaient approcher, je les revois poser les explosifs, se remémore Paul Susini. Un jour, avec de nombreux enfants de Sari, nous étions sur le promontoire du village d'où nous apercevions les dégagements de fumée après les explosions ».
La nostalgie laisse forcément poindre l'émotion de ceux qui ont, bien sûr, entendu parler du projet qui pourrait permettre au train de retrouver la trace du légendaire sillon. À l'évocation de ce dossier désormais entre les mains de la Collectivité territoriale (lire par ailleurs), François Luccioni se fait presque le défenseur d'une vision patrimoniale des choses. « La plupart des terrains appartiennent encore aux Domaines ». Paul Susini, lui, repense au jour de son départ pour l'Indochine, en 1949. « Le chauffeur du bus m'avait dit : « Quand tu reviendras en Corse, il y aura une autoroute sur la Plaine orientale ».
On connaît la suite. L'histoire du train, elle, n'a peut-être pas encore écrit le mot fin.
De 1888...
La ligne de chemin de fer de la Plaine orientale a été ouverte en 1888 sur son premier tronçon, entre Bastia et Ghisonaccia. En 1930, elle fut prolongée jusqu'à Solenzara, avant de rallier Porto-Vecchio en 1935. La décision d'étendre le réseau ferroviaire s'est naturellement imposée sur ce territoire.
Après la difficile mise en service de la ligne Ajaccio-Bastia, laquelle a dû faire face au relief en zone montagneuse, le tracé du chemin de fer sur le littoral s'est avéré bien moins compliqué. Sur 152 km, cette ligne a imposé la construction de plusieurs ponts, de pierre ou de métal, et d'un seul tunnel au lieu-dit Fautea, entre Favone et Sainte-Lucie-de-Porto-Vecchio, long de 500 mètres.
Endommagée en 1943 pendant le retrait des troupes allemandes qui avaient fait notamment sauter 18 ponts, sa reconstruction ne fut jamais entreprise. Une nouvelle extension du réseau, qui n'a pas été menée à terme, était pourtant prévue entre Bastia et Macinaggio, Porto-Vecchio et Bonifacio, puis de Folelli jusqu'à la station thermale d'Orezza.