Aussitôt connu le résultat du troisième tour du vote de la Vouli (le Parlement) pour désigner le président de la République grecque, le premier ministre, Antonis Samaras, a annoncé, hier, la convocation d’un scrutin législatif anticipé dès le 25 janvier prochain. L’échec au Parlement de cette sorte de pouvoir d’union nationale que constitue l’alliance entre les conservateurs de la Nouvelle Démocratie (ND) et les socialistes du Pasok, révèle en fait une autre débâcle, celle des politiques austéritaires mises en œuvre ces dernières années sur des recommandations très particulières – car n’admettant aucune discussion — par la troïka (Union européenne, Banque centrale européenne et FMI). Ces bailleurs ne se sont engagés à prêter quelque 240 milliards d’euros à l’État grec surendetté – à l’origine, on s’en souvient, essentiellement à cause des répliques du séisme provoqué par le krach financier mondial de 2007-2008 – que pour exiger de lui des coupes à la hache dans les dépenses publiques ou les salaires et la privatisation de son patrimoine le plus précieux jusqu’à certains de ses rivages enchanteurs. Résultat : en l’espace de trois ans, la Grèce a connu une incroyable régression avec un cortège de souffrances sociales que ses habitants pensaient définitivement attachées à d’autres temps. Selon une étude officielle, le salaire moyen dans le secteur privé est passé de 1 000 euros net par mois en 2009 avant le début de la crise à 817 euros en 2013, soit une ponction moyenne de 20 % sur les rémunérations. Et cela pour les salariés qui ont eu la chance de ne pas venir allonger les files de chômeurs devant les agences pour l’emploi. Ils sont aujourd’hui plus de 25 %. Et parmi eux figure plus de la moitié (52 %) de la population la plus jeune (les moins de vingt-cinq ans). Les témoignages sur l’état déliquescent des services publics les plus essentiels, comme les hôpitaux ou les écoles, s’accumulent. D’où un désespoir qui pousse de plus en plus de jeunes Grecs, souvent parmi les mieux qualifiés, sur les routes de l’émigration vers l’Allemagne, l’Europe du Nord ou les États-Unis. Alors que les inégalités se creusent, que les plus riches placent leur argent sous d’autres cieux souvent européens, que les meilleurs morceaux de l’ex-secteur public sont captés par des multinationales à base allemande ou française, le tissu économique local reste, dans son ensemble, enfermé dans d’inextricables difficultés. Et la dette publique continue d’exploser, atteignant aujourd’hui quelque 175 % du PIB.
Antonis Samaras compte encore monter le ton sur le risque de chaos
Tout porterait donc à faire au moins amende honorable avec les « purges » imposées. À Bruxelles, Berlin et Paris, on n’en démord pourtant pas. « Le pays est sur la bonne voie », est venu, on s’en souvient, marteler à Athènes Pierre Moscovici, commissaire européen et ex-ministre français de l’Économie, quelques jours avant le scrutin présidentiel, dans l’espoir sans doute d’infléchir un résultat qui donnait déjà des sueurs froides aux gardiens de l’ordo-libéralisme européen. Bien que le scénario ait été déjà largement anticipé, les marchés financiers auxquels est si dévoué cet « ordre » libéral n’ont guère apprécié évidemment la perspective d’une victoire de Syriza. La Bourse d’Athènes a décroché de plus de 10 % au moment de l’annonce des législatives anticipées. Et les autres places financières ont été très fébriles tout au long de la journée. Ces mêmes marchés ont fait donner leurs bazookas électoraux : les taux d’intérêt des bons du Trésor grecs à dix ans ont grimpé à 9,55 %, contre 8,5 % la semaine dernière. Quant au FMI, il n’a pas hésité à aussitôt s’immiscer grossièrement dans le vote grec en déclarant qu’il suspendait « son aide » à Athènes « jusqu’à la constitution d’un nouveau gouvernement ». Au diapason, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, a fait part de ses « profondes réserves » à l’idée d’une arrivée au pouvoir de Syriza. Et Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances allemand, y est allé de sa mise en garde. « Les difficiles réformes (engagées par Athènes) ont porté leurs fruits », a-t-il martelé, avant d’ajouter sur un ton péremptoire : « Elles sont sans aucune alternative. (…) Les nouvelles élections ne changent rien aux accords passés avec le gouvernement grec. » Le premier ministre sortant, Antonis Samaras, qui compte d’évidence monter encore le ton sur le risque de chaos que ferait courir au pays un succès de Syriza, sait ainsi combien il pourra bénéficier de l’appui de ses « partenaires » et des marchés pour dramatiser à souhait la courte campagne qui s’engage. Si les propositions de Tsipras sont présentées souvent comme autant de sacrilèges, elles se bornent pour l’heure à avancer un « allégement négocié de la dette » assorti d’un « plan de relance » avec un maintien du pays dans l’euro, soit une feuille de route de facture plutôt classique et donc ouverte au débat européen. Mais on ne veut pas en entendre parler à Bruxelles et dans les capitales européennes, tant on craint l’ouverture d’une brèche politique majeure. Tant l’exemple grec pourrait s’avérer contagieux.
C’est toute l’Europe qui est à la croisée des chemins
« Nous sommes tous grecs », avions-nous lancer ici même début 2011, au lendemain de l’annonce de la première salve d’austérité ordonnée au pays. La réflexion vaut encore davantage aujourd’hui. C’est toute l’Europe en effet qui est à la croisée des chemins, sommée de choisir. Ou bien avec le peuple grec, les autres peuples de la zone euro résistent et parviennent à imposer un changement de pied radical, ou bien les politiques austéritaires finiront par démanteler l’Europe elle-même. Au moment pourtant où coopération et solidarité européennes apparaissent plus indispensables que jamais.