dimanche 25 avril 2010
Dans un pays où les dix-huit communautés se partagent tout l’espace public, quelques milliers de personnes ont manifesté dimanche pour « desserrer l’étreinte ». Sans illusions.
« Ma confession ne te regarde pas. » C’est l’un des slogans de la Laïque Pride qui a réuni quelques milliers de personnes dimanche au Liban, pays aux 18 communautés qui « étouffent » leurs membres, selon l’expression d’un des manifestants.
L’appartenance communautaire est un marqueur indélébile pour les Libanais. Elle les empêche de se marier civilement, obligeant les couples mixtes à convoler à l’étranger à grands frais, à moins que l’un des deux époux ne se convertisse. Au moment du décès, les règles de succession diffèrent suivant les rites, instaurant de fait une inégalité de traitement entre, par exemple, une femme chiite, une sunnite, une Druze ou une chrétienne.
Des quotas limitent l’accès aux hauts postes administratifs dont l’attribution répond en conséquence rarement à des critères de compétence. Les mandats politiques, du sommet de l’État aux conseils municipaux, sont également partagés à l’unité près.
À l’Assemblée nationale, la norme fixe l’égalité des sièges entre chrétiens et musulmans, et la répartition de chaque moitié entre les différentes confessions.
Le projet de la marche des laïques est né sur Facebook de l’indignation d’un petit groupe de jeunes libanais vivant entre Paris et Beyrouth, à la suite d’une tentative d’interdiction d’un festival de rock par des instances catholiques. « Une énième interférence du religieux dans la vie sociale », estime Nasri Sayegh, l’un des organisateurs. L’idée d’une « Laïque Pride » a fait mouche : « En quelques heures plus de 2 000 personnes avaient virtuellement annoncé leur participation à la marche, nous incitant à la transposer dans le monde réel. »
Mission réussie : les manifestants, surtout des jeunes, étaient plus nombreux que prévu et heureux de s’en apercevoir car, dans le fond, « on sait bien que notre revendication est utopique dans le contexte libanais », dit Grégory, un professeur d’université.
« L’important c’est de maintenir la flamme, d’entretenir la perspective d’une alternative au système politique actuel, incontestablement en panne », fait valoir le sociologue Ahmad Beydoun, pour qui les chances de succès sont infimes, car la dynamique n’est absolument pas relayée au niveau politique. « Les Libanais sont sortis de la guerre de 1975-1990 avec l’angoisse qu’elle éclate à nouveau un jour, ou que telle ou telle communauté tente par des moyens politiques d’opprimer telle autre, de lui ôter ses droits. »
La tension reste vive, pas seulement au niveau interreligieux - entres musulmans et chrétiens - mais aussi au niveau intercommunautaire, notamment entre chiites et sunnites.
Levée de boucliers générale
Les questions relevant en apparence du statut personnel remettent en cause le système politique tout entier, souligne Ahmad Beydoun. Ainsi justifie-t-on qu’une Libanaise mariée à un étranger ne puisse transmettre sa nationalité à ses enfants. « Chaque réforme entraîne les chefs communautaires dans des calculs pour mesurer son impact sur les équilibres démographiques. Chaque décision en mesure de desserrer le pouvoir des religieux apparaît comme une menace pour la cohésion communautaire. »
D’où la levée de boucliers générale. Côté musulman, la laïcité bute sur le fait que les règles du statut personnel sont parties intégrantes de la charia, la loi coranique ; côté chrétien, les réticences se situent davantage au niveau politique, car les quotas confessionnels font rempart contre le recul démographique de la communauté. (Par Sibylle Rizk - Lundi, 26 avril 2010)
Manifestation à Beyrouth en faveur de la laïcité
Quelque 3.000 personnes ont participé dimanche à Beyrouth à une "Laïque Pride", réclamant l’instauration du mariage civil et l’abolition du confessionnalisme politique dans ce pays de cinq millions d’habitants où cohabitent pas moins de 18 confessions religieuses.
"Le mariage civil, pas la guerre civile", proclamait une banderole, allusion au fait que lorsque deux personnes de confessions différentes veulent s’unir, elles doivent aller se marier à l’étranger, le plus souvent à Chypre, si aucun des conjoints ne souhaite se convertir à la religion de l’autre.
Le Liban a mis en place en 1943 un système de partage du pouvoir qui accordait aux chrétiens la majorité au Parlement et stipulait que le président doit être maronite, le Premier ministre un sunnite et le président du Parlement, un chiite.
L’accord de Taëf qui a mis fin à la guerre civile de 1975-1990 a donné aux musulmans la parité au Parlement et prévu l’abolition du confessionnalisme, mais le système persiste et des quotas basés sur la religion sont observés dans l’administration, l’armée et l’éducation. "Nous ne pouvons vivre dans un pays où les professeurs d’université libanais ne peuvent être embauchés à plein temps que s’ils ne dépassent pas les quotas de l’année", explique Kinda Hassan, l’une des organisatrices de la manifestation.
"Nous ne pouvons vivre dans un pays où ils répartissent les postes de ministres en fonction de leur confession, non de leurs mérites".
Les hommes politiques se sont jusqu’ici opposés aux tentatives de réformer le système électoral libanais, par exemple en introduisant la représentation proportionnelle pour diluer le pouvoir des factions basées sur le confessionnalisme.
"Le confessionnalisme affecte pratiquement tout le monde au Liban, que ce soit pour le mariage, l’emploi, la vie sociale", déplore Aman Makouk, une enseignante retraitée de 62 ans.
"Même au gouvernement pourquoi faut-il que le président soit un maronite ? Ce pourrait être un musulman, un druze, ou quelqu’un d’autre".
"Au lieu de se débarrasser de cette mentalité, les gens s’y enferment de plus en plus".
"Le système libanais accorde une part du pouvoir à chaque communauté, ce qui n’est pas un petit acquis pour un pays aussi divisé dans une région violente et explosive", fait valoir Paul Salem, directeur pour le Proche-Orient du Carnegie Endowment for International Peace. "Mais le système devrait permettre davantage de concurrence, de progrès et d’évolution", nuance-t-il en prônant une réforme électorale, la décentralisation et la fin des quotas au Parlement.
Mais des telles réformes seraient difficiles à faire adopter en raison de l’opposition de l’oligarchie au pouvoir.
"Dans tout pays où vous avez quatre ou cinq hommes politiques tenant le haut du pavé, ils ne vont pas partager volontiers leur pouvoir ou changer le système d’une manière qui les affaiblirait".
La peur est un autre obstacle à changer, ajoute Salem.
"Une personne peureuse s’accroche à ce qu’elle connaît. Et toute les communautés au Liban ont peur. Tout le monde a peur, tout le monde est une victime, de sorte qu’il est difficile de les convaincre de changer".
« C’est mon cœur qui m’a dit d’être ici, s’enthousiasme Rajah, un graphiste de 40 ans. C’est impensable que nous soyons, nous Libanais, encore à l’âge de pierre concernant les droits humains ! » Perdu dans la foule sur le front de mer de Beyrouth, il regarde avec émotion les banderoles de toutes les couleurs réclamer l’égalité homme-femme, l’instauration du mariage civil, l’abolition du confessionnalisme politique et plus généralement la laïcité pour ce pays où 18 communautés religieuses cohabitent.
A 11h30, le cortège quitte la Corniche d’Aïn el-Mreisseh, direction le Parlement libanais, dans le centre-ville. Alexandre Paulikevitch, danseur, chorégraphe et co-organisateur de cette marche citoyenne, s’étonne de la mobilisation. Lancée il y a moins de 6 mois par cinq amis sur une page Facebook, cette Laïque Pride s’est répandue comme une traînée de poudre sur tous les réseaux sociaux libanais. Paulikevitch attendait à peine 1.000 personnes, le quadruple a répondu à l’appel : « C’est juste incroyable de voir tout ce monde ici ! Il y a des gens de tous âges, de tous horizons ! Je ne sais pas si cette marche changera quelque chose, mais c’était important de faire entendre notre voix. »
Dans la manifestation, les slogans scandés au mégaphone et repris par ces partisans de la laïcité, sont clairs : « Quelle est ta confession ? De quoi je me mêle ! », « On veut le mariage civil, pas la guerre civile », « La laïcité est la solution » ou encore « Ni française, ni turque, vive la laïcité à la libanaise ! ».
Ces Libanais sont venus en famille, avec leurs enfants, ou simplement en couple comme Ghada et Fadi. Ces derniers, de religions différentes, ne peuvent pas se marier sans que l’un ne se convertisse à la religion de l’autre. Victimes du système confessionnel censé protéger les minorités, Ghada et Fadi n’ont qu’une solution : s’envoler pour Chypre ou ailleurs pour contracter un mariage civil. Un choix que de nombreux jeunes Libanais sont acculés à faire. « Ça n’a pas de sens de devoir quitter notre pays pour nous marier ! Nous, nous voulons vivre ensemble malgré nos différences ! », poursuit Fadi.
Arrivée à 200m du Parlement, la manifestation se fige : un cordon policier empêche le passage. Intraitables, les forces de l’ordre ne bougent pas d’un centimètre. Dans la foule, musiciens et chanteurs prennent le relais, dans la foulée de l’hymne de cette marche écrit par le rappeur Rayess Bek. « Les hommes politiques ont peur de nous et de notre projet, assure Joseph Younès, membre du collectif d’organisation. Nous représentons la fin de leur système politique. Ce n’est pas étonnant si on nous barre la route du Parlement. » A midi, alors que la foule continue de chanter en chœur devant des policiers amusés, le muezzin de l’une des nombreuses mosquées du centre-ville de la capitale libanaise lance son prêche. Une image ne manquant pas de sel.
Finalement, les manifestants se dispersent rapidement, toujours en chantant. En repartant du centre-ville par où elle était arrivée, Tania se pose une question : « Je me demande si les Libanais étaient nombreux au Trocadéro à Paris, ce midi, pour leur Laïque Pride... »
( Par David Hury, dimanche 25 avril 2010 )