Tout a commencé début janvier 1993. Minbar al-Djoumou’â, organe du Front islamique du salut (FIS), donnait un délai de quarante jours aux journalistes pour « se repentir ». Suivait la publication d’une première liste de journalistes condamnés à mort.
Au Matin : Mohamed Benchicou, Ghania Hamadou, Said Mekbel, Hassane Zerrouky, Ali Dilem. À El Watan : Omar Belhouchet, Tayeb Belghiche, Omar Berbiche, M. Messaoudi. À Alger républicain : Abdelhamid Benzine, Halim Mokdad, Mortada Zabouri. À Ruptures : Tahar Djaout. Et Ghania Khelifi à Liberté. La menace est relayée par Wafa, la radio clandestine du FIS.
Le 14 janvier 1993, le GIA (Groupe islamique armé) étend sa sommation à l’ensemble des journalistes. Dans les rédactions, les menaces se font par téléphone, précédées par un verset coranique, et par écrit. Certes, déjà en 1990-1991, El Mounquid et El Forkane, organes propriétés du FIS, avaient promis la potence aux journalistes « judéo-sionistes » quand le FIS serait au pouvoir. Le chef de ce parti, Abassi Madani, ne les accusait-il pas d’être manipulés par « les communistes » et les « services » ? Mais, pour autant, personne alors ne pensait que les islamistes mettraient à exécution leurs menaces, tellement cela paraissait incroyable, d’autant que la liberté de la presse, arrachée à la suite du soulèvement populaire d’octobre 1988, avait à peine deux ans d’existence.
« Les journalistes qui combattent l’islam par la plume périront par la lame. »
Le 18 avril 1993, rue Belhouchet à Hussein Dey (banlieue est d’Alger), trois islamistes armés sont tués dans une fusillade devant le siège du journal le Matin. Dans la Renault 5 des tueurs, les photos ronéotypées des journalistes cités plus haut. Le 26 juin 1993, le journaliste et écrivain Tahar Djaout (trente-neuf ans), qui dénonçait la collusion entre l’islamisme et les clans conservateurs du FLN et du régime, est tué de deux balles dans la tête, inaugurant la longue liste des meurtres programmés. Une semaine avant, Omar Belhouchet (trente-neuf ans également) avait échappé miraculeusement à la mort. Neuf journalistes dont Abderrahmane Chergou (ancien maquisard communiste durant la guerre d’indépendance algérienne) seront tués entre juin et décembre 1993. Ces crimes seront légitimés par l’émir du GIA, Mourad Si Ahmed, dit Djamel Al Afghani, auteur de cette terrible phrase : « Les journalistes qui combattent l’islam par la plume périront par la lame. »
Malgré le choc et une peur réelle, les journalistes algériens, qui vivent pratiquement en clandestinité, font face. Et, en dépit de la censure et des atteintes à la liberté de la presse, ils continuent d’informer… en se demandant « qui sera le prochain ? ». Durant l’année 1994, 23 journalistes et deux employés de presse sont tués, dont le chroniqueur du Matin Said Mekbel. Au cours de cette même année, le 21 mars, trois islamistes armés pénètrent dans les locaux de l’Hebdo libéré, au centre d’Alger, et exécutent froidement deux journalistes et un employé. L’année suivante, en 1995, 22 autres journalistes sont assassinés dont trois du Matin, Ameur Ouagueni (trente-quatre ans), Naima Hamouda (vingt-huit ans) et Said Tazrout (trente-cinq ans). Les locaux du Matin sont l’objet de deux tentatives d’attentat à la voiture piégée le 13 septembre et, le 30 octobre, désamorcées à temps. À la suite de quoi, le journal déménage au centre d’Alger, à la Maison Tahar-Djaout, qui abrite les sièges de la plupart des journaux. Mais, le 11 février 1996, ce lieu est lui-même ciblé par un attentat au véhicule piégé. Bilan : plusieurs dizaines de morts dont trois journalistes du Soir d’Algérie.
Au total, entre juin 1993 et décembre 1997, 123 journalistes et employés de presse ont été assassinés par balles ou décapités. Une tragédie à huis clos. En France, hormis l’Humanité, Marianne et le SNJ-CGT, la solidarité des confrères n’a pas été au rendez-vous, ou si peu, ainsi que le faisait observer Omar Belhouchet dans Jeune Afrique du 23 janvier. Reporters sans frontières, alors dirigé par le triste Robert Ménard, mais aussi certains journaux – ils se reconnaîtront – mettaient insidieusement les assassinats des journalistes au compte des services algériens qui manipulaient les groupes islamistes ! Pire, pour se donner bonne conscience, ils parlaient de « sale guerre » et insinuaient que derrière chaque journaliste algérien se tenait un « flic », justifiant par anticipation les assassinats à venir.
Pourtant, ces meurtres avaient été revendiqués par les islamistes à travers leurs organes (Minbar al-Djoumou’â, Feth el Moubine, al-Ansar, Etbcira) mais aussi par leurs dirigeants comme Anouar Haddam, Omar Chikhi (aujourd’hui amnistié par le régime) et par le Fida (Front islamique du djihad armé), une organisation agissant sous le contrôle du GIA, spécialisée dans les assassinats de journalistes, de militants progressistes et d’intellectuels. Malgré ce lourd tribut, le pouvoir algérien n’a pas tout à fait renoncé à mettre la presse au pas. Et les islamistes, comme on l’a vu en décembre dans le cas du journaliste et écrivain Kamel Daoud, continuent de proférer des menaces de mort.