Colloque « Pour une lecture profane des conflits et des guerres – En finir avec les interprétations ethnico-religieuses »
Samedi 25 octobre 2014
SUBSTITUTION D’UN CONFLIT COLONIAL ET TERRITORIAL EN CONFLIT CONFESSIONNEL : UN BROUILLAGE DE CARTES CLASSIQUE
Israël/Palestine :
le religieux: un marqueur du conflit et ses variables
Pour intervenir sur un sujet aussi vaste, j'ai choisi de mettre en exergue quelques points inspirés par des lectures que j'évoquerai au long de cet exposé. Ces points peuvent se formuler en quatre questions :
- Sur quels éléments repose le recentrement religieux du conflit ?
- Que vise la politique israélienne d’aujourd’hui ?
- Que permet la lecture religieuse du conflit? Je m’appuierai ici sur des paramètres mis en évidence par Georges Corm.
- Juifs, Arabes ennemis héréditaires ? Ici c'est la lecture d’articles de Gil Anidjar[1] non encore traduits de l’anglais qu’il me semble important de partager.
1 - Sur quels éléments historiques repose le recentrement religieux du conflit aujourd’hui ?
Une très rapide chronologie du sionisme, quelques rappels sur les mouvements palestiniens, l'évocation des pratiques coloniales et leur héritage montrent à la fois la permanence du facteur religieux et ses usages.
Le sionisme s’est forgé comme un mouvement national, colonial, et laïque à l’instar du monde européen qui lui donne naissance. Au milieu du XIXème siècle, l’Etat-nation est le modèle dominant ; les empires coloniaux sont en pleine expansion. Concernant plus particulièrement notre sujet, c’est la prégnance d’une laïcité européenne vécue comme relativement récente, à partir de laquelle va se trouver posé le débat État juif, un État qui s'appuierait donc sur la loi religieuse la Halakha, ou État des Juifs : le sionisme tente ici de différencier judaïsme et peuple d'Israël en faisant de la Bible une lecture sécularisée, livre d'histoire nationale et/ou cadastre.
Le titre original donné par Theodor Herzl à son ouvrage était bien « L’État des Juifs », la traduction française qui n'a pu échapper à l'auteur en a fait l'État juif. Loin de représenter une querelle sémantique, on touche ici à l’objet même du débat. l’ensemble du monde religieux juif de cette époque rejetait l’idée d’un État juif, seul le Messie pouvant donner le pays d'Israël au peuple juif.
En réalité le sionisme a négocié avec les religieux : la déclaration d'indépendance d’Israël fait référence aux prophètes mais n’évoque pas Dieu. Pour la définition de qui est juif – condition nécessaire à l'application de la loi du Retour-, le sionisme refuse de s’appuyer sur la halakha . (Pour autant les critères qu'il retient ne sont pas exempts de critiques, ce qui a fait dire à Hannah Arendt qu’ils sont plus proches de ceux des lois de Nuremberg !)
En 1947, avant la proclamation de l’État d’Israël, Ben Gourion négocie un « Statu Quo » avec les religieux. Dans une lettre au mouvement religieux orthodoxe, il définit les quatre concessions religieuses qui seront accordées :
- le shabbat, et non le dimanche, sera choisi comme jour de repos hebdomadaire,
- la casherout, le respect du casher sera garanti dans les institutions publiques,
- le statut personnel relèvera uniquement des tribunaux rabbiniques orthodoxes - ce qui par contingence touche à la définition de qui est juif et a des conséquences sur la citoyenneté-nationalité.
- l’éducation religieuse est garantie.
En 1950, sera ajoutée la dispense de l’armée pour les étudiants des grandes écoles religieuses orthodoxes.
En contrepartie, les travaillistes garderont mainmise sur la défense et la politique étrangère. C'est sur la base de ce Statu Quo que le Mafdal[2], Parti National Religieux, a fait partie des gouvernements de coalition de la gauche travailliste de 56 à 77 et plus récemment aussi de gouvernements de droite. En vérité, l’échiquier politique israélien est tel que la marge de manœuvre pour constituer une coalition oblige à la présence de formations religieuses.
Le Mafdal, le parti national religieux, le plus important de l’époque avant de connaître de multiples scissions, obtenait régulièrement entre 10 et 12 sièges au parlement, une représentation qui lui a toujours permis de participer aux différents gouvernements.
Alors que c’était la tendance colombe du Mafdal, qui n’était pas hostile au partage de la Palestine , qui avait dominé jusque là, deux tournants datés 1967 et 1977 vont amener les partis religieux, qui étaient soit antisionistes soit sionistes plutôt modérés, à s’orienter vers un messianisme religieux nationaliste
- La guerre de 67 a ramené Israël au cœur du royaume biblique : en Judée, en Samarie et dans Jérusalem, ce qui le conduira à refuser de restituer les territoires conquis.
Le rabbin Kook, premier Grand Rabbin d'Israël, est celui qui a permis la scission entre sionistes et antisionistes dans les mouvements religieux. Il déclare qu’Israël n’est pas une hérésie, puisqu'il n'est pas le royaume de l'avènement messianique, mais il le définit comme « l’âne du Messie[3] », voulant signifier par cette expression biblique qu’Israël est le moyen par lequel cet avènement se produira. Kook appellera dès lors l’armée « tsva’ot hashem », les armées de Dieu.
Une curieuse relation se tisse alors entre le religieux et le national. Il faut se rappeler Rabin et Dayan sonnant d'une part le shofar* devant le Mur des Lamentations et obéissant de l'autre à l’injonction du grand rabbin d’ôter, pour des raisons religieuses, le drapeau israélien qu'ils avaient fait hisser sur l’esplanade des Mosquées. En effet selon l’orthodoxie religieuse, il est interdit aux juifs de prier sur le Mont du Temple, car on pourrait, sans le savoir, fouler le saint des saints, l'autel où se manifestait à l'époque du Temple la présence divine et où seuls peuvent accéder les grands prêtres Cohanim .
- En 68 le rabbin Levinger refuse d’évacuer Hébron en déclarant « Nous sommes revenus aux sources du judaïsme », avec les tombeaux des Patriarches – lieu saint du judaïsme et de l’Islam- que des colons avaient investi malgré l’interdiction. Mis au pied du mur, le gouvernement préfèrera préserver sa coalition. Moment symptomatique de l’alliance des travaillistes et des religieux qui se concrétise autour d’un judaïsme messianiste.
A partir de juillet 67, c’est la faction ultra nationaliste du Mafdal, « La jeune garde » qui prend le dessus et ce parti devient le parti de la colonisation et de l’annexion de ce qu’ils appellent, non pas le Grand Israël comme le dit la traduction française, mais le pays d’Israël entier, conforme au cadastre biblique.
Cela n'empêche pas le Mafdal de faire partie jusqu’en 1986 de toutes les coalitions avec la gauche sioniste en posant toutefois une unique condition: la tenue d’élections anticipées en cas de négociations sur les territoires occupés.
- C'est l’accession au pouvoir de la droite en 1977 qui marque le second tournant. Elle est le résultat de l’alliance du Likoud et du Mafdal sur la base d’une affirmation renforcée des « droits historiques » et d’une intensification de la colonisation. Le mouvement religieux des colons va se renforcer et donner lieu à l’implantation de colonies qui vont de plus en plus ressembler à (et remplacer) des kibboutz : même nombre de colons, même subventions, même rôle dans les unités d’élite de l’armée …
Aujourd’hui, ce sont les nationalistes religieux qui sont au pouvoir avec la droite et l’extrême droite, tous partis confondus les partis religieux Shass, Ha bait Hayehoudi et Judaïsme unifié de la Torah ont 30 sièges à la Knesset sur 120. Ils forment ensemble la deuxième force politique d'Israël après le Likoud et l’extrême droite qui totalisent 31 sièges.
La lettre du colonel Winter à la brigade Givati avant qu’elle n’entre dans Gaza cet été donne une idée de la modulation religieux-national: « Dieu nous a choisis pour conduire l’attaque contre l’ennemi terroriste de Gaza qui insulte, blasphème et maudit le Dieu des forces de défense d’Israël ».
Tous ces éléments ne changent cependant en rien la définition internationalement acquise d’Israël: État laïque, et démocratique, et même le seul de cette nature au Moyen-Orient … La religion, le religieux, c’est l’Autre.
Je m’appuierai ici sur un ouvrage de Rashid Khalidi[4] « Palestine, histoire d’un Etat introuvable » dans lequel il rappelle que pour trois des colonies britanniques -Irlande, Inde, Palestine- on aboutit à des partages sanglants. Au tournant de la Seconde Guerre mondiale, le système colonial était dans l’ordre du diviser. « Les sociétés colonisées sont presque toujours vues sous un angle religieux et communautaire plutôt que sous un angle national, et comme parcourues de clivages internes, profonds plutôt que potentiellement homogènes» - c’est la vision coloniale partagée également par la France. C’est ainsi, comme le rapporte Khalidi, que le premier proconsul britannique décrira l'Égypte, à son départ, comme un « agrégat d’entités ethniques et religieuses, disparates et incompatibles, tout sauf une nation ». De la même manière, ajoute-t-il, les Britanniques choisiront de percevoir la Palestine comme « un pays composé de trois communautés religieuses dont une seule, les juifs, possèdent des droits et un statut nationaux ».
Alors que les Palestiniens chrétiens et musulmans réclament des institutions nationales en s’appuyant sur les promesses d’indépendance et sur l’article 4 de la Charte de la SDN (Société des Nations), les Britanniques vont mettre en place – comme la France au Liban- des institutions musulmanes, certaines inventées de toutes pièces comme le Conseil supérieur islamique, ou la redéfinition du rôle du Mufti de Jérusalem en lui confiant des missions plus importantes dans la gestion de l'Islam qui étaient traditionnellement celles des cadis ou juges sous l’Empire ottoman.
Pour résister, dans toutes les villes grandes et moyennes, les Palestiniens vont créer des associations musulmano-chrétiennes puis un Congrès arabe palestinien. Les grandes figures de la résistance nationale de cette époque sont aussi souvent religieuses, c'est par exemple Azzedine Al Qassam, cheikh religieux qui conduit la révolte des années 30.
Dès la fondation de l’Etat, le sionisme conserve cette attention particulière au collectif palestinien, cherchant, comme ses prédécesseurs britanniques, à le diviser sur des bases communautaires, ethniques ou religieuses. A cet effet, des droits particuliers vont être donnés aux Druzes, aux bédouins ; aujourd’hui une loi vient même de créer une nouvelle nationalité « araméenne » destinée à cliver entre Palestiniens chrétiens et musulmans.
Etrange confusion du national, racial et religieux, sur laquelle on reviendra dans la dernière question étudiée, mais aussi redoutable arme de division. C'est ainsi qu'en 1979, le gouvernement israélien autorise le Hamas. Et comme l’indique un rapport français de la DGSE de 2002, repris et commenté par le site Bakchich, cette structure est « reconnue et autorisée par Israël en 1979 » car ce courant religieux est « considéré comme un antidote à la montée du nationalisme palestinien ».
Si l’on considère les trois principaux partis en Palestine aujourd’hui – Fatah, Hamas et Jihad islamique, il est à remarquer que
- le Fatah ne peut être réduit à une composante seulement nationaliste, il a en effet toujours gardé ses références musulmanes et ménagé des places aux chrétiens, il n’est pas un parti purement laïque comme on veut bien l’imaginer ici en Occident.
-Originellement issu de la mouvance des Frères musulmans, le Mouvement de la résistance islamique (Hamas) s’implante dans ce cadre en 1973 à Gaza, dans un premier temps sous la forme d’une association culturelle dirigée par feu cheikh Ahmed Yassine. C'est en décembre 1987 avec la première Intifada dans les Territoires occupés que le Hamas annoncera sa création.
Dès lors, selon des commentaires de la DGSE française « les Israéliens encouragent le Hamas en tant que pendant religieux de l’OLP [laïque et nationaliste, NDLR] qu’ils veulent « affaiblir ». La stratégie vise à « inciter au conflit armé » entre les deux organisations et « créer ainsi une guerre civile palestinienne ». L’Etat hébreu « commet l’erreur de croire qu’avec le Hamas les Palestiniens seraient occupés à se battre entre eux au lieu de lutter contre Israël », mais les deux camps palestiniens « conscients des visées israéliennes ont tôt fait de signer une charte régissant leurs rapports » fixant des lignes rouges à leurs divisions.
Si la nouvelle organisation à laquelle Israël laisse le champ libre, « se concentre sur les œuvres religieuses et caritatives », elle fonde dans la foulée « son aile militaire les Brigades Azzedine Al Qassam » qui concentre ses activités contre l’occupant. Déclaré illégal par Israël en septembre 1989, le Hamas verra son chef, Cheikh Yassine, assassiné en 2004.
-Le Jihad Islamique est formé dans les années 70, mais on considère l’année 87 au cours de laquelle, il va se manifester publiquement en tant que tel comme l’année de fondement du mouvement. Le rôle joué par le Fatah dans sa naissance est analysé dans le livre de Wissam Alhaj, Eugénie Rébillard et Nicolas Dot-Pouillard [5]. Dans un entretien donné sur cette question, ce dernier parle, s’agissant du milieu des années 80, d’une « ambiance islamo-nationaliste». C’est à cette période, dans ce climat, que le Fatah lancera un mouvement appelé les Brigades du Jihad islamique (Saraya al Jihad al Islami plus connu sous l’acronyme Sajah) dirigées par d’anciens officiers militaires de la guerre du Liban issus de l’aile gauche du Fatah.
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2 – Que vise la politique israélienne aujourd’hui ?
Le contexte général est celui d’une impasse des négociations, d’un recul global de la sympathie dont jouit Israël, de l’irritation de ses partenaires historiques, du développement des campagnes BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), de la qualification de son régime comme régime d' Apartheid, autant de paramètres qui relèvent de la lutte anticoloniale. C'est dans ce contexte que le recentrement du conflit sur Jérusalem peut s'interpréter. Avec ce qu'il permet : l'effacement du cadre politique de l'occupation et de la colonisation, des responsabilités coloniales de l'occupant, la rencontre avec la guerre globale contre l'Islam radical, et donc d'une certaine façon l'internationalisation du conflit au risque d'une déflagration mondiale.
On peut même supposer dans une telle attitude, évoquant le complexe de Masada, une forme d'appel au secours inconscient, message subliminal d’une société morbide, qui, prisonnière d’elle-même, demande qu’on arrête sa course folle vers l’irréparable.
A Jérusalem aujourd’hui la situation n’est pas sans évoquer celle de 2000. Commençons par rappeler que Jérusalem-Est, la partie arabe de la ville, a été interdite par Yitzhak Rabin à tous les habitants palestiniens de Cisjordanie et ce depuis 1992, soit avant Oslo, une situation qui est restée sans changement jusqu’à nos jours.
En 2000, lorsque l’échec des négociations de Camp David est devenu évident, Ehud Barak soutenu par Bill Clinton soulèvent la question de Jérusalem comme question religieuse, Yasser Arafat refuse de statuer seul sur les Lieux Saints et la Mosquée d’Al Aqsa, les Israéliens disant vouloir garder la souveraineté sur le sous-sol de la mosquée.
Peu après cet échec, la visite de Sharon le 28 septembre sur le Haram el Sharif, l’esplanade des Mosquées, et ses déclarations sur le droit des juifs d’y venir prier, constituent une véritable provocation préméditée qui entraîne le début de la deuxième Intifada.
Ce n’est donc pas la première fois qu’Israël tente une redistribution des cartes à partir de Jérusalem, celle de 2000 ne lui avait pas été défavorable : alors que les Palestiniens payaient un lourd tribut, les Israéliens poursuivaient leur politique de colonisation annexion.
Depuis le kidnapping de trois jeunes colons cet été, la situation s’est encore dégradée : rixes incessantes avec la police, harcèlement des Palestiniens dans Jérusalem-Ouest, jets de pierres quotidiens contre le tramway qui relie les colonies à Jérusalem en évitant soigneusement les villages palestiniens, mise en place de check-points aux sorties des quartiers palestiniens, 700 arrestations de Palestiniens dans Jérusalem même, une ville en voie d’épuration ethnique selon un article du journaliste Meron Rappaport. La pire situation depuis 67 résume Fakhri Abu Diab, militant politique, porte-parole des habitants de Silwan, le quartier d’origine d’Abdelrahman Shaloudeh l’auteur de l’attentat à la voiture-bélier de mercredi dernier .
Aujourd’hui à Jérusalem on assiste à la fin du statu quo en vigueur jusqu’à présent : aller prier sur l’esplanade des Mosquées n’est plus un interdit religieux respecté, c’est une demande, légitimée par le gouvernement, d’un groupe de colons messianistes qui réclament la construction du 3e temple. Tous les jours, fortement encadrés par la police, ils forment des groupes qui viennent prier sur Al Aqsa, ce qui provoque des heurts quotidiens et même des tirs à l’intérieur de la Mosquée, au seul cri de « Allahu akbar ». Dans le même temps, à l’occasion des fêtes juives de septembre-octobre, les Palestiniens hommes de moins de cinquante ans se sont vu interdire l’accès à la Mosquée cinq vendredis de suite. Au veto juif religieux de prier sur l'esplanade des Mosquées, s'oppose aujourd'hui un projet de loi pour le « partage des lieux saints » et de la mosquée, comme à Hébron sans doute.
Le Haram el Sharif, territoire de la Mosquée d'Al Aqsa et, ou, territoire supposé de l’autel sacré du Temple pose de façon emblématique la question du « eux » ou « nous ».
Quand la situation politique aboutit à un blocage, son dépassement s’opère ainsi par le religieux. Toucher à Jérusalem, sujet sensible et explosif, met en évidence la politique du pire pratiquée par Israël. Une politique qui, si elle lui vaut l’hostilité du monde musulman, présente l’intérêt majeur pour les Israéliens d’obliger le monde « occidental judéo-chrétien » à se mobiliser…Indubitablement une façon de rapatrier le juif dans l’Occident.
Il faut garder en mémoire les paroles de Salman Masalkha, un poète palestinien, dans une tribune publiée dans Haaretz il y a quelques jours : « L’occupation internationale de la Palestine : il est temps d’appeler un chat, un chat, ce n’est pas seulement une occupation israélienne – c’est une occupation occidentale ».
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3. Que permet la lecture religieuse de ce conflit aujourd’hui ?
Pour traiter cette question, je me réfère à l'analyse de Georges Corm et à son ouvrage « Pour une lecture profane des conflits »[6] qui a donné son titre à ce colloque. Je présente donc ici quelques éléments essentiels qu 'il met en évidence.
- La lecture religieuse est l’affirmation essentialiste des causes d’un conflit –facteur unique, en général religieux ou ethnique ( c'est moi qui souligne)- devant lequel il faut rétablir – et c’est une nécessité- une connaissance des causes réelles qui ont leurs racines dans l’histoire des différentes sociétés – une histoire toujours complexe et qui, pour rendre compte des conflits, ne se prête à aucune simplification.
-Un conflit est en général le produit de l’évolution interne des sociétés concernées qu’il faut pouvoir décrypter. « Un conflit ou une guerre », dit Corm, « est toujours le résultat d’un processus historique et non point le produit de causes transcendantes qui le rendent inéluctable ». La politologie profane est, elle, multifactorielle et inclut démographie, économie, géographie. Regarder une carte quand on parle d’un conflit est véritablement le minimum. Et Corm souligne que regarder la carte d'aujourd'hui d'Israël Palestine, rend caduque la thèse de deux États sur ce territoire.
Il ajoute : « Le dédain de l’histoire comme facteur explicatif favorise la barbarisation d’un adversaire ».
Enfin, toujours selon Corm, la réalité historique d'un retour récent du religieux ne correspond pas à une réalité historique. Ainsi la religiosité est un trait dominant de la société aux Etats-Unis, mais aussi en Extrême Orient, en Inde, et en Islam . On ne serait donc pas dans une période de renaissance des religions mais plutôt dans un processus de dégénérescence signalé par l'absence de renouvellement théologique dans les religions elles mêmes.
Selon Corm, le tournant des années 90 correspond en réalité à une montée des fanatismes civilisationnels qui s’opère parallèlement à l’écroulement de l’URSS et de ses satellites, à la diffusion en 1992 de la thèse de Huntington et au retournement complet contre leurs protecteurs des groupes djihadistes utilisés par leurs alliés américains en Afghanistan, mais aussi en Yougoslavie et en Tchétchénie. C’est dans ce contexte qu’il faut situer le 11-Septembre et ses suites.
Ainsi s'érigent une « Méga identité occidentale se disant judéo-chrétienne qui protège et défend les conquêtes d’Israël et un bloc arabo-musulman qui refuse de telles conquêtes, s’accroche aux droits des Palestiniens, et après l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, dénonce une nouvelle croisade cette fois judéo-chrétienne contre le monde musulman ».
Par l’instrumentalisation du religieux, « on atteint alors le stade suprême d'une idéologisation du monde qui renoue avec la vraie matrice des totalitarismes modernes à savoir les guerres de religions en Europe elle-même » .
La géopolitique internationale est régie par un triangle conceptuel -religion, civilisation, identité- dont l’usage fait reculer la notion de citoyenneté et qui légitime, dans l’ordre interne comme international, des actes de plus en plus difficiles à contester par les citoyens. Cela annonce, et c’est inquiétant, la fin du droit international et en corollaire le développement de zones de non-droit.
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4- Juifs et Arabes (musulmans) ennemis héréditaires ?
Se fondant sur une relecture de « l’Orientalisme »[7] d’Edward Saïd, Gil Anidjar, professeur à Columbia, va développer une pensée complexe que je vais tenter de résumer en espérant ne pas la trahir en le citant abondamment.
Selon Anidjar , cette opposition juif – arabe est une sorte de fabrication identitaire et coloniale qui permet à l’Europe et l’Occident de se redéfinir à un certain moment de leur histoire.
Dans un article intitulé « L’hypothèse sémite »,[8] Gil Anidjar s’interroge sur l’apparition du terme sémite et sur sa disparition. Dans la vision orientaliste du XIXème, l’invention des Sémites comme catégorie - tombée en désuétude et complètement obsolète aujourd’hui - a correspondu en Europe à un moment de sécularisation, ou du moins à un moment où l’Europe se pensait sécularisée alors même qu’en réalité c’était une transformation de la religion qui s’opérait.
Effectivement la religion ne disparaît pas de l’Europe. On assiste simplement à un déplacement du religieux, du religieux chrétien qui fait semblant de s’ignorer et va se déplacer en se fabriquant un Orient religieux et racial dans lequel Juifs et Arabes vont être associés dans une catégorie qui est celle des Sémites. C’est le moment unique, dit Anidjar, où tout ce qui peut être dit sur un Juif peut être dit sur un Arabe et réciproquement avec validité. Ce moment-là racialise et théologise Juifs et Arabes.
Là où Renan associe Juifs et Arabes comme race et religion dans le terme de sémites, le nazisme va les dissocier dans une première étape en racialisant les juifs et en les « dé-théologisant ». Hitler écrit dans « Mein Kampf » que la religion juive est un prétexte à la survie de la race juive. Par contre, pour des raisons politiques liées à la guerre, le nazisme va théologiser l’Islam et le déracialiser. Dès lors pour les Juifs, les aspirations politiques et les revendications nationales vont s’exprimer plus fortement.
Il faut cependant toujours garder à l’esprit que c’est à l’intérieur même de l’Europe du XIXème que les deux identités politiques Juif et Arabe ont été co-constituées en relation l’une avec l’autre.
Comme le dit Anidjar,« Les Sémites ne garderont d’existence comme concept dans la conscience européenne qu’aussi longtemps que l’Europe s’imaginait être sécularisée ».
C’est au moment où la religion se dissipe supposément en Europe qu’émerge l’Orient/religion.
Comme Marx l’avait déjà noté, « l’histoire de l’Orient se présente comme une histoire des religions ».
La deuxième étape du raisonnement de Gil Anidjar a pour objet l’histoire de l’ennemi : Israël se présente comme une démocratie laïque et moderne alors que, face à lui, son ennemi est exempt de toute culture politique, « -ce n’est pas une race, à peine une civilisation et en tout état de cause une religion aberrante ! »
Autrefois juif et arabe étaient institués comme race et religion dans un mode politique sécularisé. Depuis le nazisme et jusqu’à aujourd’hui, on peut à nouveau les séparer. Reste à définir les critères ? Israéliens et Palestiniens ? juifs et musulmans ? Juifs et arabes ? Avec minuscule ou majuscule ? Réalistes en matière politique et extrémistes religieux ?
Aujourd’hui, dit Gil Anidjar, ce sont les termes « Juif » et « Arabe » qui sont dominants. La mutation discursive de « Sémites » à « Juif » et « Arabe » reconfigure des alliances fantasmatiques et reformule la distinction entre race et religion, entre religion et politique, entre ethnicité et race, tout en excluant celui qui était à l’origine le parallèle obligatoire du Sémite, l’Aryen.
C’est à dire qu’on a affaire à une défausse extraordinaire du christianisme qui a travaillé le XIXème, une défausse extraordinaire du chrétien, de ce qu’il continue à faire à travers les missions chrétiennes dans les empires coloniaux, une défausse jusqu’à aujourd’hui lourde de conséquences sur cette fabrication d’un Orient racisé et théologisé judéo-arabe.
A un niveau tout à fait pratique, les termes « Juif » et « Arabe » restent dominants au moins pour deux raisons :
-Tout d’abord ce sont les termes en fonction desquels le « conflit » et ses prétendues solutions sont articulés - d’où la popularité des solutions à deux États, l’un juif, l’autre arabe ou palestinien, comme si ces termes étaient de simples contraires entre lesquels la distinction pouvait se faire sans aucun problème.
-En second lieu, ces termes « juif » et « arabe » ont déterminé la vie de millions de personnes puisqu’ils sont inscrits sur les cartes d’identité israéliennes depuis le début de l’État d’Israël, ainsi s’opère la distinction entre citoyenneté –israélienne- et la nationalité –Juif ou Arabe. La nationalité permet donc une discrimination et non pas une reconnaissance de droits égaux.
En conséquence, en Israël, « Juif » bien que dé-théologisé continue à fonctionner comme un terme religieux, alors qu’ « Arabe » semble être exempt de tout contenu religieux, se contentant d’être un marqueur ethnique et politique, une catégorie raciale et même raciste qui fonctionne comme un écran mais qui signifie entre autres choses, « le fanatisme musulman » ou tout simplement « la religion ».
Que l’on parle d’Israéliens et de Palestiniens –le nationalisme étant le facteur primordial ; de juifs et musulmans –le facteur primordial étant en ce cas la religion ou que l’on parle de Juifs et d’Arabes –ethniquement définis avec, pour les uns, une politique dite « démocratique » et pour les autres une « religion fanatique »- ce n’est jamais une simple erreur dit Anidjar. On ne fait de la sorte que maintenir une situation qui, institutionnalisée par l’Etat d’Israël comme le point culminant d’une histoire complexe et non écrite, réinscrit des distinctions invisibles et ininterrogées qui séparent et qui traversent race et religion, religion et politique, et finalement les Sémites eux-mêmes : le Juif et l’Arabe.
Gil Anidjar nous rappelle fort à propos l’intuition d’Edward Saïd qui écrivait : « Peut-être la religion comme l’orientalisme est-elle un discours, un mode de pensée, de formuler et d’organiser les concepts, de relier des mots et des choses entre elles, qui est spécifiquement occidental ».
La religion est impossible à comprendre si l’on ne prend pas en compte le fait qu’il s’agit de l’histoire de l’Europe (et non pas de l’Orient et du Moyen-Orient) même si elle a eu et continue à avoir des effets dévastateurs dans cette région du monde.
En fin de compte, nous avons affaire à l’histoire de ce que veut le chrétien. « Rappelons-nous, dit Anidjar, l’affaire du foulard en France, l’opposition affichée à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne couplée avec une affirmation renouvelée de l’identité chrétienne de l’Europe, rappelons-nous Bush et Sharon, l’alliance d’Israël avec les évangélistes chrétiens des Etats-Unis, rappelons-nous l’insistance avec laquelle on martèle que la guerre contre les « terroristes fanatiques » n’est pas une guerre contre l’« Islam » et n’oublions pas la présence militaire des Etats-Unis au Moyen-Orient … Posons-nous la question de savoir s’il n’y a pas de racisme dans tout ceci. »
« Pensez enfin, dit Anidjar, que les « Arabes » ne sont pas considérés comme un groupe ethnique distinct dans les formulaires administratifs des services américains de l’immigration –même si c' est en train de changer et pas forcément en mieux. »
Je rapporte enfin ici la conclusion de Gil Anidjar : « là où la religion est advenue, la race a pour ainsi dire disparu (ce qui veut dire que, quoique visible, elle a été masquée dans son pouvoir et dans ses effets). Le sécularisme est un orientalisme. La race est la religion. La preuve ? … Les Sémites. »
Texte revu par l’auteure et publié avec son autorisation
[1] Un entretien en français avec Gil Anidjar sur http://radiospirale.org/capsule/semites-le-juif-et-l%E2%80%99arabe-entretien-avec-gil-anidjar
[2] Les éléments sur le Mafdal sont tirés du bulletin du Centre français de recherche de Jérusalem : Les mutations politiques et idéologiques du mouvement sioniste religieux, David Khalfa
[3] L’âne du Messie, figure biblique de l’âne sur lequel le Messie doit entrer dans Jérusalem.
* corne de bélier utilisée dans le rituel juif religieux à Yom Kippour et Rosh Hachana , dans la Bible utilisé par les Hébreux devant les murailles de Jéricho.
[4] Rashid Khalidi, Palestine, Histoire d’un Etat introuvable, Actes Sud, 2007
[5] De la théologie à la libération ? Histoire du Jihad islamique palestinien, Wissam Alhaj, Nicolas Dot-Pouillard, Eugénie Rébillard, La Découverte, 2014
[6] Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits, La Découverte, 2012
[7] Edward W. Saïd, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, publié pour la première fois en 1978, réédition Seuil 2005
[8] The semitic hypothesis, publié in Semites, Stanford University Press, 2008