L'antisémitisme, nain politique et piège symbolique ou comment désarmorcer la lutte de classe
Nouvelle publication, en contexte d'un nouvel accès d'hooliganisme antisémite sur les réseaux sociaux, démasqué ici, 30 décembre 2013.
Notons qu'en ce qui concerne l'interdiction proposée des spectacles de Dieudonné, je n'y verrai aucun inconvénient de principe, mais je ne vois pas pourquoi Manuel Vall la prononcerait, à part pour lui faire de la publicité, en sachant à quel point l'antisémitisme est utile au pouvoir actuel, dans sa configuration européenne. On peut en dire de même pour les publications d'Alain Soral. Quant à la peur du "précédent", si le pouvoir cherchait vraiment à s'en prendre aux libertés publiques, il n'en aurait pas besoin.
Texte légèrement remanié par rapport à la version publiée sur RC en septembre 2011 sous le titre "réflexions sur l'antisémitisme actuel (2011)". lien à l'article ici (même texte, suivi de plusieurs commentaires, dont ceux de Danielle Bleitrach).
Réflexions générées sans doute par la lecture de la brochure stimulante de Badiou et Hazan « l’antisémitisme partout »,
Paris 2011, éditions La Fabrique.
I
1) Il est juste de rappeler, avant d'aborder la question de l'antisémitisme actuel pour déterminer sa fonction politique et pour évaluer son degré de nocivité, que les juifs ont été opprimés longtemps, en tant qu’individus et en tant que nation, et ont subi un génocide entre 1941 et 1945 des mains des nazis et de l’armée allemande qui a tué un tiers de leur peuple, soit environ six millions de personnes sans distinction de classe, de sexe, ni d'âge. Le but des nazis en cas de victoire était l'extermination de tous les juifs dans le monde.
2) Précisément depuis 1945 la situation des juifs a changé. Le peuple juif n’est plus un peuple opprimé, bien que le traumatisme de l’extermination persiste chez les survivants, leurs descendants, et se renouvelle dans les nouvelles générations juives par la victimisation secondaire opérée par leur éducation.
3) Depuis plus de 60 ans l’oppression séculaire des juifs a disparu. Cette émancipation réelle observable dans le monde est principalement due aux sacrifices et à la victoire écrasante de l’Armée Rouge, de Stalingrad à Berlin, entre 1942 et 1945. C’est elle qui a anéanti l’hitlérisme, son armée et ses idées. On comptait d’ailleurs dans ses rangs des centaines de milliers de combattants juifs.
II
4) Mais la majorité des juifs d’aujourd’hui pense peut être que sa sécurité acquise de peuple dispersé dans le monde est due à l’action d’Israël qui la protège à distance. Il faut espérer que ce n’est pas le cas, car la continuité d’un État juif en Palestine, même nanti de l’arme nucléaire, n’est pas du tout garantie à long terme. Il suffit de regarder une carte : il semble un ghetto minuscule, à l’échelle de la planète, et on imagine mal comment il pourra survivre longtemps s’il reste comme un corps étranger implanté par la volonté de l’Occident au Moyen Orient.
5) Israël n’a pas de légitimité comme représentant du peuple juif. Il est le résultat d’un projet porté par l’idéologie sioniste qui voulait réaliser un État national juif en Palestine, après émigration de tous les juifs dans ce pays dont leurs ancêtres culturels et peut-être biologiques, les Hébreux, avaient été chassés par l’Empire Romain aux premier et deuxième siècles de notre ère. Ce projet minoritaire de donner un territoire à une nation qui en était dépourvue, et qui était menacée par la montée du racisme antisémite n'était pas en soi condamnable, ce qui l'était, c'était d'en spolier un autre peuple pour atteindre ce but.
6) Car c'était aussi un projet colonial de spoliation des peuples indigènes, qui ressortait de la politique et de l’idéologie colonialiste occidentale des années 1860 à 1914 : le projet d’édifier un foyer national juif en Palestine fut élaboré dans le déni des droits des habitants arabes, les Palestiniens, soumis à ce moment là à la domination ottomane, puis britannique après 1918.
7) Le sionisme est resté minoritaire dans le peuple juif jusqu’à la fondation de l’État israélien en 1948, qui s’est faite au prix de l'exil forcé des Palestiniens, et a pu devenir dominant dans la diaspora à cause de l’anéantissement par le génocide nazi et l’exil du principal noyau démographique et culturel juif qui se trouvait dans la zone des juifs de langue yiddish, en Europe de l’Est, qui était resté indifférent ou hostile au sionisme, et dont une large fraction avait soutenu la révolution bolchevique.
8) Loin de fournir une quelconque protection au peuple juif, Israël a dressé contre lui tout le monde arabe, musulman, et le Tiers Monde en général. S’iI protège les juifs, c’est contre les ennemis qu’il leur a lui même créés. Face aux nazis, en fait de résistance, les précurseurs sionistes de l’État israélien s’étaient bornés à négocier en vain avec eux un transfert des juifs allemands en Palestine.
III
9) L’antisémitisme aujourd’hui n’a pas disparu mais il n’a plus sa bonne conscience et la valeur d’opinion dominante qui était la sienne avant la seconde guerre mondiale, où les médias des « démocraties libérales » et l’establishment américain (Ford, Disney, Joseph Kennedy, Hearst) étaient majoritairement antisémites.
10) L’antisémitisme est devenu aujourd’hui une pulsion morbide et clandestine ou une idéologie pour marginaux et non une force politique. Il ne peut être dangereux que dans des situations relevant de la délinquance et/ou du dérèglement mental, comme dans l’affaire du meurtre crapuleux d’Ilan Halimi, et celle du meurtre d'enfants commis à Toulouse par un apprenti djihadiste. Il s'est choisi, avec la "quenelle", un signe de ralliement à son image.
11) Au-delà de ces cas pathologiques, de nombreuses accusations d’antisémitisme circulent dans les médias, parfois du registre de la malveillance pure (ainsi la campagne contre Jean Luc Godard). Elles sont intentées, qu’elles soient fondées sur la réalité ou non, pour discréditer les adversaires d’Israël, qui se recrutent en général dans le mouvement national palestinien et dans ses réseaux d’aide, marqués à l’extrême gauche.
12) Le mouvement sioniste et les forces politiques qui dominent en Israël s’en félicitent, car ils ont tout intérêt à faire croire à une recrudescence de l’antisémitisme, voire quand elle se manifeste vraiment à la stimuler par des provocations massives, comme l’opération contre Gaza dite « plomb durci » en janvier 2009.
13) Ainsi ce courant nationaliste anti-arabe hérité de l’ère coloniale peut travailler à ressouder les liens entre Israël et la diaspora, à le transformer en soutien inconditionnel, renforcer l’émigration juive en Israël, et même à donner à l’impérialisme occidental une apparence de contenu humaniste antiraciste en exhibant les dérapages antisémites de la propagande adverse.
14) Les antisémites fascistes ou intégristes, principalement aujourd'hui les intégristes musulmans, et parfois aussi gauchistes (le négationnisme des chambres à gaz est un produit d’extrême gauche à l’origine) ont intérêt à feindre un grand engagement pour la cause des Palestiniens, mais leur principal but est la réalisation pulsionnelle leur aliénation raciste. Ils sont les complices objectifs des précédents.
IV
15) Depuis une vingtaine d’année (précisément depuis la chute de l’URSS) on assiste à une réécriture de l’histoire comme un combat sommaire du bien démocratique libéral contre le mal « totalitaire », catégorie confusionniste où nazisme et communisme sont amalgamés en dépit de la réalité historique, et les juifs sont les otages de cette réécriture.
16) Dans ce détournement, Auschwitz et les camps d’extermination nazis sont présentés en dehors du contexte historique réel et de toute explication rationnelle, de manière mystique, comme une forme de « mal radical ». Ainsi la responsabilité écrasante dans l’instauration des régimes fascistes, endossée par les dirigeants politiques, militaires et économiques du capitalisme européen entre-deux-guerres et le rôle dans la dérive fasciste de la banalité idéologique anticommuniste de l’époque est cachée aux nouvelles générations, et la mémoire de la Shoah, boursouflée d’émotion surjouée par des hypocrites, est cyniquement récupérée pour servir à la diabolisation du « totalitarisme » donc du communisme amalgamé au nazisme. On en arrive à la dénaturation complète de la vérité historique, où la force politique communiste qui est celle qui a combattu le plus résolument le nazisme est calomniée et diabolisée. Pour Le Pen, Auschwitz n'était qu'un "détail" de l'histoire de la Seconde Guerre Mondiale, pour l'histoire scolaire en Occident, c'est devenu un détail de l'histoire du totalitarisme.
17) La Shoah a d’abord été récupérée par l’histoire nationale israélienne, ce qui se comprend aisément, mais au prix d’une distorsion de la réalité historique. Les victimes de la Shoah furent les juifs qui ne voulaient justement pas émigrer en Palestine, et à qui on a bien souvent refusé l’entrée aux États-Unis ou en France. Cette récupération sert à créer en Israël une mentalité de citadelle assiégée, et à produire les conditions psychologiques pour que les jeunes israéliens ne puissent refuser de participer à des guerres d’agression répétées, toujours lancées au nom de la sécurité du peuple juif.
18) la Shoah est utilisée sans scrupule maintenant pour le récit scolaire occidental de la fin de l’histoire, qui aboutirait au meilleur des mondes, démocratique et libéral, l’espoir des propagandistes du millénaire libéral étant que les ennemis du capitalisme seront assez bêtes pour se discréditer en tombant dans le piège grossier du négationnisme, comme l’ultra-gauche « conseilliste » et « bordiguiste » y a donné tête baissée dès les années 1960, avec quelques autres, anarchistes, ou trotskistes. Bien entendu il s’en trouvera encore d’autres, et on leur fera la plus grande publicité possible. Chez les communistes il ne s’est guère trouvé que Garaudy, après son exclusion, pour se déshonorer de cette manière.
19) Toute dénégation ou minimisation de la Shoah sous prétexte de lutte anti-israélienne est odieuse et stupide. Toute exploitation qui en est faite pour justifier la politique israélienne l’est tout autant. La Shoah n'a pas "d'ayant-droits". Il n’y a pas de continuité entre l’histoire de la Shoah et celle d’Israël. Israël n’est pas un dédommagement accordé aux juifs pour compenser la « solution finale ». Si c’était le cas, il aurait été créé dans un territoire allemand, en Prusse par exemple. En toute justice, les Palestiniens n’ont pas à payer pour des crimes européens. Et les néo-nazis qui se servent d'eux pour exprimer leur pulsion de mort sont à mettre au nombre de leurs ennemis.
V
20) Israël se prétend représentant de tous les juifs et « État juif ». La critique d’Israël dérape souvent en critique des juifs en général du fait de cette revendication exorbitante.
21) Des institutions pseudo représentatives (comme en France le CRIF) font pression moralement sur les juifs de la diaspora pour les obliger à s’aligner sur le sionisme. Cela crée une confusion délibérée, qui rend difficile de limiter à la responsabilité des seuls Israéliens les actions d’Israël, et cela d’autant plus que la jeunesse juive apolitique française, ignorante de l’histoire et manipulée par les médias comme le reste de sa génération, s’érige souvent en supporter bruyant des colons et de l’armée d’occupation. Cette confusion entre juifs et Israéliens est bien entendu voulue par les autorités israéliennes.
22) Le philosémitisme actuel en Occident n’est que l’antisémitisme bourgeois des années 1930, mais inversé. Selon Hazan et Badiou « un philosémite est un antisémite qui aime les juifs ». Ainsi, des journalistes d’un hebdo français autrefois prestigieux accusaient l’an dernier d’antisémitisme tous ceux qui critiquaient « les riches », puisque tout pro-sionistes qu’ils étaient, ils adhéraient au cliché antisémite selon lequel tous les juifs sont riches.
23) Et le philosémite s’il aime les juifs les préfère loin de chez lui, à condition qu’ils forment une colonie militaire en avant poste impérialiste au Moyen Orient, qui surveille la route du pétrole. La durée de vie maximale de l’amour pour l’État juif proche oriental, dans le cœur de l’Occident capitaliste, est donc celle des réserves du Golfe : un demi-siècle.
24) Israël peut survivre dans les prochaines générations s'il rompt avec le sionisme et trouve un accord juste avec les Palestiniens et ses voisins arabes, qui impliquera son insertion dans la région et donc beaucoup de concessions (deux États souverains, partage de Jérusalem, droit au retour des Palestiniens, etc.). Le meilleur plan de paix cependant comporterait la refondation d’un état unique Palestinien pour les Arabes et les Juifs, avec les frontières du mandat palestinien, laïc et régit par le droit du sol.
25) Certains sionistes particulièrement naïfs, juifs ou non d'ailleurs, croient au mythe antisémite de la toute puissance des juifs. Ils croient, et font croire, qu’Israël peut faire pression sur les États-Unis et les médias ne se privent pas de reproduire cette aberration. Il ne manque pas d'articles des médias "mainstream" qui tentent de mettre en scène une Amérique alignée sur Israël, bon gré mal gré, contre ses propres intérêts. Les antisémites d’en face le croient aussi, et il faut les voir espérer avec candeur le retournement américain. La vérité est bien sûr tout le contraire : Israël est un satellite des États-Unis, et loin d’être le plus important. Le pouvoir du « lobby juif » américain est infiniment plus limité que celui du complexe militaro-industriel, que ceux des différentes églises protestantes, ou que celui des armes à feu. Dans l’alliance réactionnaire entre juifs sionistes de New York et fondamentalistes apocalyptiques du Middle West qui influence le Congrès des États-Unis, les maîtres du jeu sont ces « ploucs » dangereux qui pensent sérieusement que le retour des juifs en Palestine est un « signe » précurseur du retour du Christ.
26) Sur la question palestinienne, la solution démocratique qui doit prévaloir ne peut qu’être retardée par les manifestations d’antisémitisme. Ce qui empêche la majorité des juifs d’Israël ou de la diaspora de soutenir l’idée d’un accord de paix concret avec leurs adversaires arabes est la crainte pour la sécurité future du peuple juif et l’antisémitisme bruyant et odieux mais fondamentalement inoffensif de quelques marginaux montés en épingle ranime cette crainte, à la grande joie des partisans de la guerre éternelle au pouvoir en Israël.
27) Bien sûr nul ne peut dire avec certitude si dans l’avenir lointain les juifs ou n’importe quel autre peuple vivront toujours en sécurité, mais ce qui est certain c’est que cette sécurité ne viendra pas d’Israël. Israël et sa politique de fuite en avant représente le principal danger actuel pour le peuple juif.
VI
28) Il ne faut pas confondre avec les résidus de l’antisémitisme occidental la haine anti-judaïque qui s’est développée dans le monde arabe et musulman depuis 1948. Toute condamnable qu’elle soit, elle est plus du registre de la xénophobie de guerre qui se développe en pays vaincu et humilié dans son orgueil national que du racisme proprement dit. Elle est comparable à la haine anti allemande dans la France d’après 1870. Elle enveloppe tous les juifs parce qu’Israël prétend être « l’État juif ». Elle s’éteindra rapidement avec la disparition des conditions historiques qui l’ont créée.
29) L’antisémitisme agressif et meurtrier de la première moitié du vingtième siècle européen s’attaquait à des communautés juives qui demandaient avant tout le « droit à l’indifférence », soucieuses qu’elles étaient d’intégration dans leurs pays respectifs. Aujourd’hui le débat sur la résurgence de l’antisémitisme se produit dans un contexte tout autre, où s'exacerbent de pseudos-identités en grande partie artificielles, où l'on s'adonne avec volupté au narcissisme communautariste, qui affecte aussi bien les juifs, que les autres groupes minoritaires des sociétés occidentales (LGTB, musulmans, noirs, etc.). Dans ce contexte dérapages verbaux et incidents racistes sont fréquents de part et d’autre. Mais ils sont de l’ordre de la posture, ils reflètent un pervers « vivre ensemble en ghetto » directement importé des États-Unis et ils n’impliquent aucun projet politique précis, si ce n'est le maintien du monde tel qu'il est. Les "différences" entre ces pseudo-communautés sont toutes absorbées dans l'identité du consommateur aliéné prêt à tout piétiner pour une paire de basquettes de marque.
30) L’antisémitisme résiduel en Occident est une forme de hooliganisme, ni plus ni moins. Comme toujours dans ce cas, il exprime le désir égaré du « rebelle sans cause » parfaitement impuissant qu’adore le cinéma capitaliste, ce désir imature de se faire remarquer en contredisant systématiquement le message moralisateur des institutions, quel qu’en soit le contenu, qu’il s’agisse de respecter le drapeau national, d’être poli avec les dames , de cesser de fumer ou de communier dans le devoir de mémoire.
31) L’antisémitisme au XXIème siècle est une survivance de peu d’importance politique réelle, mais c’est un piège symbolique efficace pour discréditer les causes anti-impérialistes. Pour le désamorcer il faut condamner résolument et sans phrases toutes ses manifestations réelles, et condamner l’indécente instrumentalisation des accusations d’antisémitisme. Ce qui implique de faire l’effort de se mettre à la place des intéressés, les juifs, les arabes, et les autres. Et de peser soigneusement ses termes en gardant à l'esprit la possibilité permanente de détournements malveillants. Il est affligeant de constater le nombre de militants d'extrême gauche, parfois très intelligents, qui sont incapables de cette forme élémentaire d’empathie.
Gilles Questiaux,
membre du comité exécutif de la section du XXème arrondissement de Paris du PCF,
31 août 2011