La gauche tièdement de gauche, ou « de gouvernement », est dans le désarroi. Visiblement Hollande ne fait pas mieux que Sarkozy, et c’est un peu ennuyeux.
Alors on prend son courage à deux mains, on « repense », on appelle à « refonder ». L’injonction vaut programme. Il est en train d’arriver au PS ce qui est arrivé au PC dans les années 80 : il ne colle plus au réel.
Deux indices :
Un livre de Michel Aglietta et Thomas Brand, « un new deal pour l’Europe », excellemment commenté par Christophe Bouillaud.
Sur l’analyse de la crise européenne, les deux auteurs sont bons. Ils diagnostiquent les deux faces de la crise de l’euro, réelle et financière, ce qui est rare tant les autres auteurs voient le plus souvent soit les aspects financiers, soit les aspects commerciaux, mais rarement les deux.
Côté industrie :
« Dans un espace monétaire unifié, l’industrie tend à se renforcer et à se concentrer là où elle était déjà la plus forte, et là où les conditions institutionnelles se trouvent réunies pour avoir des rendements croissants et de l’innovation. »
Côté financier :
« un seul taux d’intérêt directeur dans une zone économique qui comprend des pays à inflation différente implique des taux d’intérêts réels différents selon les pays (p. 175) – avec, dans certains cas, une incitation irrésistible à s’endetter. »
Là où Aglietta et Braud se noient en revanche, c’est dans les solutions.
En effet, la logique voudrait qu’ayant imparablement diagnostiqué l’échec de l’euro, les auteurs appellent à en sortir. Ils n’en font rien.
Je laisse à Christophe Bouillaud une tentative d’explication : « pour M. Aglietta et T. Brand, c’est bel et bien l’Euro tel qu’il a été conçu et géré de ses origines jusqu’à nos jours qui se trouve la cause unique (ou presque) de tous nos malheurs actuels – ce qui ne les empêche pas bien sûr de vouloir que l’aventure de l’Euro continue, et donc d’être publié en conséquence chez Odile Jacob. » Pour le coup c’est M. Bouillaud qui va probablement perdre une place dans un jury de thèse, ou aura du mal à publier chez Odile Jacob.
Christophe Bouillaud note bien que les préconisations des auteurs ne sont à la hauteur de leur diagnostic :
« un peu de volonté politique et de technique institutionnelle va nous sauver. Il suffit de créer un « Trésor européen », de coordonner les politiques économiques nationales en sortant de l’austérité budgétaire à marche forcée, de donner tout son rôle à une politique industrielle ragaillardie et verdie, et nous serons sauvés. Amen. »
On sent que le politiste qu’est C. Bouillaud est las de tant de bons sentiments face à l’échouage économique qui nous guette. Parce que la réalité de l’Union européenne, son avenir, c’est ça :
« tout s’oriente vers une solution simple et élégante à la crise : les gagnants (Etats créditeurs, banques, consommateurs, épargnants, habitants du centre industriel, etc.) continueront à gagner, les perdants (Etats débiteurs, contribuables, salariés, habitants de la périphérie désindustrialisée) continueront à perdre. Et pour l’heure, les perdants ont la politesse de souffrir le plus souvent en silence, ou de ne pas trouver les moyens d’un renversement politique de la situation. »
Je dois dire que ça me repose de trouver sous une plume autre que la mienne une critique stimulante des insuffisances et lâchetés de la gauche qui pense - car Aglietta est quand même une des pointures de la macroéconomie française.
Quelques minutes après avoir lu le blog de notre universitaire grenoblois, je tombe sur un compte rendu de conférence de Dominique Méda sur la répartition du temps de travail.
Je ne suis pas défavorable à la réduction du temps de travail. Mais je ne crois pas que ce soit aujourd’hui la solution. Dans une société où la distribution des revenus est de plus en plus polarisée, demander à un salarié à temps partiel qui gagne moins qu’un SMIC de partager son temps de travail et son revenu relève de la foutaise. Et comme le travail de ceux qui gagnent beaucoup d’argent est souvent très peu partageable, le partage du travail en temps de crise ressemble à un exercice de répartition de la pénurie.
Comme s’il fallait s’habituer à une très longue période de vaches maigres.
Dominique Méda assortit en effet son discours d’une idée que l’on lit de plus en plus souvent chez la gauche qui pense : la croissance c’est mal, ou peu s’en faut.
Comme l’euro a tué la croissance, mais qu’il ne faut pas le dire si l’on veut conserver son rond de serviette au PS, tuons la croissance. Comme c’est un peu compliqué à justifier, rien de mieux que l’invite à « repenser ».
Là est le signe définitif de la déconnexion du réel : puisqu’on a rien à proposer, asseyons-nous en rond et « repensons » (frère ODP fera circuler les joints pendant que GC nous lira un cours sur l’islam, avant la séance de NJ sur l’immigration).
Blague à part, on lit dans ce compte-rendu des perles pas très éloignées de ce que Descartes le blogueur repère, par brassées, dans les textes du Front de Gauche :
« Il faut donc oublier cette Croissance dont on nous parle tous les jours, et la repenser autrement. Par ex. en prenant en compte de l’amélioration thermique des bâtiments, le développement de transports en commun… Ce qui veut dire conversion écologique, synonyme de créations d’emplois. »
J’ai beau essayer de comprendre, je ne saisis pas comment le développement de transports en commun et la création d’emplois qui irait avec ne créeraient pas de croissance... Que l’on veuille une croissance verte, une croissance juste, prenant en compte des indicateurs sociaux, très bien. Mais crier haro sur la croissance parce qu’on ne sait plus en créer, c’est oublier que le renard et les raisins est un des trésors du patrimoine national.
La gauche de gouvernement observe la croissance disparue.
Il nous faudrait plus de Bouillaud : des analystes lucides qui ne se satisfont pas de shibboleths que la gauche intellectuelle produit les uns après les autres, au fur et à mesure de l’échouage du navire euro.
Au fond, toutes ces figures de la gauche critique qui font vœu de semi-lucidité sont un peu comme le capitaine du Costa Concordia : ils veulent bien sauver le navire mais à condition d’avoir d’abord les pieds au sec, c’est à dire de continuer à pouvoir publier chez Odile Jacob.
Lire un exemple de plus de ces préciosités avec un entretien Todd/Lordon dans Marianne. Aucune de ces deux vedettes n’appelle en termes directs à sortir de l’euro. Au contraire, ils rivalisent dans les regrets :
« Il ne nous reste donc plus qu’à sortir de l’euro, alors ?
F.L. :
A la différence de l’euro actuel, une monnaie commune laisserait exister des dénominations nationales, mais dont la convertibilité entre elles ou avec l’extérieur ne s’effectuerait que par le truchement d’une (nouvelle !) BCE. » Autant dire que comme Aglietta et ses rêveries de Trésor européen, Lordon se fait son Europe fantasmatique dans son coin.
Todd est celui qui s’approche au plus près de l’abîme, mais il laisse au lecteur le soin de conclure que la sortie de l’euro s’impose :
« Sur la sortie nécessaire de l’euro, je ne peux qu’approuver Frédéric [NDLR : qui ne s’est pas prononcé]. Et, sur le plan technique, il a évidemment raison, la monnaie commune serait le bon concept. Mais je crois que, politiquement, il est trop tard. L’Europe a une image catastrophique, elle est perçue comme une machine à ne pas gouverner. Ce dont la France et les autres pays ont besoin, c’est de se recentrer - comme l’a fait Allemagne depuis sa réunification - sur l’idée de nation pendant un bout de temps. Nous, Français, avons besoin de nous retrouver entre nous, avec nos bonnes vieilles luttes des classes, avec notre fantastique diversité culturelle, avec notre Etat, et notre monnaie. Nous devons tirer de nos traditions et de notre histoire ce qu’il faut pour nous en sortir. »
C’est très justement que cet article était titré : « les intellectuels vont devoir parler au peuple ». « Vont devoir » c’est dans le futur. Dans l’immédiat on n’y est pas encore.