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La question du rapport des bolcheviks à l'Islam n'est pas qu'une question purement historique, mais aussi une question qui permet de comprendre l’intelligence géopolitique et l’intelligence géoculturelle de quelques dirigeants majeurs de la jeune Russie révolutionnaire, plus tard de l’URSS. D'abord parce que les premiers pas de la Révolution russe dans le peuple puis dans la guerre civile et la constitution de l’Armée rouge n’eussent été possibles s’il n’y avait pas eu une forte inspiration chrétienne au sein de ce peuple de moujiks : « Il ne faut pas oublier, écrivait Pierre Pascal, que la révolution de 1917 a été de la part des soldats et des paysans qui l’ont faite, un mouvement d’indignation chrétienne contre l’État. » [1],
Ils n’avaient lu ni Marx ni Lénine, mais avaient une vision du Salut et de la Grâce dans la pauvreté du Christ ! Ensuite parce qu'aucune révolution ne sort jamais définitivement de la scène de l'histoire sans laisser jamais un héritage qui prolonge son existence dans les réalités nouvelles et sous des formes inédites (l’histoire de la France au XIXe siècle en montre l’exemple parfait). Et enfin, parce que le bolchevisme, ayant historiquement constitué, au moins jusqu'à hier, l’un des sommets, peut-être le plus radical dans le contexte russe, du processus sociétal, à la foi théorique et pratique, nommé Aufklärung(Lumières), il nous invite à réexaminer à nouveau frais les positions que les bolcheviks ont eu à l'égard de la religion, et plus particulièrement à l’égard de l'Islam et des musulmans.
On constatera aisément que la doctrine bolchevique reprit en plus radical et en plus contrasté (étant données la vastité et les différences culturelles de l’Empire) celle que l'on retrouve quand on étudie sérieusement tous les courants issus de la pensée des Lumières, que ce soient les mouvements populaires ou bourgeois. Aussi remarque-t-on que ce qui se nomme de nos jours l'islamophobie a toujours existé dans la mesure où l'Islam, en plus d'apparaître aux yeux des athées radicaux, comme une religion identique aux autres et peut-être plus archaïque, a été et constitue toujours aussi une religion liée aussi aux expériences coloniales, postcoloniales et néocoloniales, et donc à un certain nombre de luttes de libération nationale mal acceptées, même avec le temps, par les pouvoirs impériaux occidentaux (cf. ce qui se passe présentement en Afrique blanche et noire musulmanes).
Par ailleurs, il est aussi bon de rappeler que la tradition du communisme français n'a jamais fait de l'athéisme et de la laïcité, à la différence des sociaux-démocrates et des libres penseurs bourgeois, une « religion à rebours », ce que Maurice Thorez dénonçait dans les années trente sous le terme de « laïcisme ». Laïcisme qui camouflait, mal, le renoncement d'une certaine gauche aux principes fondamentaux de la gauche: radicalisme et égalitarisme social, internationalisme, anticolonialisme, anti-impérialisme.
Laïcisme qui précisément dépassait de loin la « laïcité » qui n'est rien d'autre que l'affirmation du droit à la liberté de conscience pour tous, sans exclusions (comme l’écrivait Aragon : « celui qui croyait au Ciel, celui qui n’y croyait pas » et qui fait qu’il y a des mouvements révolutionnaires d’inspiration marxiste et chrétienne dans tous les pays d’Amérique du Sud).
Rappelons d'ailleurs que, à cette époque, c'est aussi au nom d'une certaine « laïcité », de fait du laïcisme, que les socialistes refusaient dans les faits l'accès de leurs syndicats aux travailleurs italiens, polonais, juifs, considérés comme « trop religieux », voire « fondamentalistes », alors que la CGTU communiste leur était ouverte.
A l'époque, en France, cela n'avait pas grand chose à voir avec les musulmans, mais les comportements de la France « laïque » officielle étaient somme toute assez semblables à ceux que l'on retrouve aujourd'hui. Dans l'Algérie coloniale, c'était ce même argumentaire « progressiste » qui permettait d'ailleurs déjà à la « République » de traiter ses « citoyens Français musulmans » selon d'autres lois que les autres (chrétiens et juifs). L'histoire de la « ségrégation républicaine » mérite donc d'être confrontée aux dilemmes que rencontrèrent, sous d'autres cieux et dans des situations présentant parfois plusieurs similitudes, les bolcheviques russes.
La Rédaction
[1] Pierre Pascal, La Religion du peuple russe, L’Âge d’Homme, Lausanne 1973, p.