Le soir de la journée nationale d’action du 10 juin contre la réforme des retraites, TF1 consacra 3 minutes 47 secondes aux grévistes et manifestants contre 14 minutes 5 secondes à ceux qui les dénonçaient. Même équilibre sur France 2 : le journal télévisé de 20 heures du 14 mai avait octroyé 1 minute et demie à la parole des protestataires contre 8 minutes 50 secondes aux gênes occasionnées par les grèves. A trois reprises au moins (les 13, 14 et 16 mai), les téléspectateurs du service public purent s’émouvoir des infortunes d’une start-up parisienne, assurément très représentative du salariat français. A l’opposé, la « France des grévistes », dépeinte comme celle des « ronds-de-cuir » et des « assistés », était symbolisée par Marseille. « Il faut dire que les services publics et parapublics y tiennent une très grande place et que la ville compte de nombreux retraités, chômeurs et RMistes », soulignait Patrick Poivre d’Arvor sur TF1 (4 juin).
Il faudra alors toute la perspicacité distinguée de David Abiker, chroniqueur de l’émission « Arrêt sur image » (France 5), pour déplorer le traitement de faveur réservé aux grévistes : « En regardant ces images, je me suis dit que la grève, ça pouvait être une série de petits bonheurs. (...) Je suis pas sûr, moi, ayant constaté dans mon entourage, mes collègues, que ça ait été véritablement systématiquement une partie de plaisir. On doit trouver un ou deux usagers qui aient dû soit intérieurement bouillir de colère, soit galérer (1). » Oui, on les avait trouvés...
Une idée répandue veut pourtant que le traitement médiatique des conflits sociaux soit la résultante des stratégies de communication mises en œuvre par les acteurs du conflit. La presse servirait alors de simple chambre d’enregistrement aux protagonistes. Elle relaterait leurs efforts pour accéder aux médias et gagner ainsi les faveurs de l’« opinion (2) ». A travers ses différentes sensibilités, elle restituerait l’ensemble des points de vue. Dans le cas contraire, l’annonce par les sondages de la popularité d’une contestation obligerait d’ailleurs les entreprises de presse à équilibrer leurs lignes éditoriales pour conserver leur clientèle. En vertu de ce postulat, un responsable d’institut d’opinion avait affirmé : « On ne peut pas dire que, en 1995, les grévistes n’aient pas été à la fête dans les médias (3). » Cette thèse a pour elle les apparences : les gouvernants ne s’enorgueillissent-ils pas d’un souci permanent de « pédagogie », les syndicats de leurs stratégies de communication, les contestataires de leur capacité d’organiser des manifestations qui intéresseront les journalistes et leur permettront ainsi de « sensibiliser l’opinion » ? Juchés en position d’arbitres des habiletés médiatiques, les professionnels de l’information paraissent alors exonérés de toute critique, les reproches ne pouvant émaner que de grincheux distancés dans la course aux médias. Aux antipodes de cette conception vaporeuse d’un marché autorégulé de l’information, la couverture des grèves du printemps 2003 rappelle que les médias (qui appartiennent souvent à de grands groupes capitalistes) ne sont pas les simples spectateurs mais des acteurs des conflits sociaux.
Selon un scénario désormais familier, le plan gouvernemental de réforme des retraites fut acclamé par les éditorialistes les plus en vue ; les signataires de l’accord, félicités. Aux ministres et aux directions syndicales on prodigua encouragements à « résister » à la pression des « foules impures (4) » ; on invita des « experts » à ratifier « scientifiquement » la réforme. Les sondeurs sommèrent les sondés de choisir entre diverses variantes d’une même proposition, cependant que la presse agitait les résultats comme preuve du soutien populaire à un plan de réduction des « avantages acquis », fût-il différent dans le détail du projet gouvernemental. Et, entre deux annonces d’un « essoufflement » du mouvement, les journalistes se déchaînèrent contre ces grévistes « convulsionnaires » accusés de « bloquer l’économie à un moment où ça ne va pas fort pour mieux défendre des revendications simplistes et ultracorporatistes (5) ». Les grévistes étaient à nouveau « à la fête ». Comme des boîtes de conserve au jeu du chamboule-tout...
Le traitement du conflit sur les retraites et la décentralisation de certains personnels de l’éducation nationale a d’abord fait ressortir la quasi-absence en France d’information sur le social. En temps ordinaire, aucun des trois grands journaux nationaux dits « de référence » ne comporte de rubrique quotidienne sur ce thème. Les rapports sociaux dans l’entreprise sont tantôt isolés dans des suppléments hebdomadaires largement occupés par des annonces payantes destinées au recrutement des cadres (cahier « Emploi » de Libération ), tantôt engloutis aux côtés des faits divers dans les pages « société », tantôt rejetés dans les rubriques « économie » ou « entreprises » consacrées à la microéconomie et rédigées du point de vue des « décideurs ». Nul cahier consacré aux luttes syndicales n’équilibre les suppléments « argent », « mode » et « cadeaux » (de luxe). Même situation dans l’audiovisuel : à l’exception de France 5, les chaînes hertziennes ne programment aucun magazine social régulier alors que pullulent les rendez-vous « de société ».
Au sein de la profession, le journalisme social est déconsidéré. Pour les responsables éditoriaux, la faute incombe à la « grisaille » du rapport salarial : il détournerait les consommateurs de presse... et, surtout, les annonceurs publicitaires. François de Closets, journaliste économique, a justifié cette absence : « Il est très difficile de faire naître une demande implicite sur les problèmes sociaux. Les syndicats, ça fait fuir tout le monde (6). » Tout le monde, vraiment ? Ou faut-il voir dans cette répulsion (imaginée) le résultat de l’usinage par les écoles de pouvoir d’une élite professionnelle issue des milieux aisés, habitée par un ethnocentrisme de classe tel que, pour un « grand reporter », « monter les marches qui mènent vers les appartements, c’est pénétrer dans un autre univers (7) » ?
Contrairement aux « odyssées » des patrons de choc, le social n’est médiatisé qu’en situation de crise. Pour qu’une fenêtre médiatique s’ouvre sur le monde du travail, il faut qu’une explosion éventre une ville (AZF Toulouse), qu’une grève induise des perturbations (SNCF), qu’une percée électorale de l’extrême droite soit imputée aux ouvriers. Ou alors qu’émerge une forme d’action jugée « nouvelle » par les journalistes (Cellatex, salariés de McDonald’s). Sur le reste, c’est-à-dire sur l’essentiel, rideau. De cette censure spontanée découle une conséquence majeure : tandis que la médiatisation d’un conflit de grande ampleur ne débute qu’après les premières mobilisations, les décisions qui déclenchent ce conflit ont déjà fait l’objet d’un accompagnement médiatique en profondeur.Depuis le milieu des années 1980, l’urgence d’une réforme libérale des structures de l’Etat social mises en place à la Libération a été régulièrement proclamée par Le Point comme par Le Nouvel Observateur, par Le Monde comme par Le Figaro, sur TF1 comme sur France 2, sur France-Inter comme sur Europe 1. La hiérarchie des rédactions balise les chemins éditoriaux le long desquels va serpenter la couverture quotidienne d’une grève ou d’un conflit.En 1993, le directeur du Point exigeait que M. Edouard Balladur, fraîchement nommé premier ministre, opère sans tarder « la chirurgie annoncée sur les retraites et la Sécurité sociale (8). » Dix ans plus tard, le directeur délégué du Nouvel Observateur, notant à regrets que « la France l’un des derniers pays à n’avoir réformé ni sa Sécurité sociale ni ses retraites », exhortera le gouvernement à franchir enfin « le mur de la réforme (9) ». Entre-temps, d’innombrables articles sur le thème « Peut-on encore réformer l’Etat ? » auront tout à la fois distillé et dénoncé « un sentiment diffus de blocage. Retraites, éducation nationale, SNCF, ministère des finances, autant de réformes amorcées, et en grande partie avortées. De quoi alimenter la rengaine des contempteurs de la sphère publique (10) ».
Ces considérations idéologiques, toujours dissimulées par l’invocation de la « rationalité », de la « modernité », de l’Europe ou du « réalisme », s’arriment à un môle doctrinal commun : « Depuis vingt ans, prétend l’éditorialiste économique d’un grand quotidien national, les Etats européens ont fait le mauvais choix. Ils n’ont guère augmenté leurs dépenses régaliennes — police, justice, armée, dépenses administratives. (...) En revanche, l’Etat social (santé, retraites, allocations familiales, chômage, aide au logement, RMI) ne cesse de progresser (11). » Au-delà des divergences de forme savamment mises en scène, les journalistes qui « font l’opinion » convergeaient depuis longtemps sur l’essentiel : refonte « inéluctable » du système de retraites, « nécessaire » mise à contribution du travail plutôt que du capital, alignement « incontournable » de la durée de cotisation des salariés du public sur ceux du privé.
« Cela relève d’une solidarité entre Français bien normale pour tous ceux qui ne s’accommodent pas d’une société de privilèges (12) », avait-on tranché. Société de privilèges ? Les cadres de la presse nationale s’abstinrent en tout cas de signaler qu’ils bénéficient, eux, d’un abattement fiscal automatique de 7 620 euros, d’au moins douze semaines de congés et récupération du temps de travail, d’un treizième mois, de retraites complémentaires, d’intéressement, de « parachutes dorés ». Et surtout de salaires très supérieurs à la moyenne (13).Quand François Fillon dévoila ses intentions, ceux qui, huit ans plus tôt, chantaient « l’audace » et l’ « équilibre » du plan Juppé jurèrent donc, cette fois encore : « Il n’y a pas d’alternative (14). » Et, comme en 1995, nombreux furent les gardiens du « cercle de la raison » libérale qui rejetèrent les contestataires dans le camp des décalés mentaux (lire « Malades mentaux »). La politique que conspuaient des millions de manifestants, c’était un peu la leur.
C’est dans ce lit éditorial que s’écoula le flot quotidien de l’information grand public sur les grèves. Dans ce registre, l’impact de la télévision et de la radio domine (15). Pour s’en tenir aux informations diffusées par les principaux journaux télévisés pendant les grèves du printemps 2003, plusieurs figures imposées du traitement médiatique des conflits sociaux (ré)apparaissent (16).
En premier lieu, la définition des protagonistes et l’assignation de leurs rôles. Dès le lendemain de la mobilisation du 13 mai, l’écrasante majorité des reportages de TF1, France 2 et, dans une moindre mesure, de France 3 partagent la société en deux camps irréductiblement opposés, faciles à repérer et surtout à décrire. Dans le rôle des gêneurs, les grévistes syndiqués de la fonction publique ; dans le rôle de leurs « victimes », les parents d’élèves, usagers des transports en commun, lycéens, travailleurs.
Ainsi s’opère le renversement médiatique des antagonismes qui structurent le conflit : vus à la télévision, les salariés ne s’opposent plus à un gouvernement et à un patronat décidés à amputer leurs droits ; ils s’opposent entre eux. Car la plupart des reportages présentent bien les grévistes comme des professionnels, mais de l’arrêt de travail ; ils n’ont pas d’enfants, n’empruntent jamais les transports ni ne fréquentent les commerces. Réciproquement, on martèle cette autre « vérité » : les salariés normalement constitués ne font pas grève, mais « cherchent par tous les moyens à se rendre à leur travail » (France 2, 13 heures, 13 mai).
Il ne faut sans doute pas chercher bien loin les fondements d’une telle évidence : les journalistes qui nous ont informés sur les débrayages et les manifestations des 3 avril, 13 et 25 mai, 3, 10 et 19 juin avaient eux-mêmes choisi de ne pas faire grève ces jours-là, malgré un préavis déposé par le SNJ-CGT (17). Cette décision fut-elle sans influence sur la sélection des micros-trottoirs diffusés sans relâche en ouverture des journaux ? On peine à dénombrer les invectives d’usagers fatalement « pris en otage » contre les conducteurs de la RATP, « des salauds et des égoïstes », « des gros nazes » qu’il faudrait « attaquer au pénal (18) » ?
La « France du travail » façonnée par les médias était paradoxalement représentée par des fractions minoritaires de la population active : cadres supérieurs, chefs d’entreprise, professions libérales — parisiens de préférence. L’indignation des petits et des grands patrons ruisselait à l’écran. Sur TF1, Jean-Pierre Pernaut comptabilisait les « nombreuses catégories professionnelles qui ne se sentent pas concernées par cette réforme des retraites. Par exemple les commerçants : que pensent-ils de l’agitation actuelle ? » (19 mai). Sur France 2, David Pujadas élucidait un autre mystère : « Hier, on l’entendait, le patron des patrons, Ernest-Antoine Seillière, disait que la France s’appauvrissait dans la rue. Que la grève coûtait cher à l’économie. Comment les entreprises vivent-elles ces journées au ralenti ? » (14 mai).
Seconde figure imposée du traitement audiovisuel d’un conflit social : l’effacement de ses enjeux réels au profit de problèmes médiatiquement exploitables. A mesure que s’éloignait la perspective du retrait ou de la renégociation des « réformes » Fillon et Ferry, la télévision chercha de nouveaux angles pour nourrir ses journaux. Le conflit fut alors reconfiguré autour de thèmes à suspense, féconds en controverses et en rebondissements. Les malheurs des usagers, bien entendu, mais aussi la légalité ou non de la grève à la RATP, la mise en place d’un service minimum, la polémique autour d’une « petite phrase » de Jean-Pierre Raffarin (19), la « radicalisation du mouvement » par l’extrême gauche. Et surtout... le blocage ou non des examens du baccalauréat. Dès le 16 mai, Daniel Bilalian posait sur France 2 le problème qui allait cristalliser l’attention des rédactions : « Y aura-t-il boycott du bac ou pas, c’est là toute la question. » Un mouvement de plusieurs mois contre la décentralisation, puis contre la réforme des retraites se trouva ainsi réduit à une problématique sans rapport avec les revendications des protestataires. A compter de cette date, la quasi-totalité des reportages plaça les grévistes de l’éducation nationale sur la défensive. « Venons-en à la grogne des enseignants. Leur grève perturbe sérieusement les familles, que ce soit pour la garde des jeunes enfants ou pour les examens des plus grands », lance Jacques Legros dans le 13 Heures de TF1 du 21 mai, avant d’enchaîner le portrait d’une famille inquiète. Sommés par les journalistes de s’expliquer sur l’éventuel boycott des examens, les « profs » devaient aussi se justifier face à des parents d’élèves et des lycéens s’estimant à leur tour « pris en otage (20) » en écho à la ritournelle médiatique.
Le résultat de cette redéfinition médiatique des enjeux fut la relégation en deuxième partie de journal des informations portant sur les manifestations et les raisons des grèves. La « pagaille » engendrée par le mouvement était, elle, détaillée en « ouverture ». Comme l’expliqua, involontairement, un présentateur de TF1, « quand on évoque toutes ces grèves, on le fait avec ce qu’il y a de plus spectaculaire, on vient de le voir avec les éboueurs, mais surtout avec les grèves dans les transports » (13 heures, 10 juin).
L’individualisation des luttes collectives par le portrait est le troisième pont aux ânes sur lequel nombre de médias s’engouffrent. Chacun conserve en mémoire l’icône médiatique du « printemps de Pékin » en 1989 : un homme seul stoppant la progression d’une colonne de chars, la volonté de l’individu contre la force de l’Etat. Les centaines de milliers de manifestants massés autour de lui ont été exclus du cadre. Si le recours compulsif au portrait, tant dans la presse écrite qu’audiovisuelle, dérive de cet individualisme-là, il relève aussi d’une paresse nourrie de course à l’audience (ou au tirage). Plus faciles à réaliser qu’une enquête, les portraits d’élèves, de parents ou de commerçants perturbés par les grèves sont aussi plus accrocheurs : ils font appel à l’intime, à l’émotion. C’est par ce mode narratif que les téléspectateurs découvrirent les grévistes, souvent ravis de se prêter au jeu en croyant ainsi servir le mouvement.
Mais le genre s’accommode mal des causes communes. Il privilégie ce qui distingue aux dépens de ce qui réunit. Les antagonismes politiques et sociaux s’y dissolvent dans la psychologie individuelle. « Voici pour comprendre quatre exemples, quatre portraits. Ils ne travailleront pas demain et ils iront manifester », annonce David Pujadas sur France 2 (20 heures, 12 mai). Le portrait n’illustre plus ; il démontre. Deux minutes trente « pour comprendre » la grève, avec « Karine, de la SNCF », « Dominique, employé de mairie », « Sylvie, professeur de lettres », « Michel, délégué syndical FO ».
Ailleurs, ce seront trois pages « pour comprendre » pourquoi Julie, Joseph et Olivier ont cessé le travail tandis que Robert Yann et Clio sont restés à leur poste (21). Et si, dans un cas comme dans l’autre, les « paroles de grévistes » et « paroles de profs » semblent équilibrer celles de leurs contempteurs, l’analyse légitime du mouvement demeure le monopole des éditorialistes et des « experts ».
Mise en scène d’une opposition entre salariés, effacement des enjeux réels du conflit au profit de polémiques accessoires, insistance obsessionnelle sur les nuisances de la grève et incapacité de rendre compte des activités collectives... ces délices journalistiques ont incité des manifestants excédés à se rassembler devant les locaux des entreprises de presse pour dénoncer le « mauvais traitement » de la grève.
Quelques semaines plus tard, le contraste avec le conflit des intermittents du spectacle pouvait sembler saisissant. L’approche à la fois plus détaillée et plus favorable dont ils bénéficièrent — du moins dans un premier temps... — éclaire en creux les raisons de l’acharnement médiatique contre les fonctionnaires. La proximité sociale et culturelle des cadres de la grande presse avec le monde artistique a bien sûr joué : un rédacteur en chef se sent spontanément plus en affinité avec un metteur en scène qu’avec un guichetier de la Sécurité sociale.
Mais, plus fondamentalement, ce sont le style de vie et les valeurs affichées qui rapprochent les journalistes, y compris les plus précaires, des professions libérales ou artistiques. A travers la figure du reporter ou de l’enquêteur, les mythes professionnels de la presse exaltent l’autonomie, la créativité, la liberté, l’audace, la souplesse, la transgression, la quête individuelle, bref, des valeurs que tout oppose à l’image médiatique du fonctionnaire : rigidité, hiérarchie, routine, anonymat... Pourtant, nul observateur d’une rédaction n’ignore que ces termes dépréciatifs décrivent désormais le quotidien de la plupart des salariés de la presse. Serait-ce alors la désillusion sans révolte née de la morne réalité de leur travail qui inspire à tant de journalistes ce ressentiment envers les salariés du public qui, eux, se rebellent encore ?