Colloque de l’ANACR, 26 mai 2014, Bastia
Contribution de Francis Arzalier :
Résistance corse et Résistance nationale française
Approche comparative
L’approche comparative entre la Résistance en Corse et la Résistance nationale sur l’ensemble du territoire français a trop souvent été polluée par des considérations politiques ou idéologiques.
Mon objectif n’est pas de prétendre refaire une histoire exhaustive de cette période, mais de remettre en lumière les similitudes et les spécificités essentielles de la Résistance corse et dans les autres régions de l’ensemble national français.
1 – La Résistance corse est d’abord spécifique en matière de chronologie et de situation. La Corse a subi, comme la moitié sud de la France, les conséquences de la défaite de 1940, et le régime pétainiste ensuite. Mais l’occupation par les forces armées italiennes a été beaucoup moins longue qu’en diverses parties du continent, dix mois et demi entre le 11 novembre 1942 et le 4 octobre 1943, alors que le Nord et l’Alsace Lorraine avaient subi plus de quatre ans durant l’occupation allemande et le statut de zone interdite. La Provence elle-même a été occupée par les nazis durant plus de vingt mois, avant sa libération. Ces différences ne diminuent en rien le poids des 80 000 Italiens submergeant une île peuplée par moins de 300 000 habitants. Mais n’omettons pas ce constat : la Résistance active en Corse, et notamment sa phase armée, s’est concentrée sur quelques mois, à la différence de la Bretagne par exemple, et cela du fait de sa situation géographique, proche du théâtre de guerre dès 1942.
Deuxième spécificité, que tous les observateurs, survivants et chercheurs ont notée : l’occupation par les soldats italiens, même si elle aggravait la pénurie, n’a pas eu la brutalité de celle des troupes de la Wehrmacht et SS. A l’exception d’une minorité active de policiers et d’agents fascistes, les fantassins « lucchese », largement fatigués de la guerre en 1942, ne cachaient pas leur désir de « ritornare a casa », et consacraient une bonne partie de leur temps dans les villages à quémander des vivres auprès des Corses.
La troisième spécificité de la Corse en ces années de guerre est une aggravation de l’insularité, entraînant difficultés d’approvisionnement et pénuries, mais aussi de communication. Ainsi, les directives lancées par des organisations nationales clandestines à Paris n’avaient guère de chance de parvenir en Corse durant la pétainisme, la presse d’opposition étant muselée. Elles en auront encore moins après l’invasion italienne. Les informations venues de la Résistance nationale n’arrivaient que grâce à des voyageurs venus du continent, légaux ou clandestins. Ces difficultés relationnelles amèneront les militants de la Résistance corse à plus d’initiatives locales qu’en d’autres régions : il était plus facile de connaître les mots d’ordre clandestins venus de Paris quand on vivait à Brest ou à Toulouse qu’à Bastia, en 1943.
2 – La spécificité la plus importante de la Résistance corse tient au rôle essentiel, quasi hégémonique, du Front National en son sein en 1943. Non que ce mouvement ait été inventé dans l’île. C’est au contraire l’adaptation locale de l’orientation stratégique nouvelle, initiée en Ile de France par la direction clandestine du Parti Communiste Français, au printemps 1941. Cette orientation nouvelle a été précisée peu à peu dans le matériel édité à Paris par le PCF (l’Humanité, Cahiers du Bolchevisme, 1er et 2ème trimestres 1941 ; Vie du Parti, mêmes dates) : l’hostilité croissante du peuple français à la politique de Pétain, l’extension de la guerre dans les Balkans et la croissance qui en résulte des luttes contre les occupants allemands, et le « nouvel ordre européen » doivent se traduire par « un Front National de lutte pour l’indépendance de la France », réunissant tous ceux favorables à la libération de la nation française
« à l’exception des capitulards et des traitres », sans référence comme quelques mois auparavant à un objectif de socialisme, que concrétisait sur les murs le mot d’ordre assez irréaliste de la fin 1940 : « Thorez au pouvoir ». Cette tactique datée officiellement du 15 mai 1941, était en genèse depuis plusieurs semaines, avec l’accord de l’Internationale. Elle sera confirmée et renforcée après l’invasion nazie contre l’URSS, du 22 juin 1941. Elle se traduit notamment, en région parisienne par la constitution par les militants clandestins du PCF, de « comités de Front National ». Cette initiative de « Front National » a été reprise en Corse par les dirigeants communistes insulaires, informés par des contacts individuels : Pierre Georges, futur colonel Fabien, rencontra en Corse des jeunes communistes en janvier 1941, mais d’après le témoignage de Léo Micheli, d’autres sources existèrent. Le paradoxe est que le PCF, très faible en Corse avant la guerre (quelques dizaines de militants, et 660 voix aux élections de 1936) se soit suffisamment structuré en clandestinité dès 1942 pour créer le Front National dans la plupart des localités de l’île. Plus significatif encore, la faiblesse des mouvements de résistance non communistes, le coup fatal qui leur fut porté par l’arrestation de Fred Scamaroni et ses contacts, firent que le Front National, à l’origine exclusivement communiste, engloba la quasi-totalité des résistants actifs à l’été 1943. Ce ne fut le cas dans aucune autre région française, y compris dans celles où la résistance communiste a été forte, comme en Limousin ou dans le Nord-Pas-de-Calais. Ce rôle d’animateur de la Résistance en Corse par le Front National et les communistes, souvent oublié par souci d’unanimisme consensuel, ne doit pas être occulté, parce qu’il est un fait historique. Il permet aussi de tordre le cou à une autre distorsion mémorielle, qui consiste à parler de la Résistance corse comme si elle avait été séparée de la Résistance sur le continent. Il suffit de rappeler que le sigle complet du FN était « Front National de Lutte pour l’Indépendance de la France ».
3 – Ce qui m’amène à évoquer, dans une optique comparative encore, les sources idéologiques d’inspiration de la Résistance insulaire.
Indéniablement, ce sont les thèmes portés en France par les communistes qui dominent en Corse, notamment le choix délibéré d’une action populaire et armée contre « l’attentisme » qui se fixait comme seul objectif la recherche de renseignements au service d’intervenants alliés. Ce débat a eu lieu entre mouvements résistants sur le continent mais il n’en est pas un simple écho. Après les manifestations populaires de ménagères et d’étudiants, au printemps à Bastia, à l’image de celles de Paris en 1940 et 41, l’insurrection est décidée au printemps 1943, par les dirigeants communistes insulaires, sans directives venues de Paris, et malgré l’opposition clairement affirmée de Giraud dans un premier temps, de De Gaulle, et même de leurs représentants au sein de la direction du Front National, Colonna d’Istria et Maillot.
Ce choix de la Résistance corse durant l’été 1943 a évidemment pesé sur le débat entre mouvements de résistance en France. Charles Tillon, qui fut leur chef, s’en fait l’écho dans son livre « Les FTP » paru en 1962 et 1967. Dans un chapitre intitulé « Les leçons de la Corse », il écrit :
« L’expérience corse démontre l’erreur de l’attentisme, la sous-estimation de la capacité d’initiative dans le peuple…
Il ne faut certes pas dissimuler qu’en Corse, un concours de circonstances favorables, notamment le refus de nombreuses unités italiennes de participer à la répression et même leur aide à la Résistance, a favorisé une victoire rapide.
Mais la Corse a su justement se saisir des meilleures circonstances pour sa victoire, ce qui est digne du meilleur général !
Enfin, un concours loyal, sous forme d’armes et d’appui militaire, a été apporté à toute la Résistance par le général Giraud…La Corse a montré qu’en l’absence d’un débarquement, lorsqu’un certain rapport de forces s’établit, un pays entier pourrait aussi envisager de se libérer de l’occupant si les promesses de second front devaient dépasser la limite de son endurance… »
- Ce débat interne à la Résistance entre partisans de l’union du peuple en vue d’une insurrection armée et partisans de l’attentisme en attendant un débarquement allié, n’existait pas qu’en France, mais dans la plupart des pays d’Europe occupés par les nazis. L’historien ne peut s’empêcher de voir, toutes proportions gardées, les ressemblances entre la stratégie autonome de rassemblement populaire antifasciste débouchant sur l’insurrection armée du Front national en Corse, et celle animée en Yougoslavie par Josip Broz Tito, qui débouche en 1943 sur la formation d’une armée de partisans, dont la représentativité devint telle que les dirigeants britanniques, pourtant conservateurs, lui parachutèrent des armes et des conseillers militaires, alors que la attentistes de Mihailovic perdaient toute crédibilité à leurs yeux. Reste une question : les animateurs de la Résistance corse de 1943 étaient-ils informés de ce qui se passait parallèlement en Yougoslavie ?
Le témoignage des animateurs de la Résistance corse en 1942-43, comme Léo Micheli, ne le pensent pas. Il est vrai que Bonafedi, jeune militant insulaire, évadé de son camp d’internement, avait rejoint les combattants yougoslaves. Mais on ne le sut à Bastia qu’après sa mort, et la libération de l’île.
- Une autre inspiration évidente de la Résistance corse de 1942-43 a été, comme le souligne Tillon, son internationalisme, et sa capacité à convaincre les Italiens de basculer dans le camp anti-nazi. Certes, la chute du fascisme à Rome a été l’événement décisif, mais les dirigeants communistes du FN ont su, des mois avant, utiliser les services d’antifascistes italiens pour imprimer les appels en italien aux soldats occupants, négocier avec certains de leurs chefs, etc. Internationalisme d’autant plus méritoire que les préjugés anti-lucchesi étaient fort répandus dans l’île. Même s’il y eut dans les Résistances sur le continent des phénomènes similaires (des Allemands antinazis ont participé aux maquis de Lozère, et les Espagnols antifranquistes participèrent à la libération de Nimes et du Sud-Ouest), ils n’eurent pas la même ampleur. Il faut rappeler un seul chiffre : les Italiens eurent, en 1943, au cours des combats contre les Allemands les plus grosses pertes en hommes, environ 600 : cela montre bien un hommage mémoriel.
- Autre spécificité idéologique de la Résistance insulaire : c’est son ancrage identitaire délibéré, dont « l’appel au peuple corse » diffusé à Bastia pour le 1er mai 1943 est un exemple parfait. Il appelle, dans l’optique communiste, à l’action populaire « pour le pain, le ravitaillement, les salaires, contre les réquisitions » et aux actions armées immédiates contre l’occupant sans attendre une libération venue d’Alger ou de Londres. Ce peuple corse qui est appelé à « l’insurrection nationale » selon le terme de De Gaulle, se situe évidemment dans le cadre de la libération de l’ensemble de la nation française, pour « rester français » dit le texte : pour les résistants de 1943, de Nicoli à Scamaroni, cela allait de soi ; d’autres tracts résistants insulaires se réfèrent aux grands ancêtres mythifiés du passé insulaire, de Paoli à Sambucuccio (document joint 1).
Cette charge identitaire du discours résistant en Corse est évidemment plus forte qu’en d’autres régions : on ne se réfère pas au peuple breton dans les tracts FTP du Finistère.
Notons aussi que les références identitaires sont très présentes dans le discours des leaders corses de la collaboration : ainsi, Sabiani appelait en novembre 1943 les Corses de Paris à s’opposer à la libération récente de l’île (document joint 2).
4 – Mon approche comparative ne s’attardera pas sur les individus qui ont fait la Résistance corse : ils ont souvent été largement évoqués par la suite, au détriment du rôle des organisations, dans le processus d’héroïsation postérieur à la guerre. Je me contenterai de quelques remarques d’ordre sociologique.
Dans certaines régions comme le Nord de la France, la Résistance fut massivement ouvrière. Ce ne pouvait évidemment être le cas en Corse, à peu près dépourvue de grands sites industriels. Les animateurs du Front National sont en 1943 très divers socialement. Notons toutefois le rôle essentiel joué par des instituteurs, promotion sociale évidente pour les fils de familles insulaires modestes : Jean Nicoli, Jérôme Santarelli étaient instituteurs ; François Villori fils d’instituteur, et Arthur Giovoni, professeur. On peut noter aussi parmi eux l’importance de ceux qui avaient dû, un certain temps, quitter l’île natale pour trouver du travail au continent ou dans l’empire colonial, comme Nicoli, Vittori, Benigni, Giasti. Dans les réseaux liés à la gauche radicale ou gaulliste, même diversité, mais une présence plus grande de notables, de commerçants, de militaires de carrière. L’analyse sociologique exhaustive des résistants insulaires reste à faire, dans l’optique ouverte par la contribution à ce colloque par Ravis-Giordani.
5 - Il me reste à évoquer un sujet qui, pour être parfois douloureux, ne peut être considéré comme tabou, quelle que soit la région de France : c’est celui de la non-résistance dans l’opinion, à ne pas confondre avec l’anti-résistance, dont la collaboration avec l’occupant fut la forme extrême.
Les historiens ont depuis longtemps évacué le mythe de l’unanimité nationale dès l’appel de De Gaulle le 18 juin 1940. En réalité, l’opinion de toutes les régions françaises, traumatisée par la défaite, est très majoritairement non- résistants, en 1940 et 41, notamment dans la zone sud non occupée, ce nouvel état vichyssois, dont la Corse fait partie. Indéniablement, une grande partie des insulaires considère le maréchal Pétain comme un rempart possible contre les exactions des vainqueurs, y compris contre l’annexion italienne. Les partis politiques de gauche ont volé en éclats, sont déconsidérés, y compris le parti giaccobiste. Ce n’est que peu à peu que se retissent des réseaux clandestins réprimés par la police, notamment du PCF, et que l’opinion évoluera vers le scepticisme, puis l’opposition. Mais en 1941, la Légion Française des Combattants, qui affirme publiquement son maréchalisme, regroupe environ 20% de la population masculine de l’île, une affluence moyenne comparée aux départements de la France méridionale (JP Cointet, La légion française des combattants, Albin Michel, 1995), pour s’étioler ensuite.
Le journal de Petru Rocca, A Muvra, avait réussi durant les années 30 à fidéliser un public important dans l’île sur le thème revendicatif de l’identité corse, sur les plans culturels et politiques. Progressivement, le discours « corsiste » de A Muvra est de plus en plus proche des thèses de l’idéologie mussolinienne, aligné sur le rêve fasciste d’une Europe anticommuniste, antibolchevique et réorganisée sur des bases ethniques. On ne peut multiplier les citations de A Muvra ; je me limite à deux, explicites :
« Le triangle maçonnique qui luit toujours à Paris, à Berlin, à Moscou, tandis qu’il est éteint à Rome…» (A Muvra, 20 février 1928).
A Muvra approuve avec enthousiasme l’intervention italienne et Allemande contre les Républicains espagnols en 1937, la conquête coloniale de l’Ethiopie, dont les habitants sont qualifiés de « populations de l’âge de bronze ». Et finalement toutes les initiatives de l’Axe Rome-Belin à la veille de la guerre :
« On ne sait ce qu’on doit admirer le plus, de la constante fidélité à la vraie patrie du peuple des Sudètes, soulevé grâce au courage de Konrad Henlein (leader nazi de la minorité germanique en Tchécoslovaquie, N d A) ou de l’unanime volonté du peuple allemand de secourir des peuples martyrisés, que Hitler a manifestée avec une énergie indomptable…Bon sens et justice, tel fut le fondement de la paix romaine proposée par Mussolini (…) qui marque le premier pas vers de nouveaux concepts ethniques d’une Europe refaite à Munich sur les ruines de l’Europe de Versailles » (A Muvra,10 octobre 1938).
Petru Rocca est, à cette date, devenu l’idéologue d’un fascisme proprement corse, à ne pas confondre avec l’irrédentisme de quelques insulaires désireux de rattachement à l’Italie, ce qui les amènera à la collaboration active avec les forces d’occupation contre la Résistance. La mouvance muvriste relèvera plutôt en majorité de la non-résistance. Le journal cesse de paraître en septembre 1939, à la fois du fait de la répression et de la désaffection de nombreux lecteurs qui, attachés à l’identité corse, n’en sont pas moins indignés des revendications italiennes, puis de l’occupation. Petru Rocca se réfugie durant les mois de guerre, dans une neutralité muette et ambigüe, qui ne l’empêchera pas d’être lourdement condamné pour collaboration, à la libération, plus lourdement que Dominique Paoli, maire pietriste d’Ajaccio durant la guerre, qui s’était tout autant engagé dans l’approbation du fascisme. Et il faut rappeler que Sabiani, directement responsable de crimes pro-nazis à Marseille, est mort dans son lit longtemps après les faits.
A titre de comparaison, en Bretagne, où le mouvement identitaire était actif lui aussi, on peut noter en similitude une indéniable attirance pour les idéologies fascistes, notamment par anticommunisme et ethnicisme, et une dérive collaboratrice minoritaire. Mais une grande différence : la minorité qui dériva des sentiments identitaires à la collaboration avec les occupants se réduisit en Corse à quelques individus, alors que la Bretagne eut une véritable SS bretonnante, qui fit le coup de feu, au nom du nazisme, contre les FTP.
En fait, la collaboration anti-résistante fut en Corse plus le fait du Parti Populaire Français que des autonomistes-muvristes. Le parti de Jacques Doriot, anticommuniste, antisoviétique et nationaliste français en liaison avec Simon Sabiani, leader PPF et Corse de Marseille, est très bien implanté dans l’île au début de la guerre, avec plusieurs centaines de militants, et quelques-uns iront combattre dans les supplétifs nazis, LVF, du front de l’Est, alors que quelques autres se feront délateurs, comme le prouvent les dossiers de la commission d’épuration conservés aux archives départementales.
Finalement, cette anti-résistance a été en Corse moins active qu’en d’autres régions périphériques, Bretagne ou Alsace, et comme en pays niçois, a relevé plus de l’ultra nationalisme français que des dérives du corsisme, contrairement à une idée reçue et cultivée postérieurement, pour des raisons politiciennes.
Les relations entre histoire et mémoire dans les diverses régions de France mériteraient aussi une approche comparative : elle n’est pas aujourd’hui à notre menu !