Aujourd’hui, les générations nouvelles arrivent à l’âge adulte après un intensif lavage de cerveau scolaire et universitaire, qui a pour but qu'ils identifient dans leur esprit la révolution à la tyrannie sous sa forme la plus brutale.
Si nous voulons que notre doctrine libère à nouveau l’énergie révolutionnaire des masses, il est capital de réfuter cet amalgame, non pour prononcer un jugement moral et non scientifique de « réhabilitation » de telle ou telle figure historique calomniée par l’historiographie bourgeoise, mais pour invalider la prétention morale, les clichés et les affabulations du discours contre-révolutionnaire, dont la sémantique n’a guerre changé depuis la chute de Robespierre, le 9 Thermidor an II, en 1794. La « guillotine », le « bolchevisme », le « stalinisme », c’est au fond la même chose : le cri du cœur des oppresseurs millénaires pris à la gorge. Or pour faire la révolution, il faut avoir foi en l’innocence foncière des opprimés, et dans la justice de leurs actes.
Car ce qui est attaqué dans chaque cas à travers le tableau souvent apocalyptique et volontairement exagéré de la tyrannie et de la terreur rouge c’est le principe même de la rupture de l’État de droit traditionnel ou bourgeois, et sans cette rupture le rêve démocratique millénaire des exploités et des opprimés ne se réalisera jamais. Cette tyrannie révolutionnaire, qui n’est jamais à leur programme, jamais souhaitée par eux, elle n’existe qu’en réaction à la contre-révolution. La contre-révolution qui a fixé son quartier général à Washington depuis la fin de la seconde guerre mondiale prend toujours l’initiative de la violence, et elle dispose des moyens d’informer, c'est-à-dire d’amplifier à volonté l’image de la violence révolutionnaire et de dissimuler la sienne.
La tyrannie rouge est ambivalente, car si elle détruit les conditions du débat démocratique, en détruisant les anciens pouvoirs elle permet la démocratie future. Chez les Grecs déjà la tyrannie avait pavé la route de la démocratie, et chez les Romains les empereurs tyranniques maudits par la tradition des historiens étaient ceux qui s’étaient attaqués à la richissime caste sénatoriale esclavagiste, qui contrôlait la production culturelle et donc l’opinion de la postérité.
Pour prendre le cas de la Russie, ce pays n’a jamais connu la paix véritable de toute la durée de l’expérience soviétique. Il a donc du rester sur le pied de guerre, et relever les défis de la course aux armements et à l’espace, et il a été gouverné par des lois d’État de guerre et d’État d’exception durant la première moitié de son existence, puis par des règlements et des pratiques administratives limitant la liberté individuelle reflétant ces conditions anormales. La terreur qui devait étouffer dans l’œuf la contre-révolution se mit en place dès juillet 1918 ; lorsque Trotski commandait l’Armée Rouge et que Lénine gouvernait. Staline ne fait exception dans l’exception que parce qu’après l’assassinat de Kirov en 1934, il a cessé d’exempter de la terreur les membres du parti.
Sans doute Staline a-t-il eu le mérite finalement difficilement contestable sans mauvaise foi, sauf par les ignorants et les sots qui envahissent le monde de la culture, d’avoir conduit l’URSS à la victoire contre le fascisme hitlérien. Mais ce mérite est fragile ; car dans l’inconscient bourgeois, la victoire du fascisme aurait bien mieux valu, comme ce fut le cas en Espagne.
Le « prince moderne », le parti machiavélien nécessaire pour fonder la démocratie sans classe que voulait Gramsci, ne sera sans doute plus dominé par une telle personnalité, incarné par une « star » politique, objet d’un transfert d’affect d’échelle planétaire, phénomène psycho-politique caractéristique des formes technologiques et politiques du XXème siècle. Mais il ne ménagera pas pour autant les forces du passé. Parce que l’enjeu de l’avenir, à travers les contradictions du capitalisme pourrissant, c’est de choisir entre le socialisme, ou l’anéantissement. Et si le recours à un tel tyran collectif ou individuel s’avérait nécessaire pour de trancher ce nœud, il serait criminel de ne pas l’employer.
Mais dans ce cas que reste-t-il de la libre liberté des individus libres? Il faudra s’y faire et affronter la réalité : il n’y a aucune précaution légaliste qui pourrait garantir en toute circonstance la liberté des personnes contre l’arbitraire politique, car la pseudo-démocratie de marché qui s’en gargarise et qui nous gouverne ne nous en offre d’ores et déjà aucune. S’il existait une institution assez forte pour interdire à l’État bourgeois de devenir tyrannique en cas de besoin, on le saurait, et ni Mussolini ni Hitler ni Pinochet ni le colombien Uribe ne seraient devenus nécessaire à la pérennité de l’ordre bourgeois. D’ailleurs supposer une telle garantie revient à supposer une pure absurdité logique, car si elle était assez puissante pour exercer un tel contrôle, elle le serait aussi pour exercer la tyrannie elle-même. Et il faudrait en créer une autre, encore plus puissante pour interdire la tyrannie à l’institution qui doit interdire la tyrannie ; et ainsi de suite.
La séparation des pouvoirs est une illusion idéologique, colportée par la culture scolaire, et il n’existe en fait de pouvoirs indépendants qu’un équilibre précaire de forces antagonistes. Un juge sans policier pour le protéger et sans loi à appliquer ne peut fonctionner. Elle est une construction idéologique utopique inventée par Montesquieu au XVIIIème siècle pour garantir les élites et elles seules contre l'arbitraire gouvernemental. Elle a été décalquée dans la constitution américaine pour donner un sens à l’anarchie capitaliste, l’hydre à têtes multiples qui gouverne les États Unis et le monde avec eux, à seule fin d’accroître le profit à court terme des oligopoles et de maintenir les privilèges politiques des rentiers de l’État.
Ainsi la liberté et le pluralisme ne doivent pas être confondus avec l’idéologie de la liberté et du pluralisme, et ceux qui formulent le discours qui exalte ces valeurs en pratiquent le contraire exact. Dans la société capitaliste, la liberté est fonction du dépassement possible du capitalisme, de la marche vers un système productif supérieur, rationnel, et démocratique. Cette perspective sortant de la discussion permise, « du cercle de la raison », par l’accusation de tyrannie proférée contre ses partisans, le pluralisme se dégrade en option de consommation marchande et disparait finalement aussi.
La tyrannie révolutionnaire est une forme historique qui peut se développer dans des circonstances données. Elle n’est nullement souhaitable en elle-même, mais elle peut devenir nécessaire et rien ne peut interdire à un peuple révolutionnaire de l’employer pour se défendre ; à condition d’en sortir. Et la sortie définitive de la violence est soumise à la fin de la lutte des classes. Vouloir supprimer la violence dans une société de classe, signifie la soumettre à un contrôle préventif qui en définitive étouffera toute liberté et toute dignité. Où est la dignité de ce libéralisme bourgeois qui tolère que le président des États-Unis organise l’assassinat sur sol étranger de victimes portées sur une liste de proscription ?
Dans une tradition philosophique qui remonte à Saint Thomas d'Aquin, la guerre juste est la guerre défensive, et ce thomisme moral reste fondamental dans l'idéologie populaire en Occident et dans les régions qu'il a influencé (anciennes colonies). C'est pour cette raison que le peuple refuse d'appuyer une stratégie offensive délibérée, comme celle de la "Volonté du Peuple" qui exécuta le tsar Alexandre II à Pétersbourg en 1881. Par contre le peuple russe est resté indifférent à l'élimination de la famille impériale entière par les bolcheviks, en 1918, car cette clique dynastique l'avait entrainé de sa propre initiative à la boucherie de la Guerre Mondiale.
Ainsi l'initiative révolutionnaire de la violence, comme le montrent les épisodes de la lutte armée menée par les populistes en Russie des années 1866 à 1905, par les groupes révolutionnaires européens des années 1970, par les weathermen américans, conduit inéluctablement à l'échec. Il est vain de vouloir frapper au cœur l'État bourgeois par un attentat comme le voulaient les Brigades Rouges. Car il n'en a pas.
G.Q.
Le 7 juin 2014