Sandrine Mansour-Mérien est docteur en histoire (directeur de thèse Henry Laurens) et chercheur au Centre de Recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA) à l’université de Nantes.
« Avoir un autre regard sur l’histoire » (p.10), tel est le prisme d’analyse de Sandrine Mansour dans cet ouvrage qui replace les hommes au coeur de la Nakba (la catastrophe) en 1948 et rend hommage à la mémoire palestinienne de l’exil. Cette étude propose de replacer historiquement l’exode des Palestiniens en 1948 à la suite du plan de partage des Nations unies, voté le 29 novembre 1947.
L’auteur fonde son analyse sur des écrits d’historiens palestiniens et des témoignages oraux. Mais la particularité de cette étude est qu’elle s’appuie également sur des travaux de l’école des « nouveaux historiens » israéliens. En effet, jusqu’à la fin des années 80, la majorité des historiens israéliens se référaient à la thèse officielle de l’État d’Israël pour expliquer l’exode des Palestiniens entre 1947 et 1949. Selon ce point de vue, l’exil des Palestiniens ferait suite aux appels à la fuite des dirigeants arabes lancés aux Palestiniens dans l’objectif de laisser place aux combattants.
En 1978, suite à l’ouverture des archives de l’État hébreu, une nouvelle vague d’historiens appelés en Israël « les nouveaux historiens », très critiques à l’encontre de la classe politique israélienne, enclenchent une série de travaux qui recoupent ceux d’historiens palestiniens tels que Sharif Kanaan ou encore Walid Khalidi considérés comme des pionniers pour avoir défendu la thèse d’un départ forcé des Palestiniens en 1948. En 1988, Benny Morris (historien israélien) publie La naissance du problème des réfugiés palestiniens où il démontre, par des archives déclassifiés, le rôle des forces juives dans l’expulsion des Palestiniens. Cette nouvelle réflexion sur l’histoire de la création d’Israël va connaître une grand retentissement jusqu’au milieu des années 90 pour constituer un véritable courant de pensée « post-sioniste » au sein du champ historique et intellectuel israélien.
Cette étude de Sandrine Mansour est une nouveauté en ce sens qu’elle entend s’appuyer à la fois sur des écrits d’historiens palestiniens et israéliens.
La nakba
Dans sa phase introductive, l’historienne s’attache à découper la Nakba en quatre phases distinctes :
la première phase : de 1945 jusqu’au vote du plan de partage des Nations unies le 29 novembre 1947, au cours de laquelle des plans de transfert de la population palestinienne sont déjà en place.
la deuxième phase : quelques mois après le vote du plan de partage et avant le départ officiel des Britanniques, d’autres plans sont mis en oeuvre.
la troisième phase : après la première guerre israélo-arabe et suite à la proclamation de l’État d’Israël, le 14 mai 1948.
la quatrième phase : entre octobre 1948 et au milieu des années 50 avec l’extension du territoire israélien.
La Nakba est donc appréhendée selon l’auteur comme un processus antérieur à 1948 et qui se prolonge après cette date.
Une autre histoire de la Palestine
Dans la première partie de l’ouvrage, l’historienne retrace une autre histoire de la Palestine. On découvre une Palestine dynamique avant 1948 qui contrebalance « l’un des mythes fondateur de l’État d’Israël d’une Palestine économiquement délaissée » (p. 23). Un dynamisme que l’on découvre dans de nombreux secteurs. En effet, la société palestinienne est en avance sur d’autres pays de la région dans de nombreux secteurs, dont l’éducation. En 1932, le taux d’alphabétisation des enfants de plus de 7 ans s’élève à 25,1% en Palestine contre 17,4% en Turquie. D’un point de vue économique, les Palestiniens connaissent au début du XXème siècle un début d’industrialisation à l’instar des pays européens. Selon des archives historiques palestiniennes, l’industrie alimentaire et les ateliers de tissage constituent les secteurs industriels les plus porteurs en 1918. L’artisanat local se développe également dans certaines villes qui vont être reconnues internationalement pour leur savoir-faire : c’est notamment le cas de la ville de Naplouse connue pour son savon. Cet essor industriel va faire émerger une bourgeoisie commerciale locale en majorité chrétienne. De plus, cette situation économique harmonieuse pendant la période ottomane va inciter l’immigration de travail en Palestine. En effet, de nombreux habitants de pays voisins viennent y trouver du travail.
On retrouve également ce dynamisme dans la culture et les affaires publiques. Pendant la Première Guerre mondiale, la presse palestinienne connaît un élan important. Le nombre de journaux palestiniens augmente, selon Rachid Khalidi (historien palestinien) cité par Sandrine Mansour : « Sur un total de 200, 48 sont fondés avant 1929, 85 dans les années 1930 et 67 entre 1940 et 1948 ». Parallèlement à cela, des espaces de sociabilité se développent : des cafés, des bibliothèques, des clubs culturels deviennent autant de lieux informels de politisation.
A l’arrivée des Britanniques, la situation économique change. Selon l’historienne, « les Britanniques ont refusé dès le départ de comprendre et d’appréhender la réalité de la vie des Palestiniens et leurs coutumes traditionnelles » (p 24). Exclus d’un système économique qu’ils ont contribué à bâtir, les Palestiniens vont mener des actions de contestation contre le régime britannique.
Effervescence politique
Le réveil politique des Palestiniens va se faire progressivement et se développer contre la présence britannique et le projet sioniste qui prévoit un foyer national juif en Palestine (Déclaration Balfour, 1917). En 1918, le premier comité islamo-chrétien voit le jour pour assurer la sauvegarde des droits des Arabes de Palestine. Le comité souhaite former une opposition au projet sioniste et s’élever contre la déclaration Balfour.
Des manifestations éclatent dans plusieurs ville à Gaza, Haîfa et Jaffa contre les Britanniques. Le mouvement national palestinien se structure. En 1936, une grève éclate sur l’ensemble de la Palestine mandataire. Les protestataires appellent à un arrêt total de l’immigration juive et demande l’établissement d’un gouvernement national. Ces revendications prennent forme à travers l’établissement, en 1936, d’un haut comité arabe dont l’objectif est de représenter politiquement les intérêts des Arabes de Palestine.
A la suite de ce soulèvement, les Britanniques proposent un plan de partage de la Palestine en deux zones distinctes : une pour les juifs et une pour les Arabes. C’est le plan Peel. Les Palestiniens s’y opposent, considérant qu’il ne répond pas aux aspirations d’indépendance des Arabes de Palestine. D’autres propositions de partage seront mises sur la table mais toutes échoueront.
Le 29 novembre 1947, le plan de partage de la Palestine est voté aux Nations unies et prévoit la division de la Palestine en six partie : trois pour le futur État juif et trois pour le futur État palestinien. Au lendemain de cette décision internationale, la situation dégénère en Palestine. En effet, pour l’auteur, les résolutions votée par l’ONU n’ont pas été mises en œuvre : « En réalité lors des débats de l’Assemblée Générale, cette question de la mise en oeuvre pratique de la décision n’a guère été évoquée, en dehors de la nomination de la Commission spéciale des Nations unies, qui doit prendre en charge l’administration avant de la remettre à chacun des deux États, commission que les Anglais refusent de voir sur le terrain tant qu’ils y sont. » (p 120). Une semaine après le vote de partage aux Nations unies, des combats d’une grande ampleur éclatent entre les troupes sionistes et la résistance palestinienne. Ces événements entraînent une première vague de départs entre décembre 1947 et mars 1948. Soixante quinze mille personnes, principalement issues de la bourgeoisie palestinienne, fuient le pays.
En mars 1948, la mise en oeuvre du plan Dalet dont l’objectif est de prendre le contrôle des territoires du futur État juif entraîne l’expulsion de plus de 300 000 Palestiniens : c’est la deuxième vague d’exil connu sous le nom de Nakba (la Catastrophe).
Sandrine Mansour situe une troisième vague d’exode entre octobre 1948 et le milieu des années 50. Ce mouvement de population entraîne le départ d’environ 150 000 à 200 000 personnes.
Une nation de réfugiés
C’est le début de l’exil et les Palestiniens deviennent « une nation de réfugiés » (p.175). Pourtant, la résolution 194 des Nations unies votée le 11 décembre 1948 indique « Qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les gouvernements ou autorités responsables ». Le droit au retour des Palestiniens est proclamé mais est rejeté par l’État hébreu.
En décembre 1949, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) voit le jour pour répondre plus efficacement aux besoins économiques et sociaux de l’ensemble des réfugiés palestiniens. Est considéré comme réfugié palestinien « une personne qui a eu sa résidence normale en Palestine pendant deux ans au moins avant le conflit de 1948 et qui, en raison de ce conflit, a perdu à la fois son foyer et ses moyens d’existence, et a trouvé refuge, en 1948, dans l’un des pays où l’UNRWA assure ses secours ». Du statut juridique de personnes déplacées, les Palestiniens obtiennent celui de réfugiés.
En 1950, Israël vote une loi sur le bien des absents qui permet de récupérer les biens des Palestiniens et éventuellement de les céder. Pour Sandrine Mansour, « la notion d’absent a permis la mainmise sur la quasi totalité des propriétés des Palestiniens qu’ils soient déclarés réfugiés ou non » (p. 206). C’est le cas aussi des terres agricoles palestiniennes, qui dès lors qu’elles ne sont plus cultivées deviennent la propriété de l’État. Environ 93% des terres palestiniennes ont été confisquées.
En 1967, à l’issue de la guerre des six jours, les Palestiniens vont connaître la Naksa (la seconde défaite) où plus de 500 000 palestiniens partent en exil.
Le problème des réfugiés est aujourd’hui central dans les négociations de paix israélo-palestiniennes. Selon les statistiques de l’ONU, la diaspora palestinienne représente la communauté de réfugiés la plus importante dans le monde.
L’auteur conclut en rappelant le dessein de cet ouvrage par une citation de l’intellectuel palestinien Edward Said : « De dire qu’il y avait un peuple palestinien, et que, comme d’autres, il avait son histoire, sa société, et le plus important, un droit à l’autodétermination » (p. 225).