Rappel des faits
La laïcité, dans sa visée pratique
et théorique, revient avec force dans le débat public.
Après les attentats récents dont la France a été victime,
le gouvernement entend réformer l’enseignement de la laïcité en ayant recours à de nouveaux outils pédagogiques.
Le contexte
Enseignement laïc du fait religieux,
origines de la laïcité, discordes sur le contenu politique
et philosophique de ce concept… Trois intellectuels nous apportent leur éclairage sur ce sujet brûlant et complexe.
De vifs débats, assortis parfois de tensions, entourent les échanges touchant à la laïcité. Est-ce le signe d’un malentendu ou d’un malaise plus profond ?
Catherine Kintzler Le régime de laïcité est difficile à comprendre car il repose sur une dualité de principe. D’une part, ce qui participe de l’autorité publique s’abstient au sujet des croyances et incroyances – c’est le principe de laïcité stricto sensu. D’autre part, partout ailleurs y compris en public, c’est la liberté d’expression qui s’exerce dans le cadre du droit commun. La méconnaissance de cette dualité entraîne des malentendus, parfois entretenus par des « malentendants » hostiles à la laïcité ! Une première dérive consiste à vouloir étendre à l’autorité publique le principe qui vaut pour la société civile : ce sont les tentatives d’« accommodements », de « toilettage », en fait de reconnaissance des communautés en tant qu’agents politiques. L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique : position extrémiste qui prétend « nettoyer » l’espace social de toute visibilité religieuse (brandie principalement contre une religion). Or la laïcité n’est ni l’un ni l’autre. Elle rend possible la liberté d’expression dans l’espace social en astreignant la puissance publique à la réserve en matière de croyances et d’incroyances. Dès qu’on a une idée claire de cela, on évite les malentendus et les interprétations réductrices.
André Tosel Le débat sur la laïcité qui a suivi l’assassinat ignoble des journalistes de Charlie Hebdo témoigne d’un malaise profond et ancien brutalement aggravé. Cette fois, il ne s’est pas agi de la question de la laïcité scolaire mais bien de la liberté d’expression, encore plus fondamentale que la liberté de conscience en ce qu’elle en est la condition, qu’elle est directement publique et rend possible tout espace social de confrontation civile entre croyances. La liberté de conscience est importante, mais il est toujours possible de l’enfermer dans une sphère privée où elle demeure malgré tout imprescriptible. La liberté d’expression est essentiellement fragile et on sait qu’en temps de guerre les États peuvent la suspendre en raison de son caractère irréductible au pouvoir. Les attentats du 5 janvier 2015 équivalent symboliquement à une menace de suspension totale de la part d’une secte religieuse qui veut se faire État théologico-politique. La défense de cette liberté est donc la défense vitale d’un principe de laïcité et de démocratie.
Isabelle Saint-Martin Il y a actuellement dans certains discours une tendance à présenter la laïcité comme par nature antireligieuse, suscitant l’accusation d’avoir ainsi substitué à la critique du catholicisme majoritaire une attitude hostile aux minorités religieuses, voire « islamophobe ». Il n’est sans doute pas inutile de revenir de manière pédagogique sur les fondamentaux et sur l’histoire de la laïcité, comme le fait la charte de la laïcité à l’école, qui doit être affichée dans tous les établissements depuis la rentrée 2013. Le simple fait de rappeler que la loi de 1905 assure la liberté de conscience et garantit la liberté de cultes ne va pas toujours de soi ; on en prend conscience dans les formations que nous proposons. Or une bonne compréhension de ce que suppose la liberté de croire ou de ne pas croire, qui dépasse et englobe la liberté religieuse, permet d’éviter une confusion courante entre laïcité et athéisme. Comprendre que la neutralité religieuse de l’État est la garantie de l’égale dignité de tous les citoyens aide à percevoir la laïcité de l’école non comme un catalogue d’interdits, mais comme une condition d’égalité de tous les élèves dans l’accès au savoir.
« Des ressources seront produites sur les pédagogies de la laïcité et pour l’enseignement du fait religieux », a déclaré récemment la ministre de l’Éducation. Ces mesures vous semblent-elles répondre à des lacunes et à une orientation souhaitable du système scolaire ?
Catherine Kintzler Il n’est pas mauvais de faire connaître des principes fondamentaux de droit. À ce sujet, la charte de la laïcité introduite par Vincent Peillon m’a paru être une bonne chose. Mais si l’école, par ailleurs, renonce à sa mission principale – qui est d’instruire en installant un espace critique commun –, si elle est sommée d’abandonner toute discipline raisonnée, si elle est constamment livrée à son extérieur, toutes les leçons de morale ne seront qu’un prêchi-prêcha bien-pensant, au mieux superflu, au pire contre-productif. Une République laïque n’a pas à inculquer des « valeurs » en les sacralisant : elle doit mettre les esprits debout afin qu’ils se saisissent de leur propre liberté et qu’ils soient capables de construire, de comprendre et même de critiquer des principes rationnels. La discipline scolaire est libératrice : dans le brouhaha, rien ne peut être compris, rien ne peut être enseigné, aucune liberté n’advient. Quant à l’enseignement du « fait religieux », la connaissance des religions est déjà dans les programmes – histoire, art, littérature –, rencontrée sous des aspects et des occurrences multiples. Or, par elle-même, la notion de fait religieux présente l’attitude religieuse comme une norme, invitant chacun à s’y inscrire comme si cela allait de soi : est-ce bien laïc ?
André Tosel Elles n’ont de sens qu’à deux conditions. Tout d’abord, elles doivent éviter la chute de la laïcité dans la religion politique de la seule République. Ensuite, elles doivent, sans jeu de mots, prendre la mesure du problème et de sa démesure croissante. Le risque du projet gouvernemental est celui du catalogue disparate, administrativement géré et finalement superficiel. La priorité des priorités est la réforme de l’école publique, qui doit être réinventée face aux menaces néolibérales de privatisation qui ne sont pas toutes religieuses. Si le risque d’écoles musulmanes pour les musulmans, juives pour les juifs, catholiques pour les catholiques, ne peut que grandir et faire jouer le critère de l’argent combiné à celui de la confession, le risque majeur est celui de la privatisation marchande néolibérale de l’école : celle des pauvres et de la relégation, celle des moins pauvres ou des riches et de la réussite, une reproduction sociale des différences de classe (à tous les sens du terme) et d’identité à la clé. L’école est un lieu qui ne doit pas neutraliser l’expression argumentée et contradictoire des problèmes et de leur connaissance historique. C’est un lieu où il faut réapprendre à travailler et à apprendre, où est favorisé et encouragé pour les élèves le désir de savoir. Elle est menacée par la reconfiguration néolibérale de s’autodétruire en garderies et en parking, permettant d’attendre dans l’inactivité, le désintérêt ou la rage le moment où, dans le meilleur des cas, le précariat, qui réunit nombre de jeunes, aura la chance de se faire exploiter, plutôt que de vivre dans le non-lieu d’une humanité devenue superflue, inutile et inutilisée. La question de l’enseignement de la laïcité se pose. Elle ne peut pas prendre la forme d’un catéchisme laïc, mais celle d’une présentation mixte de concepts qui sont philosophiques, d’éléments historiques développés dans le sens d’informations historiques issues de l’histoire des religions et de leur critique, ou de l’histoire générale. Cette présentation doit permettre la participation active des élèves des diverses confessions (exposés, préparation des discussions, lectures) et de personnes convaincues d’avoir autre chose à faire que de l’endoctrinement.
Isabelle Saint-Martin Les deux aspects vont de pair. Il est nécessaire de faire connaître la laïcité dans ses principes, d’en faire la pédagogie, comme je viens de l’évoquer, et de la mettre en pratique à l’école. L’enseignement laïc des faits religieux en est une application et non une entorse à son principe. Cette orientation n’a rien de nouveau. Après des débats dans les années 1980 et de premières mises en œuvre, le choix français, confirmé avec le rapport Debray en 2002, est d’enseigner les faits religieux au sein des disciplines scolaires, notamment l’histoire, les lettres, mais aussi la philosophie, les langues, l’histoire des arts… Ils apparaissent contextualisés et mis en perspective comme objets de connaissance et non-transmission de croyances, dans une approche scientifique qui n’a pas à s’interdire certains champs du savoir. Cet enseignement ouvre à la compréhension d’un patrimoine symbolique et culturel comme à la diversité des représentations du monde des civilisations. Il aide à percevoir la pluralité des systèmes de pensée et à situer ses propres convictions dans le respect de celles des autres. Il doit également permettre de comprendre la place des faits religieux dans les enjeux du monde contemporain, or cette question est encore très inégalement traitée. Bien souvent, les aspects religieux ne sont abordés que pour les civilisations anciennes ou à travers la naissance des monothéismes, ce qui risque implicitement d’essentialiser les traditions religieuses dans une lecture insuffisamment historicisée. Une meilleure cohérence au sein des programmes, un parcours mieux défini, permettrait d’éviter l’impression d’éclatement et de déployer davantage ces notions dans l’espace et dans le temps. Cet enseignement fait parfois l’objet de contestations de la part des élèves (refus de participer à une sortie scolaire incluant la visite de lieux de culte en lien avec l’histoire des arts, refus d’une approche historique de la rédaction des textes dits révélés…) ; or la légitimité de l’enseignant est ici, comme dans les autres domaines, celle du savoir et d’une posture laïque. C’est pourquoi il importe de renforcer la formation initiale et continue sur ce point, afin que les professeurs aient le sentiment de maîtriser les ressources à leur disposition.
Quelle forme peut prendre, selon vous, une laïcité intelligente ?
Catherine Kintzler Parle-t-on d’intelligence avec les intégrismes ou d’un régime soutenu par l’immense majorité des citoyens de toutes origines ? L’intelligence de la laïcité est de la seconde espèce, elle la tire de son enracinement dans les Lumières, de sa capacité à créer de la liberté, de son obstination à faire en sorte que les droits des individus aient priorité sur ceux des communautés. Le régime laïc installe une dualité : principe d’abstention s’agissant des croyances et incroyances dans le domaine participant de l’autorité publique, principe de libre expression partout ailleurs. Cette dualité distingue les espaces, les temps, les fonctions : elle s’oppose diamétralement à l’uniformisation et, par là, à tout intégrisme. Par exemple, un élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l’école publique et qui les remet en sortant fait l’expérience concrète de cette dualité. J’appelle cela la respiration laïque, qui permet à chacun d’échapper au lissage de sa vie – que celui-ci soit produit par une étatisation abusive ou par une exigence communautaire de conformation négatrice de la singularité. Aujourd’hui plus que jamais, il importe de consolider cette respiration, sans se laisser impressionner par des discours compassionnels ou culpabilisateurs, en l’imposant fermement aux « décideurs ».
André Tosel La reconquête laïque de la société, ou plutôt sa conquête, ne peut se faire qu’au nom du refus du principe d’appartenance communautaire à la vie, à la mort, ce qui ne signifie pas ignorance des réalités liées à la naissance et aux attaches dans tel lieu, en tel moment historique, à telle culture. Ce principe n’a de chance d’être effectif que s’il est désolidarisé de toute clause dogmatique, de prétention exclusive de détention de la vérité, de toute ambition d’être le missionnaire d’un universel exclusif. L’organisation d’un espace social de confrontation n’est pas celle d’un espace directement politique de formation du consensus, surtout s’il s’agit de donner son aval à une laïcité devenue religion politique avec ces marquages corporels antagoniques, avec ses prédicateurs attitrés, avec sa rhétorique qui empêche de comprendre la réalité. La laïcité ne sacralise ni la République ni l’école. Elle ne se sacralise pas elle-même ? Elle se comprend, se réalise et se vit comme pratique de constitution d’un espace de solidarité identifiant, ce qui rend invivables la nation et la République pour le plus grand nombre, notamment, pour le peuple des subalternes. Elle ne prêche pas le culte de l’unité nationale fondée sur la forclusion du désastre social que des politiques misérables et mort-nées organisent activement ou passivement. Elle vise à produire des formes de solidarité ou de fraternité enracinées dans l’impolitique d’une coopération primordiale qui doit passer par la politique étatique, mais la déborde toujours dans son espace de confrontation. Son idéal de formation n’est pas directement celui du citoyen, toujours tenté de se constituer en un national par opposition aux non-nationaux, aux communautaires, aux immigrés assimilables ou non assimilables. Il est celui de permettre la formation d’une libre individualité appelée à faire puissance de soi. L’espace laïc a pour fonction de faire bouger les lignes d’appartenance, d’établir du commun, d’ouvrir non seulement les différences, mais de déranger les identités.
Isabelle Saint-Martin Je répondrai en historienne et non en spécialiste de la laïcité que je ne suis pas. Une laïcité « intelligente » devrait mettre en pratique la célèbre phrase de Gabriel Séailles, militant de la Libre Pensée : que se trouvent réunies les conditions pour qu’on puisse « être athée sans être traité de scélérat et croire en Dieu sans être traité d’imbécile ». Il faut rappeler qu’en France, la laïcité n’est pas une option philosophique parmi d’autres, on peut être athée ou croyant et laïc.
Parutions : Penser la laïcité (Paris, Éditions Minerve, 2014), de Catherine Kintzler. Nous, citoyens laïques
et fraternels ?, suivi de la Laïcité au miroir de Spinoza (Paris, Éditions Kimé, 2015), d’André Tosel, et Vers
une laïcité d’intelligence en France ? (Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2014) et Double Défi pour l’école laïque : enseigner la morale et les faits religieux (Riveneuve Éditions, 2014), d’Isabelle Saint-Martin et Philippe Gaudin.
La revue de presse
Le Figaro 4 février 2015 En 2007, Nicolas Sarkozy avait plaidé pour une « laïcité positive » qui sache « veiller à la liberté
de pensée » mais qui « assume également les racines chrétiennes » de la France. « Il y a la laïcité,
il n’y a pas la laïcité positive
et la laïcité négative », a insisté Jean-Louis Debré. « Dire que
la laïcité peut être positive
ou négative, c’est vouloir admettre qu’on ne croit pas à cette liberté
de conscience. Ça veut dire qu’on considère que la laïcité peut
ne pas être positive », a-t-il critiqué, sans citer l’ancien président
de la République.
La Croix 14 décembre 2014 Alors que se poursuit la bataille juridique autour de la présence
de crèches de Noël dans des administrations et des bâtiments publics, un sondage Ifop publié dimanche 14 décembre par Ouest-France semble indiquer qu’une majorité de Français
a tranché. Les sondés sont ainsi 71 % à y être « plutôt favorables, car cela constitue plus un élément de tradition culturelle qu’un symbole chrétien ».