Extrait de la post-face de Georg Lukacs de 1967 à son ouvrage de 1924: « Lénine, une étude de l'unité de sa pensée ».
Traduction AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/
Dans la chaîne des révolutions démocratiques des temps modernes deux types de leaders, aux antipodes l'un de l'autre, firent leur apparition, incarnés par des hommes tels que Danton et Robespierre, à la fois dans la réalité et dans la grande littérature (on peut penser à Georg Buchner).
Même les grands orateurs des révolutions ouvrières, par exemple Lassalle et Trotsky, dénotent certains traits Dantonistes.
Lénine est le premier représentant d'un type entièrement neuf, d'un tertium datur, opposé à ces deux extrêmes. Jusque dans ses instincts spontanés, Lénine garde cette fidélité aux principes des grands ascètes révolutionnaires – bien qu'il n'y ait pas une once d'ascétisme dans la personnalité de Lénine.
Il était débordant de vie, avec un cetain sens de l'humour, il pouvait jouir de tout ce que la vie avait lui à offrir, de la chasse à la pêche en passant par une partie d'échecs ou encore la lecture de Pouchkine et Tolstoi; et il pouvait se dévouer et s'identifier à des hommes concrets.
Sa fidélité aux principes s'est mue en une dureté implacable pendant la guerre civile, mais sans haine. Il luttait contre des institutions et naturellement les hommes qui les représentaient, si nécessaire jusqu'à leur annihilation.
Mais il l'a toujours considéré comme une nécessité objective, inéluctable humainement regrettable mais à la quelle on ne pouvait pas échapper dans la lutte concrète. Gorki se rappelait de ses mots symptomatiques de Lénine, après avoir écouté la sonate Appassionata de Beethoven:
« L'Appassionata est la plus belle chose que je connaisse, je pourrais l'écouter tous les jours. C'est une musique divine, magnifique. Je pense toujours avec fierté, peut-être est-ce naif de ma part, Regarde ce que les êtres humains peuvent faire ».
Il fait ensuite un clin d'oeil, sourit et ajoute avec regret : « Mais je ne peux pas écouter de la musique, cela me tape tellement sur les nerfs que je pourrais dire des bêtises, susurrer des mots doux à l'oreille de ceux capables de produire de telles choses sublimes dans l'enfer abominable dans lequel ils vivent. Cependant, aujourd'hui plus question de susurrer des mots doux – on vous mordrait la main. Nous devons frapper les gens sans pitié sur la tête bien que théoriquement nous soyons contre tout type de violence entre les hommes. Oh, nôtre tâche est diablement difficile ! »
Il est clair que même une telle démonstration spontanée d'émotions n'est pas une révolte des instincts contre sa « façon de vivre », mais qu'il est ici aussi strictement fidèle aux impératifs de sa conception du monde.
Des décennies avant cet épisode, le jeune Lénine polémiquait contre les Naordniks et leurs critiques marxistes légaux.
En analysant ces derniers, il soulignait que l'objectivisme de leur démonstration de la nécessité d'une série donnée de faits, et combien il était facile de tomber dans la « position d'un apologiste de ces faits ».
Pour lui, la seule solution c'était la plus grande cohérence du Marxisme sans sa capacité à saisir la réalité objective, à dévoiler les véritables racines sociales de ces faits eux-mêmes.
La supériorité du Marxiste sur le simple objectiviste résiste dans sa cohérence ; il applique son objectivisme plus profondément et plus rigoureusement.
Seule cet objectivité supérieure peut être la source de ce que Lénine appelait l'engagement, « s'engager, quand on analyse un événement, c'est adopter directement et ouvertement la position d'une classe sociale particulière. »
L'attitude subjective découle toujours d'une réalité objective et y revient.
Cela peut produire des conflits si les contradictions de la réalité atteignent un point d'opposition mutuellement exclusive, et chaque homme engagé doit traiter lui-même ce type de conflits.
Mais il y a une différence fondamentale entre le conflit de convictions et de sentiments ancrés dans la réalité – dans les rapports d'un individu – et l'homme en conflit qui ressent sa propre existence en tant qu'être humain comme mise en danger. Ce dernier cas n'est jamais vrai pour Lénine.
Le plus grand hommage que rend Hamlet à Horace est le suivant : « Bienheureux ceux chez qui le tempérament et le jugement sont si bien d'accord ! / Ils ne sont pas sous les doigts de la fortune une flûte qui sonne par le trou qu'elle veut ».
Le tempérament et le jugement : leur opposition comme comme leur unité ne découlent que de la sphère biologique comme base générale et immédiate de l'existence humaine. Concrètement, les deux expriment l'harmonie ou la dissonance d'un être humain social avec un certain moment historique, en théorie et en pratique.
Tempérament et jugement se mariaient bien en Lénine car il orientait sa connaissance de la société à tout moment vers l'action qui était socialement nécessaire à ce moment-là, et car sa pratique suivait toujours nécessairement la somme et le système des idées vraies accumulées jusqu'alors.
Il n'y avait donc chez Lénine pas la moindre trace de ce qui aurait pu apparaître comme de l'auto-satisfaction. Le succès ne l'a jamais rendu vaniteux, tout comme l'échec ne l'a jamais déprimé. Il insistait sur le fait qu'il n'y avait aucune situation à laquelle un homme ne pouvait apporter une réponse pratique.
Il était un de ces grands hommes qui – précisément dans la pratique de leur vie – avaient réalisé beaucoup de choses, y compris les plus essentielles. Néanmoins – ou peut-être par conséquent – presque personne n'a jamais écrit aussi durement, avec aussi peu de pathos sur ses propres échecs, réels ou potentiels :
« L'homme intelligent n'est pas celui qui ne fait pas d'erreurs. Ces hommes n'existent pas, ils ne pourraient pas exister. L'homme intelligent est celui qui ne fait pas d'erreurs fondamentales et qui sait comment les corriger rapidement et sans conséquences ».
Ce commentaire si prosaïque sur l'art de l'action exprime plus clairement le fond de son attitude que toute profession de foi grandiloquente.
Sa vie fut perpétuellement dans l'action, la lutte ininterrompue dans un monde où il était profondément convaincu qu'il n'y avait pas de situation sans une solution, pour lui ou ses opposants. Le leitmotiv de sa vie était, logiquement, toujours être prêt pour l'action – l'action juste.
La sobre simplicité de Lénine eut donc un effet énorme sur les masses.Encore en opposition avec le premier type de grand révolutionnaire, il était un tribun du peuple sans égal, sans la moindre trace de rhétorique (pensons à ce sujet à des Lassalle et Trotsky).
Tant dans sa vie privée comme publique il avait une aversion profonde pour les beaux parleurs, pour tout ce qui était grandiloquent et exagéré. Il est encore significatif qu'il ait donné à ce mépris politique et humain de tout ce qui était « exagéré » une base philosophique objective :
« Toute la vérité, si elle est exagérée, ou si elle s'étend au-delà des limites de sa réalisation concrète peut devenir une absurdité, et elle tendra dans de telles conditions à devenir une absurdité ».
Cela signifie que, pour Lénine, même les catégories philosophiques les plus générales n'étaient jamais une généralité contemplative abstraite, elles étaient constamment tournées vers la pratique, comme les moyens de la préparation théorique pour la pratique.
Dans le débat sur les syndicats, il s'opposa à la position équivoque, éclectique et de conciliation de Boukharine en s'appuyant sur la catégorie de totalité. La façon dont Lénine appliquait une catégorie philosophique est symptomatique :
« Si nous devons avoir une véritable connaissance d'un objet, nous devons le regarder et mettre à l'épreuve toutes ses facettes, ses connections et ses 'médiations'. C'est quelque chose que l'on ne peut réaliser intégralement, mais la règle de la totalité nous préserve de bien des erreurs et rigidités ».
Il est instructif de voir comment une catégorie philosophique abstraite, renforcée par des réserves épistémologiques quant à son application, sert directement comme un impératif pour une pratique juste.
Cette attitude chez Lénine, on peut la voir encore plus clairement exprimée dans le débat sur la paix de Brest-Litovsk.
C'est devenu un lieu commun historique que de dire qu'en termes de Realpolitik, Lénine avait raison contre les communistes gauchistesqui, sur des bases internationalistes, défendaient le soutien à la révolution allemande qui s'annonçait par une guerre révolutionnaire, risquant l'existence même de la République soviétique russe.
Mais la pratique correcte de Lénine reposa sur une analyse théorique profonde de la particularité du développement de la révolution dans son ensemble.
La priorité à la révolution mondiale sur un seul événement mondial, disait-il, était une vérité authentique (donc pratique), « si on n'ignorait pas le chemin difficile et long vers la victoire totale du socialisme ».
Mais, par rapport à la particularité théorique de cette situation concrète, il ajoutait : « Toute vérité abstraite devient un mot creux si elle est appliquée à chaque situation concrète ».
La différence entre la vérité et la phraséologie révolutionnaire comme base de la pratique est, donc, que tandis que la première découle de l'état exact de la lutte révolutionnaire nécessaire et possible à ce moment précis, le dernier non.
Les sentiments les plus nobles, et l’engagement le plus désintéressé, ne deviennent que paroles creuses si l'essence théorique de la situation (sa particularité) ne permettent aucune pratique révolutionnaire authentique.
Une telle pratique n'est pas nécessairement un succès. Lors de la révolution de 1905, Lénine s'opposa vigoureusement au jugement de Plekhanov sur la défaite du soulèvement armé à Moscou, pour lui, il « n'aurait pas fallu prendre les armes ». Pour Lénine, cette défaite a fait avancer le processus révolutionnaire dans son ensemble.
Toute analogie, toute confusion de l'abstrait avec le concret, de l'universel avec le réel, conduit immédiatement à des mots creux ; par exemple la comparaison entre la France de 1792-93 et la Russie en 1918, souvent employée dans le débat sur Brest-Litovsk.
De la même façon, quand les communistes allemands dressèrent des thèses très intelligentes, auto-critiques après le putsch de Kapp en 1920, comme principes directeurs si jamais un tel putsch devait se reproduire, Lénine leur aurait dit : Comment savez-vous que la réaction allemande refera un tel coup ?
De telles réponses portent avec elles l'auto-éducation permanente de Lénine. En 1914, après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, à la suite de démêlés avec la police, il se réfugia en Suisse.
Une fois arrivé, il décida que la première tâche à faire était de profiter pleinement de ses « vacances » en étudiant la Logiquede Hegel.
De la même façon, quand il vivait clandestinement dans la maison d'un ouvrier après les événements de Juillet 1917, il remarqua comment ce dernier louait le pain du midi : « Alors, ils n'osent même plus nous donner du pain de mauvaise qualité, maintenant ! ».
Lénine fut frappé et enchanté par cette « analyse de classe des journées de Juillet ». Il réfléchit sur ses propres analyses complexes de cet événements et les tâches qui en découlaient : « Le pain, moi qui n'ai pas connu le besoin, je n'y avais pas pensé (…) l’esprit approche le fondement de tout chose, la lutte de classe pour le pain, par une analyse politique qui passe par des chemins extrêmement complexes et tortueux. »
Pendant toute sa vie, Lénine était toujours en train d'apprendre ; que ce soit de la Logique de Hegel ou de l'opinion d'un travailleur sur le pain.
L'auto-éducation permanente, l'ouverture constante à de nouvelles leçons de l'expérience, est une des dimensions essentielles de la priorité absolue de la pratique dans la vie de Lénine. Cela – et surtout la forme de son auto-éducation – créa un fossé insurmontable entre lui et tous les empiristes ou politiciens au pouvoir.
Il ne rappelait pas seulement l'importance de la catégorie de la totalité, comme base et mesure de la politique sur le plan polémique et pédagogique. Les exigences qu'il s'imposait étaient bien plus dures que celles qu'il imposait à ses plus estimés collaborateurs.
Universalité, totalité et la singularité du concret étaient les traits décisifs de la réalité dans laquelle l'action devait être entreprise ; dans quelle mesure elles devaient être comprises est donc la mesure de la véritable efficacité de toute pratique.
Bien sûr, l'histoire fait naître des situations qui contredisent les théories connues. Il y a même des situations où il est impossible d'agir selon des principes vrais et reconnus comme vrais.
Par exemple, avant Octobre 1917, Lénine avait prédit avec justesse que dans une Russie économiquement arriérée, une forme de transition, ce qui allait plus tard la NEP, serait indispensable.
Mais la guerre civile et l'intervention étrangère imposèrent à l’État soviétique ce qu'on appela le communisme de guerre.
Lénine céda à cette nécessité factuelle mais sans abandonner sa conviction théorique. Il conduisit aussi efficacement que possible ce qui était imposé par le communisme de guerre, sans – contrairement à la majorité de ses contemporains – à aucun moment considérer que le communisme de guerre était la forme authentique de transition vers le socialisme.
Il était absolument déterminé à revenir à la ligne théoriquement juste de la NEP dès que la guerre civile et l'intervention étrangère arrivèrent à leur terme. Dans les deux cas, il ne fut jamais ni un empiriste ni un dogmatique, mais un théoricien de la pratique, un praticien de la théorie.
Tout comme « Que faire ? » est un titre symbolique de l'ensemble de sa production écrite, la base théorique de son ouvrage est une thèse préliminaire de l'ensemble de sa conception du monde (Weltanschauung).
Il affirmait que la lutte de classe spontanée incarnée dans les grèves, même si elles sont bien organisées, ne produisent que les germes de la conscience de classe au sein du prolétariat.
Il manque encore aux travailleurs « la conscience de l'opposition irréductible de leurs intérêts avec ceux du système social et politique actuel dans son ensemble ». Encore une fois, c'est la totalité qui détermine la bonne voie à la conscience de classe tendant vers la pratique révolutionnaire.
Sans une orientation vers la totalité, il ne peut y avoir de pratique historiquement vraie. Mais la connaissance de la totalité n'est jamais spontanée, elle doit toujours être introduite « de l'extérieur », c'est-à-dire théoriquement.
La prédominance de la pratique ne peut donc être réalisée que sur la base d'une théorie qui doit viser à la totalité. Mais, comme Lénine le savait bien, la totalité de l'étant tel qu'il se déploie objectivement est infini, et elle ne peut donc jamais être adéquatement saisie.
Un cercle vicieux semble se mettre en place entre l'infinité du savoir et les impératifs toujours actuels d'une action concrète, immédiate. Mais cette insolubilité théorico-abstraite peut – comme le nœud gordien – être tranchée par la pratique.
La seule épée valable, c'est l'attitude humaine pour laquelle nous devons encore faire référence à Shakespeare : « The readiness is all », le tout c'est d'être prêt.
Un des traits les plus caractéristiques et les plus créatifs de Lénine est qu'il n'a jamais cessé d'apprendre théoriquement de la réalité, tout en restant toujours prêt pour l'action.
Cela détermine un des attributs les plus frappants et les plus paradoxaux en apparence de son style théorique : il ne voyait jamais les leçons tirées de la réalité comme achevées, mais ce qu'il en avait appris était organisé et dirigé en lui vers l'action possible à chaque moment donné.
J'eus la chance d'être témoin de l'attitude de Lénine lors de ces innombrables moments. C'était en 1921. Il y avait une session du comité tchécoslovaque du III ème Congrès du Komintern.
Les questions étaient extrêmement complexes, les opinions inconciliables. Soudainement, Lénine fit son apparition. Tout le monde lui demanda son opinion sur les problèmes tchèques.
Il refusa de répondre. Il disait qu'il avait essayé d'étudier les dossiers mais que des affaires politiques urgentes avaient fait irruption et qu'il avait juste jeté un coup d'oeil à deux journaux qu'il avait emporté avec lui dans sa veste.
C'est seulement après avoir été interrogé à plusieurs reprises qu'il accepta de donner ses impressions sur les deux journaux. Il les tira de sa poche et livra une analyse non-méthodique, improvisée en commençant par l'article principal et en finissant par les nouvelles du jour.
Cette analyse impromptue fut l'analyse la plus profonde de la situation en Tchécoslovaquie et des tâches du Parti communiste.
Évidemment, homme caractérisé par sa préparation à l'action et sa cohérence, dans la relation réciproque entre théorie et pratique, Lénine choisit toujours de donner la priorité à la pratique. Il le fit de façon frappante à la fin de son principal ouvrage théorique, Etat et Révolution.
Il l'écrivit dans la clandestinité après les journées de Juillet, et il ne put jamais finir le dernier chapitre sur les expériences des Révolutions de 1905 et 1917. Le cours de la Révolution ne lui permit pas.
Dans un post-scriptum, il écrivait : « Il est plus plaisant et utile de vivre l'expérience de la révolution que d'écrire sur elle ». Il dit cela avec une profonde sincérité. Nous savons qu'il a toujours voulu pallier à ce qu'il n'avait pu faire. Ce n'est pas lui mais le cours des événements qui le rendit impossible.
Il y eut un changement important dans les attitudes humaines ces derniers siècles : l'idéal du « sage » stoico-épicurien a eu une très forte influence sur nos opinions éthiques, politiques et sociales, bien au-delà des limites de la philosophie académique.
Mais cette influence fut tout aussi une transformation interne : l'élément pratique-actif dans ce prototype se renforça par rapport à l'époque classique. La préparation permanente à l'action de Lénine est le dernier, et jusqu'à présent le plus grand et le plus important, stade de ce développement.
Le fait qu'aujourd'hui la manipulation absorbe la pratique et que la « fin des idéologies » absorbe la théorie, cet idéal ne pèse pas lourd aux yeux des « experts », ceci n'est qu'un épisode, allant contre la marche de l'histoire mondiale.
Par-delà le sens de ses actions et écrits, la figure de Lénine comme incarnation de la préparation permanente à l'action représente une valeur ineffaçable : une nouvelle forme d'attitude exemplaire face à la réalité.