Saint Sharon par Dominique Vidal
Après huit ans de coma et « une vie tout entière consacrée au combat contre les Arabes », Ariel Sharon est mort. Le général israélien s’était-il « soudainement converti au pacifisme, avec le retrait unilatéral de Gaza, à la fin de l’été 2005 » ? Dominique Vidal réfutait cette thèse en février 2008.
Saint Sharon
par Dominique Vidal, février 2006
« Deux poids, deux mesures » : cette expression caractérise à merveille la couverture médiatique comparée de l’attaque cérébrale du premier ministre Ariel Sharon et de la maladie, puis de la mort, de l’ancien président Yasser Arafat, en novembre 2004. La disparition du premier représenterait une « menace pour la paix », quand celle du second éliminait un « obstacle à la paix ».
Paradoxal échange de rôles. Abou Ammar a conduit l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de la lutte armée, parfois terroriste, pour la disparition d’Israël au combat politique et diplomatique afin de créer à ses côtés un Etat palestinien indépendant. Le vieux général, lui, a pris part à toutes les guerres d’Israël, y compris cette guerre que représenta la colonisation dont il fut l’architecte. Et il a attaché son nom à une série de massacres (1) : les médias mentionnent souvent ceux de Sabra et Chatila, perpétrés par les Forces libanaises avec la complicité de ses hommes, plus rarement les autres commis par eux seuls : Kibya (1953), la passe de Mitla (1956), la bande de Gaza (1971), sans oublier la reconquête sanglante de la Cisjordanie (2002).
Certes, mais le « bulldozer » se serait soudainement converti au pacifisme, avec le retrait unilatéral de Gaza, à la fin de l’été 2005. « Erreur d’optique, répond l’historien israélien Tom Segev : il n’y avait pas de “nouveau Sharon” se révélant, au soir de sa vie, (…) épris de paix. Ariel Sharon est demeuré identique à lui-même : un général qui regarde les Palestiniens à travers le viseur de son fusil et qui les considère comme des ennemis et non des partenaires (2). » Pour l’ex-ambassadeur à Paris Elie Barnavi, « le revirement assez spectaculaire (…) dans les commentaires est plus éloquent sur le sérieux d’un certain journalisme que sur l’évolution objective de l’ancien premier ministre (3) ».
La guerre, dixit Clausewitz, est « la continuation de la politique par d’autres moyens ». Digne héritier et de David Ben Gourion et de Zeev Jabotinsky, le premier ministre a inversé la maxime. Elu début 2001, il croyait encore que « la guerre d’indépendance de 1948 n’est pas achevée (4) ». Après avoir, deux ans durant, appliqué ce programme au premier degré en reprenant le contrôle total de la Cisjordanie, il a dû le mettre en œuvre au second : pour tenir compte de deux défis, l’un structurel et l’autre conjoncturel.
Les démographes le prédisaient : le « Grand Israël » comptera sous peu une majorité arabe. Terrible dilemme pour Israël, que sa Loi fondamentale définit comme « juif et démocratique » : ou bien il privilégiera le second terme et perdra son caractère juif, ou bien il entendra conserver celui-ci et ne pourra être démocratique. Pour échapper à ce piège, il lui faut soit admettre à ses côtés un véritable Etat pour les Palestiniens, soit expulser massivement ces derniers. M. Sharon écarte la première solution et sait la deuxième actuellement impraticable. Il en a donc imaginé, dès 1998, une troisième : la formation, sur la bande de Gaza et sur la moitié de la Cisjordanie comprise à l’intérieur du mur, de quatre enclaves palestiniennes, Israël annexant le reste, notamment les blocs d’implantations qui rassemblent 80 % des colons.
D’où l’idée du retrait unilatéral de Gaza, geste sans précédent mais surtout étape vers cette nouvelle forme de l’hégémonie israélienne sur la Palestine. Stratégique, la manœuvre comporte une dimension tactique. M. Sharon l’amorce en 2004 parce qu’il mesure son isolement. En Israël d’abord, dont l’opinion se lasse du conflit. A l’étranger, ensuite. Le 9 juillet, la Cour internationale de justice (CIJ) décrète le mur illégal et en ordonne la destruction ; le 20, l’Assemblée générale des Nations unies approuve cette décision par 150 voix pour, 6 contre et 10 abstentions. Si tous les membres de l’Union européenne votent la résolution, c’est que 59 % de leurs citoyens placent Israël en tête des Etats qui « menacent la paix dans le monde (5) ». Tel-Aviv redoute des pressions de Washington. Et le Quartet (Nations unies, Etats-Unis, Union européenne et Russie) appelle Israël à se plier aux exigences de sa « feuille de route », le gel de la colonisation devant récompenser la trêve obtenue par M. Mahmoud Abbas.
« Le sens du plan de désengagement [de Gaza] est le gel du processus de paix, confiera M. Dov Weissglas, le plus proche conseiller du premier ministre israélien. Quand vous gelez ce processus de paix, vous empêchez la création d’un Etat palestinien et vous empêchez une discussion sur les réfugiés, sur les frontières et sur Jérusalem. (…) Le désengagement, (…) c’est la dose de formol nécessaire pour qu’il n’y ait pas de processus politique avec les Palestiniens (6). » Seize mois plus tard, cette analyse apparaît prémonitoire : le Quartet se tait, et l’Union européenne va jusqu’à dissimuler son propre rapport sur l’annexion israélienne de Jérusalem-Est. Bref, nul n’importune plus Israël avec la « feuille de route »…
Le prestidigitateur a réussi. Spectaculairement mis en scène, le départ des 8 000 colons de la bande de Gaza a hypnotisé la planète, désormais aveugle, sourde et muette face au sort des Palestiniens. Pourtant La Paix maintenant estime que le nombre de colons a augmenté de 6 100 par rapport à l’an dernier, avec un total de 250 000 en Cisjordanie (7). Cette dernière sera littéralement coupée en deux par l’élargissement de Maale Adoumim. La construction du mur s’accélère, près de la moitié étant achevée ou en voie de l’être, complétant l’encerclement de Jérusalem-Est (8). L’armée multiplie bombardements et assassinats, sans oublier bouclages et humiliations aux 750 barrages. Mais silence : qu’importent le droit international, les résolutions des Nations unies, l’établissement d’un Etat palestinien sur l’ensemble de la Cisjordanie et de la bande de Gaza avec Jérusalem-Est pour capitale puisque… la paix est en marche.
Longtemps, la politique proche-orientale de la France s’aligna sur celle d’Israël : au souvenir culpabilisant du rôle de Vichy dans le génocide nazi s’ajouta bientôt le combat contre le nationalisme arabe à Alger, donc au Caire. De Gaulle opéra un tournant lors de la guerre de juin 1967, sûr qu’Israël allait « organiser, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions ; et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme ». Ses successeurs Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et, pour l’essentiel, François Mitterrand s’en tinrent à cette « politique arabe », convaincus que seule l’autodétermination des Palestiniens trancherait le nœud gordien de la région.
D’abord fidèle à cette orientation, le président Jacques Chirac en suit-il soudain une autre, et pourquoi ? D’évidence, le tapis rouge déroulé, en juillet dernier, sous les pieds du premier ministre Ariel Sharon, jusque-là persona non grata, matérialisa un virage. L’hôte de l’Elysée n’a pas, en effet, attendu l’hospitalisation de M. Sharon pour chanter les louanges de cet « homme de paix », avec il est vrai quelque retard sur M. George W. Bush.
Au-delà des hypocrisies, frappe surtout le contraste entre le bruyant silence de Paris sur la répression en Palestine et sa coopération de plus en plus étroite avec Tel-Aviv, rythmée par des échanges ministériels incessants. La participation de deux grandes entreprises françaises, Alstom et Connex, à la construction du tramway reliant Jérusalem aux colonies – que la France a toujours considérées comme illégales – de Pisgat Zeev et de French Hill relève de la schizophrénie. Et que dire du séjour à Paris, en décembre dernier, à l’invitation de M. Nicolas Sarkozy, du ministre israélien de la sécurité publique Gideon Ezra et du chef de la police israélienne Moshe Karadi afin, selon Haaretz, d’exposer « à leurs homologues français la leçon qu’ils tirent de la répression des émeutes dans leur propre pays (9) » ? Les Français, ajoutait malicieusement le quotidien, sont « vivement intéressés par le savoir-faire israélien en la matière »…
L’enjeu dépasse évidemment le Proche-Orient : champion, en 2003, des opposants à l’aventurisme du président Bush, M. Chirac, dès 2005, compose avec lui. De l’Afghanistan à l’Iran, il suit les Etats-Unis, voire les précède – comme sur le dossier libano-syrien. Et sur la question palestinienne ? Gageons qu’au renoncement géopolitique se mêlent des préoccupations plus politiciennes. Sans doute les dirigeants français, obsédés par les échéances électorales, cèdent-ils peu ou prou au chantage qui, depuis cinq ans, présente quiconque critique la politique d’Israël comme antisémite (10). Si ces campagnes n’ont guère eu de prise sur l’opinion, la classe politique et médiatique s’y révèle plus sensible. De là à transformer un criminel de guerre en saint…
Dominique Vidal