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Quand l'Orient envoûtait les Français
source:Hérodote.net
Plus qu'aucune autre nation européenne, la France a cultivé au cours des siècles une fascination pour l'Orient et la civilisation islamique.
Cette fascination a culminé au Siècle des Lumières et à l'époque romantique. Elle s'est alors traduite par des œuvres poétiques, picturales et littéraires de valeur intemporelle, réunies dès 1826 sous le nom d'orientalisme.
Mais elle n'a pas résisté aux idéologies nauséeuses de la fin du XIXe siècle et du XXe : colonialisme, racisme, totalitarismes.
En ce XXIe siècle, les idéologies islamo-terroristes ont détruit la fascination que possédait l'Orient quand toutes ses communautés y vivaient en harmonie. Puissions-nous, en France même, retrouver le secret de cette harmonie.
Isabelle Grégor et André Larané
L'Orient avant l'orientalisme
Pour Charlemagne comme pour les croisés francs, l'Orient raffiné paraissait à la fois fascinant, mystérieux et prometteur de richesses et d'aventures.
La parution, en 1298, des souvenirs de Marco Polo ne fit rien pour ramener les rêveurs à la réalité : dans Le Devisement du Monde, écrit en français, le marchand vénitien décrit tout un ensemble de « merveilles »
Les artistes de la Sérénissime République apprécient d'agrémenter leurs œuvres de quelque touche dépaysante, en figurant par exemple de magnifiques tapis persans, symboles de prestige, sous les pieds de leurs Vierges en majesté.
Au XVe siècle, le peintre vénitien Gentile Bellini, en visite à Constantinople, produit un inattendu portrait du sultan Mehmet II.
Il témoigne des contacts entre les Ottomans, héritiers de Byzance, et les puissances occidentales de l'époque.
À preuve le traité des Capitulations conclu en 1536 entre le roi de France François 1er et le sultan Soliman 1er le Magnifique, qui confie au premier la protection des chrétiens d'Orient.
Les Mamamouchis à la conquête de l'Europe
Après une pause de plusieurs décennies, les Européens retrouvent la fascination de l'Orient. À la suite de la venue de l'ambassadeur ottoman à la cour de Louis XIV en 1669, Molière élève son Bourgeois gentilhomme au rang de « Grand Mamamouchi ». C'est avant que les Persans épistoliers de Montesquieu et le sage Zadig de Voltaire ne fassent à leur tour souffler un vent d'ailleurs sur les lettres françaises.
Cet exotisme de fantaisie est nourri par l'immense succès en 1717 de la traduction des Mille et une Nuits par Antoine Galland comme par les gravures de Jean-Baptiste Vanmour, « Peintre Ordinaire du Roy en Levant », qui popularise en Europe l'image de la cour ottomane.
Celle-ci conserve beaucoup d'éclat mais entre dans un irrésistible déclin et suscite davantage de commisération que de jalousie.
Notons que de leur côté, les Jésuites en mission en Chine depuis le XVIe siècle avaient généré une fascination semblable pour l'Extrême-Orient. Porcelaines, laques, soieries et autres chinoiseries étaient devenus le comble du luxe, témoignant d'une réelle curiosité pour les cultures lointaines, méconnues et idéalisées.
Plus que jamais, en ce Siècle des Lumières, on se montre curieux et avide de découvertes, dans les sciences, les arts, la philosophie et la politique.
Au tournant du XIXe siècle, il n'est plus simplement question de rêve mais aussi de guerre. En 1798, Bonaparte et ses grognards, ainsi que les savants et artistes dont ils se sont faits accompagner, découvrent les pyramides et les minarets sur les bords du Nil.
La publication de leurs travaux et de leurs mémoires suscite instantanément une véritable « égyptomania » en France et la création d'un style Directoire directement inspiré par les bas-reliefs des temples pharaoniques.
Napoléon 1er aime à se faire accompagner par un mamelouk de parade, Roustam Raza.
Les élites françaises se prennent également de passion pour l'Égypte moderne. Militaires, diplomates (Ferdinand de Lesseps) et Saint-Simoniens apportent leur expertise au vice-roi Méhémet Ali et à ses successeurs. Cela vaut à Paris de recevoir en cadeau, en 1836, l'un des deux obélisques de Louqsor.
En 1830, le roi Charles X, qui cherchait à rehausser sa popularité par un succès militaire, a ordonné la prise d'Alger mais cet épiphénomène n'a fait qu'accroître la curiosité des Français pour l'Orient et l'islam, y compris même lorsque la « guerre sainte » proclamée par Abd el-Kader oblige les Français à étendre l'occupation à l'arrière-pays.
L'empereur Napoléon III, conseillé par Ismaïl Urbain, un journaliste métis et converti à l'islam, de mère guyanaise, tente de transformer l'Algérie en un « royaume arabe » autonome dont il serait le souverain. Mais il en est empêché par l'hostilité des premiers colons, essentiellement des Méditerranéens d'origine maltaise, espagnole ou italienne. C'est sa politique que le maréchal Hubert Lyautey, fort de son prestige, mettra en œuvre au Maroc, au début du XXe siècle, avec un indéniable succès.
Les écrivains en quête d'exotisme
Dans ce contexte, en pleine période romantique, « l'Orient est devenu une préoccupation générale ». C'est le jeune Victor Hugo qui l'affirme.
L'auteur des « Djinns » s'est contenté de rédiger Les Orientales (1829) dans son salon parisien. Mais d'autres ont préféré faire leurs bagages, à commencer par son modèle François-René de Chateaubriand.
Celui-ci a fait le tour de la Méditerranée orientale, de la Grèce à la Tunisie, de juillet 1806 à juin 1807, et publié le récit de son voyage en 1811 : Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811).
Le voyage « pittoresque » en Orient devient dans les décennies suivantes une étape incontournable, facilité par le développement des moyens de transport.
Revêtus du costume local, armés de leurs boîtes d'aquarelles, de leur tout nouvel appareil photo ou de leurs calepins, nos curieux partent à la recherche d'une nouvelle inspiration.
La génération romantique, en effet, se sent mal à l'aise dans ce siècle qui ne répond pas à sa soif d'absolu.
Il faut, comme lord Byron, partir pour vivre enfin intensément ! Et puisque la Grèce et ses antiquités ne sont plus à la mode, allons de l'autre côté de la Méditerranée découvrir d'autres horizons, d'autres aventures...
On peut ainsi croiser Alphonse de Lamartine à Beyrouth (1832-1833), Gérard de Nerval au Caire (1843), Théophile Gautier à Constantinople (1853) ou encore Gustave Flaubert et son ami Maxime du Camp à Jérusalem (1849-1850).
« Orientaliste : Homme qui a beaucoup voyagé » note avec ironie Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues.
À leur retour, outre de nombreux récits de voyages, quelques œuvres détonantes viennent mettre un peu de piment en littérature.
Citons, entre autres, le Salammbô (1862) de Flaubert sur la Carthage antique et les romans plus tardifs du lieutenant de vaisseau Pierre Loti, qui parvint à faire pleurer toute une génération sur le sort de la belle turque Aziyadé (1879).
Quand le jeune Flaubert rêvait d'ailleurs
« Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensant à ce que l’imagination d’un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles ! eux, rire de moi ! […]
Je me voyais jeune, à vingt ans, entouré de gloire ; je rêvais de lointains voyages dans les contrées du Sud ; je voyais l’Orient et ses sables immenses, ses palais que foulent les chameaux avec leurs clochettes d’airain ; je voyais les cavales bondir vers l’horizon rougi par le soleil ; je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d’argent ; je sentais le parfum de ces océans tièdes du Midi ; et puis, près de moi, sous une tente, à l’ombre d’un aloès aux larges feuilles quelque femme à la peau brune, au regard ardent qui m’entourait de ses deux bras, et me parlait la langue des houris.
Le soleil s’abaissait dans le sable, la chamelle et les juments dormaient, l’insecte bourdonnait à leurs mamelles, le vent du soir passait près de nous.
Et la nuit venue, quand cette lune d’argent jetait ses regards pâles sur le désert, que les étoiles brillaient sur le ciel d’azur, alors, dans le silence de cette nuit chaude et embaumée, je rêvais des joies infinies, des voluptés qui sont du ciel » (Mémoires d'un fou, 1838).
Toutes les lumières de l'Orient
Mais c'est surtout dans le domaine de l'art que l'Orient devient incontournable. Comme Eugène Delacroix admirant le tableau d'Antoine-Jean Gros consacré aux Pestiférés de Jaffa (1804), les peintres tombent sous le charme de ces grandes toiles d'Histoire représentant paysages et personnages d'Égypte ou d'Algérie.
Ils y trouvent non seulement de nouveaux thèmes mais aussi des lumières que le ciel français ne connaît pas.
Pour les plus courageux qui se sont rendus sur place, tel Delacroix, Chassériau ou Fromentin, la technique de l'aquarelle héritée des Anglais permet de saisir sur le vif luminosité et teintes. La palette se remplit de couleurs chaudes et vives, les contrastes sont accentués pour mieux attirer l'oeil : chez Delacroix par exemple, au blanc des costumes répondent les tons rouges ou bruns des paysages.
Mais il est toujours facile de faire la différence entre les œuvres pleines de vie du peintre des Femmes d'Alger (1834) et celles de Jean-Dominique Ingres, auteur néo-classique du Bain turc (1862), car chaque artiste conserve sa sensibilité et sa technique personnelle.
L'orientalisme n'est en effet pas un mouvement pictural à proprement parler, mais un sous-genre. Ainsi, un tableau orientaliste se reconnaît au premier coup d'œil non pas à cause du style du tableau, mais grâce aux thèmes qui y sont traités.
Finies les scènes d'inspiration mythologique ou historique d'un Jacques-Louis David : on ne veut plus voir de personnages en toge dans de faux temples grecs ! Le public souhaite découvrir sur les toiles les pays où il ne pourra jamais aller. On demande aux artistes des scènes de rues, des portraits d'après nature, des paysages ressemblants.
La conquête de l'Algérie offre aux artistes une source d'inspiration privilégiée en leur ouvrant les portes d'une société foncièrement différente de la leur.
Eugène Delacroix, Eugène Fromentin, Théodore Chassériau ou encore Horace Vernet, peintre de la guerre d'Algérie, expriment à travers leurs œuvres l'attirance et le respect que leur inspirent la société algérienne.
Ces grands artistes se plaisent à la représenter sous des aspects chevaleresques et nobles, comme ci-contre dans La Chasse au faucon (1862) ou ci-dessous dans La Chasse au héron (1865), par Eugène Fromentin. On y discerne de la nostalgie pour un Âge d'Or en voie de disparition.
Les officiers de Louis-Philippe comme de Napoléon III, souvent de souche noble et respectueux du catholicisme, apprécient tout autant la société aristocratique algérienne. Ils communient volontiers avec les nobles locaux dans l'amour de la chasse et des chevaux. Ils partagent également avec eux les mêmes valeurs familiales.
Chez les peintres mineurs, les mêmes motifs sont reproduits à l'infini, comme les scènes de repos au hammam ou au café, ou encore les parties de chasse. Il faut étonner et éblouir avec les costumes insolites et les objets précieux. Pour cela, on appelle à l'aide dromadaires et architecture mauresque, turbans et narguilés, intérieurs luxueux, animaux féroces et femmes envoûtantes, forcément envoûtantes...
Ainsi en va-t-il de Jean-Léon Gérôme (1824-1904), « peintre ethnographique » et peintre d'Histoire, surtout actif sous le Second Empire.
Odalisque, sultane ou esclave, la femme est incontournable dans l'univers des orientalistes.
Courtisane voluptueuse, alanguie au milieu d'un riche décor, cette nouvelle Salomé est vue comme un objet de désir permettant aux artistes de montrer toute leur habilité dans la peinture des corps et des drapés. Inspiré par le mystère entourant le harem ottoman, mystère que les voyageurs de toutes les époques se sont empressés de nourrir, ce fantasme de femme à la fois fatale et soumise a beaucoup fait pour le succès de ce genre de peinture.
Mais il ne faut pas réduire les orientalistes à des producteurs d'images subversives ; nombre d'entre eux ont en effet cherché à montrer la femme orientale dans toute sa diversité, musulmane ou chrétienne, petite paysanne ou marchande des rues.
« Le Poème de la femme » orientale
[…]
Sur un tapis de Cachemire,
C'est la sultane du sérail,
Riant au miroir qui l'admire
Avec un rire de corail ;
La Géorgienne indolente,
Avec son souple narguilhé,
Etalant sa hanche opulente,
Un pied sous l'autre replié.
Et comme l'odalisque d'Ingres,
De ses reins cambrant les rondeurs
En dépit des vertus malingres,
En dépit des maigres pudeurs !
Paresseuse odalisque, arrière !
Voici le tableau dans son jour,
Le diamant dans sa lumière ;
Voici la beauté dans l'amour ! […]
Théophile Gautier, « Marbre de Paros » (Émaux et camées, 1853)
Essoufflement et renouveau
L'arrivée du naturalisme, qui secoue le monde de l'Art à partir des années 1880, n'est pas sans conséquence sur l'orientalisme qui commence à livrer des paysages moins typés mais plus proches de la réalité.
À la manière d'un Gustave Guillaumet s'attachant à rendre sans fard la rudesse du désert algérien, les artistes s'éloignent peu à peu du clinquant de la période précédente. Puis ce sont les impressionnistes qui se détournent de ce genre : comme Auguste Renoir, qui n'a été qu'un temps inspiré par un voyage en Algérie, ils lui préfèrent la vie bourgeoise.
C'est que l'Europe change au tournant des années 1870. En Angleterre, le Premier ministre Benjamin Disraeli exalte la vocation impériale des Britanniques. En France, la République, conduite par Jules Ferry, se propose de « civiliser les races inférieures ». Pas plus que leurs concitoyens, les artistes et les écrivains ne manifestent guère d'empathie ni de curiosité pour les autres cultures.
L'exotisme n'est plus à la mode même s'il survit encore quelque temps dans l'art colonial, destiné à vanter les possessions françaises à l'étranger. Publicités et affichent célèbrent l'« indigène » en burnou tandis que « La Belle Fatma », seins nus et pose lubrique, fait la fortune des éditeurs de cartes postales. À l'empathie des Lumières et des romantiques a succédé une condescendance entachée de mépris pour les races et civilisations « inférieures ».
Il faut attendre le tournant du XXe siècle pour que des artistes comme Henri Matisse, Kees van Dongen ou Paul Klee se mettent en quête de nouveaux horizons pour renouveler leur inspiration. S'ils restent sensibles au pittoresque de ce qu'ils découvrent sur place, au Maroc et en Tunisie, ces peintres sont davantage en quête de formes et couleurs pour faire évoluer leur œuvre.
L'Orient devient un terrain d'expérimentation, tout en restant cette source de rêves qui lui a donné une place primordiale dans l'imaginaire européen et surtout français.
Et dans les autres arts ?
Littérature et peinture ne sont pas les seules à avoir répondu à l'appel de l'Orient. La sculpture, avec les œuvres de Charles Cordier, ou encore les Arts décoratifs, représentés par les créations d'Émile Gallé, utilisent des motifs exotiques.
En architecture, après la mode de l'Égypte ancienne ramenée dans les bagages de Bonaparte vint celle du style mauresque, nourri par les expositions universelles.
Cela valut à plusieurs casinos ou maisons particulières, comme à l'extravagant château de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas, à Port-Marly, de prendre des allures orientales.
Les musiciens, à la suite de Mozart et son Enlèvement au sérail (1782), se sont eux aussi inspirés de l'Orient mais, mis à part peut-être Camille Saint-Saëns (Suite algérienne, 1879), ils n'ont fait qu'ajouter une petite touche de couleur locale à leur répertoire.
Notons enfin, plus tard, le succès des péplums au cinéma, relayé par le triomphe du Cheik (1921) qui fit de Rudoph Valentino une star. Le public, une fois de plus, avait succombé au charme mystérieux de l'Orient.
Jean-Claude Berchet, Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le levant au XIXe siècle, 1992, éd. Bouquins.
Christine Peltre, Dictionnaire culturel de l'orientalisme, 2003, éd. Hazan.
Christine Peltre, Les Orientalistes, 1997, éd. Hazan.