Entretien avec Aydemir Güler, dirigeant du PC turc, sur la situation en Turquie
« Il faut s'assurer que le mouvement ait une suite »
Traduction AC (à partir d'un article d'Avante, organe du PC portugais) pour
http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/
Les manifestations qui ont éclaté ces derniers jours en Turquie résultent de la convergence de mécontentements de diverses origines, mais ils expriment un dénominateur commun : le rejet populaire du projet réactionnaire que le gouvernement cherche à imposer dans le pays, voilà ce qu'a dit à Avante, le membre de l'Association pour la paix de Turquie et du Comité central du Parti communiste de Turquie (TKP), qui était au Portugal pour les réunions du Secrétariat de la région Europe du Conseil mondial pour la paix.
Q: Les mouvements de masse en Turquie surgissent après la réalisation de manifestations contre l'implication turque dans le conflit syrien. Est-ce que cette ingérence est le principal facteur déclencheur ?
Le rejet de la voie interventionniste adoptée par le gouvernement, au côté des groupes armés et contre la Syrie, fut un des détonateurs, sans nul doute, mais la propagation de la révolte a comme origine une lutte de moindre importance, en apparence, et plus terre à terre. Sur la place Taksim, au cœur d'Istanbul, il y a un parc public très apprécié que le gouvernement de l'AKP[Parti de la Justice et du Développement] veut démolir, arguant qu'il va reconstruire une vieille caserne militaire ottomane. Ceci est un alibi. En réalité, à l'endroit où se trouve le parc Gezi, l'AKP cherche à construire un centre commercial.
Le refus de ce projet vient de loin, mais la répression violente contre la défense du Parc a provoqué l'indignation et a permis d'élargir les bases de la protestation.
La majorité des Turcs, et même un certain nombre d'habitants des banlieues d'Istanbul, n'étaient jamais allé au parc Gezi, mais il le considèrent comme un élément à part entière de l'identité de la ville.
Q: Alors, qu'est-ce qui fait bouger ces millions de personnes sur tout le territoire ?
La destruction du parc Gezi fut la goutte d'eau qui a fait déborder la patience du peuple. Ce fut l'étincelle de la révolte des travailleurs, des jeunes, des étudiants, de secteurs et de couches intermédiaires qui refusent l'alignement du pays derrière une guerre impérialiste dans la région ; qui sont contre la proposition de nouvelle constitution présentée par l'AKP, le chômage galopant qui touche des jeunes qualifiés et non-qualifiés ; contre les orientations néo-libérales imposées par le premier-ministre Recep Erdogan et ses conséquences sociales ; contre la violence policière de plus en plus fréquente et l'autoritarisme du gouvernement qui se refuse toujours à négocier.
La Syrie est une question centrale. Le 11 mai dernier, le gouvernement turc a accusé la Syrie d'être responsable des explosions à Reyhanli. Personne y a cru. Personne ne croit que le Front al-Nusra, lié à Al-Qaeda, produise des armes à Adana, la cinquième ville turque, sans qu'Ankara ne soit au courant.
L'initiative que l'Association pour la paix de Turquie et le Conseil mondial pour la paix ont organisé à Antakya, à la fin du mois d'Avril, comprenant un meeting réunissant des milliers de personnes, a informé et mobilisé contre la guerre. L'immense majorité des habitants de la province de Hatay ont eu des contacts avec le mouvement pour la paix. A cela s'ajoute le fait qu'ils ont pu observer la liberté de manœuvre des groupes terroristes à la frontière et, surtout, ils ont pu constater que deux années de guerre en Syrie ont provoqué l'effondrement de l'économie de la région.
Les attentats à Reyhyanli ont fait par ailleurs une centaine de victimes. Le premier-ministre a accusé un État voisin d'en être l'auteur et la première chose qu'il a fait fut de se rendre aux États-Unis pour rencontrer Barack Obama et appeler à une intervention en Syrie. Tout cela clarifie les intentions de l'AKP et discrédite le gouvernement aux yeux du peuple, qui refuse que la Turquie soit le centre des provocations contre la Syrie, qui refuse que l' « opposition » se réunisse dans le pays et maintienne des bases.
Q: Il y a un dénominateur commun, alors ?
Oui, il y a l'islamisation de la société en un certain sens. Récemment, le gouvernement a fait adopter une législation qui limite la commercialisation et la consommation d'alcool. Ce que les Turcs voient ici, ce n'est pas la défense de la santé publique mais l'approfondissement d'une orientation de la part de l'AKP. La majorité des Turcs sont musulmans, mais ils vivent avec une religion qui prend des formes différentes par rapport à d'autres groupes islamistes. Ils défendent un État laïque et les valeurs du sécularisme.
L'AKP n'est pas juste un parti, c'est un projet. Nous pouvons même dire qu'il a servi d'inspirationà l'issue qu'a prise les printemps arabes, l'installation au pouvoir de partis liés au Frères musulmans. L'AKP fut la première expérience réussie d'un modèle de consolidation d'un pouvoir islamiste promoteur de politiques néo-libérales. L'AKP nourrit l'espoir de pouvoir reconstruire l'empire ottoman, être la première puissance régionale. Washington soutient un pouvoir de ce type. L'AKP est soutenu par le grand capital en Turquie.
Q: Quel tour les événements peuvent-ils prendre ?
Les mouvements de masse se développent de façon spontanée. Le gouvernement se montre incapable de manipuler cette dynamique. Il a une majorité au parlement, il a l'argent et le soutien des pétro-monarchies arabes du Golfe, mais il ne va pas réussir à contrôler un peuple entier qui s'est toujours exprimé. La Turquie n'est pas une société muette, amorphe, étouffée. Des millions de personnes sont dans les rues avec des revendications précises. Faire démissionner le gouvernement est l'objectif immédiat.
Le TKP joue un rôle fondamental dans l'impulsion de la lutte. Ce samedi dernier, il a soutenu et appelé à une manifestation place Taksim. Le Parti populaire républicain, le plus grand parti de l'opposition parlementaire, fondateur de la République turque, social-démocrate, fut obligé d'annuler sa manifestation, prévue sur une autre place à Istanbul et de mobiliser pour Taksim.
Il est certain que les manifestations manquent d'une direction politique. En ce moment, aucun parti ne peut revendiquer la direction d'un processus où sont de plus en plus visibles l'énergie et la disponibilité des masses. Il est urgent de garantir l'unité d'action et d'objectifs, de s'assurer que la résistance ait une suite. Si ce mouvement laisse les rues à la police, le gouvernement va comprendre qu'il a forcé le retour du peuple chez lui et avancer vers de nouvelles restrictions aux libertés, plus de répression, plus d'autoritarisme.
Vaincre l'AKP et exiger des élections anticipées est un objectif juste et mobilisateur qui contribue au recul de son projet politique.: « Il faut s'assurer que le mouvement ait une suite »