source http://terrecorse.tumblr.com/
Le conseil de surveillance du centre hospitalier de Bastia est amené à se prononcer sur le Plan de Modernisation et de Progrès de l’établissement pour la période 2013-2018.
Ce projet est indispensable pour moderniser l’hôpital et lui permettre d’améliorer l’offre de soins à la population. Sa réalisation passe par le développement de l’activité et la modernisation de l’outil. Il nécessite la création de 114 emplois et un plan pluriannuel d’investissement sur 5 ans d’un montant de 68 millions d’euros.
Cependant la décision de la Ministre de la Santé est conditionnée par la mise en oeuvre d’un contrat de retour à l’équilibre financier se soldant,notamment, par la suppression de 46 postes de travail. Comment concevoir le développement de l’offre de soins et de l’activité avec moins de personnels? C’est pourtant ce qui est demandé d’approuver au Conseil de Surveillance, au nom de retour à l’équilibre financier prétendument rendu nécessaire par un déficit structurel de 5 millions d’euros.
Ce constat comptable est le résultat de la politique de mise en cause de l’hospitalisation publique dans notre pays depuis plusieurs années et singulièrement sous la quinquennat précédent. La Révision Générale des Politiques Publiques et la loi Bachelot ont conduit à la suppression de 50 000 emplois depuis 2008 et à l’asphyxie financière de nombreux hôpitaux, estimée à 487 millions d’euros en 2011 pour les 1200 établissements publics de santé. Par ailleurs, la Fédération hospitalière de France s’inquiète de la menace de 35 000 suppressions d’emplois entre 2013 et 2014 que fait peser l’insuffisante revalorisation des tarifs des actes médicaux dispensés par les hôpitaux. On mesure les effets dévastateurs de la tarification à l’acte (T2A) dans le financement des hôpitaux. La réussite du plan de modernisation de l’hôpital de Bastia passe l’octroi des moyens humains et financiers jugés nécessaires par les personnels de santé et les médecins.
Ceux-ci luttent pied à pied depuis de nombreuses années pour sauvegarder toute sa place au service public de santé de notre territoire. Avec eux, je refuse le marché proposé par la Ministre: 46 suppressions d’emplois contre la modernisation de l’établissement. L’accepter serait accepter que se poursuive et s’aggrave la logique d’austérité budgétaire qui menace le droit à la santé pour tous.
Francis Riolacci, délégué représentant la Communauté d’Agglomération de Bastia
Le 30 avril 2013
Sur le blog de Jean Lévy :
Comme on le sait, la révolution qui fonde la Russie soviétique et qui, contre toute attente, a lieu dans un pays non compris dans les pays capitalistes les plus avancés, est saluée par Gramsci comme la « révolution contre Le capital ». Se gaussant du mécanicisme évolutionniste de la Deuxième Internationale, le texte publié sur Avanti ! le 24 décembre 1917 n’hésite pas à prendre ses distances avec les « scories positivistes et naturalistes » présentes même « chez Marx ». Oui, « les faits ont débordé les idéologies », et donc ce n’est pas la révolution d’octobre qui doit se présenter devant les gardiens du « marxisme » pour obtenir sa légitimation ; c’est la théorie de Marx qui doit être repensée et approfondie à la lumière du tournant historique qui a eu lieu en Russie[1]. Le début de cet article est sans nul doute mémorable, mais ce n’est pas une raison pour en oublier la suite, non moins significative. Quelles seront les conséquences de la victoire des bolcheviques dans un pays relativement arriéré et, de plus, épuisé par la guerre ?
Ce sera, au début, le collectivisme de la misère, de la souffrance. Mais les mêmes conditions de misère et de souffrance auraient été reçues en héritage par un régime bourgeois. En Russie, le capitalisme ne pourrait pas, tout de suite, faire davantage que ce que pourra faire le collectivisme. Aujourd’hui il ferait beaucoup moins, parce qu’il aurait tout de suite contre lui un prolétariat mécontent, frénétique, incapable désormais de supporter pendant des années encore les douleurs et les amertumes que le marasme économique entraînerait […] La souffrance qui suivra la paix ne pourra être supportée que dans la mesure où les prolétaires sentiront que c’est de leur volonté, de leur ténacité dans le travail, qu’il dépend qu’elle disparaisse le plus rapidement possible »[2].
Dans ce texte le communisme de guerre qui est en train de s’imposer dans la Russie soviétique se trouve à la fois légitimé sur le plan tactique et délégitimé sur le plan stratégique, légitimé pour l’immédiat et délégitimé quand on pense à l’avenir. Le « collectivisme de la misère, de la souffrance » est justifié par les conditions concrètes dans lesquelles se trouve la Russie de l’époque : le capitalisme ne serait pas en mesure de faire mieux. Mais le « collectivisme de la misère, de la souffrance » doit être dépassé « le plus rapidement possible ».
Cette affirmation est loin d’être banale. Voyons comment le Français Pierre Pascal interprète et salue la révolution bolchevique dont il est directement témoin :
« Spectacle unique et enivrant : la démolition d’une société. C’est maintenant que se réalisent le quatrième psaume des vêpres du dimanche et le Magnificat : les puissants renversés de leur trône et le pauvre relevé de sa crotte […] Il n’y a plus de riches : simplement des pauvres et des plus pauvres. Le savoir ne confère plus ni privilège ni respect. L’ex-ouvrier promu directeur commande les ingénieurs. Les salaires, du haut et du bas, se rapprochent. Le droit de propriété est réduit aux hardes personnelles »[3] .
Loin de devoir être dépassée « le plus rapidement possible », la condition par laquelle il y a « simplement des pauvres et des plus pauvres » ou, dans le langage de Gramsci, le « collectivisme de la misère, de la souffrance », est synonyme de plénitude spirituelle et de rigueur morale. Certes, Pascal était un catholique fervent, mais cela n’indique pas que les bolcheviques fussent immuns de cette vision empreinte de paupérisme et de populisme. On peut même se demander s’il n’y a pas quelque trace de populisme et de paupérisme dans la définition léninienne transfigurant en « communisme » et même en « communisme de guerre », un régime caractérisé par la débâcle de l’économie (avec le retour parfois au troc) et, à certains moments, par la réquisition forcée des aliments nécessaires à la survie de la population urbaine ; un régime donc que Gramsci définit plus correctement comme « collectivisme de la misère, de la souffrance ». En 1937-38 Trotsky[4] rappelle en les critiquant « les tendances ascétiques de l’époque de la guerre civile », répandues chez les communistes, dont l’idéal semblait être la « misère socialisée ». Cette formule fait penser à celle de Gramsci mais elle lui est postérieure de presque vingt ans. Celui qui, dans les années 40, va décrire le plus efficacement le climat spirituel dominant dans la période suivant immédiatement la révolution d’octobre, est un militant de base du parti communiste de l’Union soviétique :
« Nous, jeunes communistes, avions tous grandi dans la conviction qu’on s’était débarrassé de l’argent une fois pour toutes […] Si l’argent réapparaissait, les riches n’allaient-ils pas réapparaître aussi ? Ne nous trouvions-nous pas sur une pente glissante qui nous ramenait au capitalisme ? [5]
La catastrophe de la guerre avait été provoquée par la compétition pour la conquête des colonies, des marchés et des matières premières, la course au profit, et en dernière analyse par l’auri sacra fames ; ainsi le « communisme de guerre » était donc non seulement synonyme de justice sociale mais aussi la garantie que de telles tragédies n’auraient plus eu lieu.
Ce climat n’était évidemment pas limité à la Russie. En 1918 le jeune Ernst Bloch attendait, dans le sillage de la révolution d’octobre, l’avènement d’un monde définitivement libéré de « toute économie privée », de toute « économie de l’argent » et, avec elle, de la « morale mercantile qui consacre tout ce qu’il y a de plus mauvais dans l’homme »[6].
Selon le Manifeste du parti communiste, les « premiers essais du prolétariat » sont souvent caractérisés par des revendications à l’enseigne d’ « un ascétisme universel et d’un égalitarisme grossier »[7] ; par ailleurs, « rien n’est plus facile que de donner une teinture de socialisme à l’ascétisme chrétien »[8]. C’est exactement ce qui se passe dans la Russie révolutionnaire. Il faut cependant tout de suite ajouter que le phénomène si efficacement décrit par Marx et Engels a une extension temporelle et spatiale bien supérieure à celle qu’ils ont suggérée. Même au 20ème siècle, et jusque dans le cadre de mouvements qui professent le matérialisme historique et l’athéisme, nous voyons confirmée la règle selon laquelle les grandes révolutions populaires, les soulèvements de masse des classes subalternes tendent à stimuler un populisme spontané et ingénu, qui, ignorant totalement le problème du développement des forces productives, attend ou célèbre la révolte de ceux qui occupent le dernier degré de la hiérarchie sociale, la révolte des pauvres et des « pauvres en esprit ».
Gramsci s’avère étranger à cette tendance dès ses premières interventions.
2. La dissolution de l’Assemblée constituante comme « épisode de liberté »
Quelques semaines après avoir salué la « révolution contre Le Capital », dans un article publié dans Il Grido del popolo du 26 janvier 1918, Gramsci justifie la dissolution de l’Assemblée Constituante décidée par les bolcheviques et par les socialistes révolutionnaires. Il s’agit d’une mesure qui constitue « un épisode de liberté malgré les formes extérieures qu’elle a fatalement dû assumer », malgré « l’apparence violente »[9].
Comme on sait, la position prise à cette occasion par Rosa Luxemburg[10] est différente et opposée : critiquant le tournant considéré comme autoritaire ou dictatorial de la révolution russe, elle célèbre la liberté comme « liberté de ceux qui pensent différemment ». Malgré l’éloquence qui la caractérise et qui l’a rendue célèbre, cette prise de position est loin d’être convaincante. Généralement les grandes révolutions provoquent un conflit entre la ville et la campagne. Les masses urbaines protagonistes du renversement de l’Ancien régime et qui ont supporté le poids et les sacrifices de la lutte, sont peu enclines à céder le pouvoir aux masses rurales, qui ont joué un rôle secondaire dans le processus révolutionnaire et où l’influence du régime à peine renversé continue à se faire sentir.
C’est une dialectique qui se manifeste dans la première révolution anglaise et dans le cycle révolutionnaire français dans son ensemble. En ce qui concerne ce dernier, la victoire des jacobins est clairement la victoire de la ville, de Paris, non seulement contre la campagne catholique et traditionaliste de Vendée mais aussi contre les instances de la province représentée par les girondins. En 1848 par contre, c’est la campagne qui obtient la victoire : il en résulte une réaction qui débouche dans l’instauration de la dictature bonapartiste. En 1871 aussi la défaite de la Commune de Paris semble ouvrir la voie à la restauration des Bourbons ou à une des-émancipation politique des masses populaires à réaliser à travers le retour à la discrimination censitaire ouverte ou grâce à l’introduction du vote plural en faveur des élites[11].
Etant donnés ces précédents et si l’on tient compte du déchaînement de la guerre, de l’acuité de l’affrontement entre ceux qui étaient décidés à la poursuivre ou à la relancer et ceux qui voulaient dans tous les cas y mettre fin, et du rôle international de l’Entente décidée à empêcher par tous les moyens la « désertion » de la Russie, il reste entièrement à démontrer que la victoire de l’Assemblée Constituante aurait signifié la consolidation de la démocratie, plutôt que le retour du pouvoir tsariste ou, plus probablement, l’avènement d’une dictature militaire (appuyée par les « alliés » de l’Entente).
Ce sont les années où la mobilisation générale a, partout, rendu précaire le respect de la légalité y compris pour les organismes représentatifs. Avant encore de saluer la révolution d’octobre ou d’appuyer la dissolution de l’Assemblée Constituante, Gramsci a polémiqué durement contre Leonida Bissolati qui au Parlement et depuis les bancs du gouvernement, où il était arrivé grâce à son interventionnisme fervent, n’avait pas hésité à menacer les députés considérés comme défaitistes ou insuffisamment belliqueux : « Pour la défense du pays, je serais prêt à faire feu sur vous tous ! »[12]. Ce sont les années où, même aux Usa, pourtant situés à une bonne distance de sécurité de l’épicentre du conflit, et même après la fin de la guerre (mais attentifs désormais au « danger » représenté par la Russie révolutionnaire), l’assemblée législative de l’Etat de New York expulse les représentants socialistes qui y ont été élus, bien que le parti socialiste fut une organisation parfaitement légale[13].
On ne voit pas pourquoi on devrait refuser au parti bolchevique (qui a vécu l’expérience de la déportation en Sibérie de ses députés opposés à la guerre) le « droit » de recourir, pour sauver la révolution et bloquer la guerre pour toujours, à des mesures analogues à celles projetées ou opérées, dans des conditions plutôt moins dramatiques, par les pays libéraux qui le faisaient, eux, pour continuer de façon démesurée la mobilisation générale et la guerre ou la lutte contre le danger de contagion révolutionnaire. D’autant que, si en Occident ce sont les organes qui pourtant incarnent de façon exclusive le principe de légitimité qui sont touchés ou menacés d’être touchés par des mesures extraordinaires, dans la Russie soviétique la dissolution de l’Assemblée Constituante n’est qu’un moment du choc entre deux principes de légitimité qui s’affrontent déjà depuis les journées de février. C’est à ce dernier fait que se réfère Gramsci, quand il souligne le contraste entre « Constituante et Soviets » (c’est le titre de l’article) : la révolution cherche laborieusement « les formes de représentation au travers desquelles la souveraineté du prolétariat devra s’exercer »[14].
3. Les bolcheviques comme « aristocratie d’hommes d’Etat »
L’absence de doctrinarisme chez Gramsci est confirmée de façon éclatante par l’éditorial qu’il a publié dans L’Ordine Nuovo du 7 juin 1919. Un des thèmes centraux, voire le thème central de cet article, est l’édification de l’Etat en Russie soviétique. Attention, je parle d’édification de l’Etat non d’extinction de l’Etat, comme voudrait un certain marxisme-léninisme plus ou moins orthodoxe. Pour le dire avec Gramsci : « Il s’agit bien d’une révolution et non d’une vaine enflure de rhétorique démagogique lorsque cette révolution s’incarne dans un type d’Etat, lorsqu’elle devient un système organisé du pouvoir »[15].
C’est à ce propos précisément que se révèle la grandeur des bolcheviques. D’abord en réalisant puis en défendant la révolution d’octobre, ils mettent la nation et l’Etat russe à l’abri de la désagrégation et de la balkanisation qui se profilent comme conséquences de la défaite de guerre et du délabrement de l’Ancien régime. Gramsci rend hommage à Lénine comme « plus grand homme d’Etat de l’Europe contemporaine » et aux bolcheviques comme « une aristocratie d’hommes d’Etat, tels qu’aucune autre nation n’en possède ». Ils ont eu le mérite de mettre fin au « sombre abîme de misères, d’anarchie, de corruption » ouvert par « une guerre longue et désastreuse », en sauvant la nation, « l’immense peuple russe », et ils sont ainsi arrivés à « souder la doctrine communiste à la conscience collective du peuple russe ». Se plaçant dans un rapport de discontinuité mais aussi de continuité avec l’histoire de leur pays, les bolcheviques expriment bien sûr une « conscience de classe » mais en même temps ils assument une fonction nationale : ils arrivent à « gagner au nouvel Etat l’appui loyal de la majorité du peuple russe », à édifier « l’Etat du peuple russe tout entier ». L’impérialisme ne se résigne pas pour autant, et continue sa politique d’agression. Si ce n’est que : « Le peuple russe tout entier s’est dressé […] Tout entier, il a pris les armes pour livrer sa bataille de Valmy ». Le parti communiste inspiré par une « conscience de classe » est de fait appelé à diriger la lutte pour l’indépendance nationale, imitant ainsi les jacobins[16].
C’est un texte extraordinaire. Subjectivement, les bolcheviques sont engagés à construire, sur les ruines de la société bourgeoise, un ordonnancement à l’enseigne de la disparition de l’Etat et des identités nationales ; à l’épreuve des faits, ils se révèlent comme les artisans de la sauvegarde de l’Etat et de la nation contre l’attaque déchaînée par les classes exploiteuses de la Russie et du monde entier ! Le bilan tracé par Gramsci en 1919 est confirmé plus de 80 ans après par l’historiographie la plus récente. Donnons la parole à Nicolas Werth (un des auteurs, en son temps, du Livre noir du communisme) : « Assurément, le succès des bolcheviks dans la guerre civile avait été dû, en fin de compte, à leur extraordinaire capacité de “construire l’État“ - capacité qui avait fait défaut à leurs adversaires »[17].
En ce sens les bolcheviques sont véritablement une « aristocratie d’hommes d’Etat », lesquels cependant sont animés par une théorie en nette contradiction avec leur praxis ; c’est la praxis qui va se révéler la plus lucide et pour trouver une théorie à la hauteur d’une telle praxis c’est à Gramsci en premier lieu qu’il faut se référer. Et son argumentation se développe dans la période même où Bloch attend du virage commencé avec la révolution d‘octobre, non seulement, comme nous savons, la disparition de « toute économie privée », de toute « économie de l’argent » et de la « morale mercantile qui consacre tout ce qu’il y a de plus mauvais dans l’homme », mais même la « transformation du pouvoir en amour »[18].
Dès ses premières interventions, Gramsci montre une vision plus réaliste de la société post-capitaliste qui reste à édifier, et une tendance à la dé-messianisation du marxisme. Ceci est confirmé par le soutien qu’il apporte immédiatement à la NEP, en allant nettement à contre-courant d’une lecture assez répandue à gauche comme à droite qui, avec un jugement de valeur évidemment opposée, interprétait le tournant réalisé en Russie soviétique comme un retour au capitalisme.
4. Un phénomène « jamais vu au cours de l’histoire »
Nous trouvons la formulation théoriquement la plus mûre du discours gramscien sur la Nouvelle Politique Economique dans la célèbre, et controversée, lettre au PCUS d’octobre 1926 : la réalité de l’Urss nous place devant un phénomène « jamais vu dans l’histoire » ; une classe politiquement « dominante » en vient « dans son ensemble » à « [être] placée dans des conditions de vie inférieures au niveau de vie de couches et d’éléments déterminés de la classe dominée et assujettie ». Les masses populaires qui continuent à endurer des conditions de vie épuisantes sont désorientées par le spectacle du « nepman couvert de fourrures et disposant de tous les biens terrestres » ; pourtant ceci ne doit pas constituer un motif de scandale ou de répulsion, car le prolétariat ne peut pas conquérir le pouvoir et ne peut pas non plus le garder s’il n’est pas capable de sacrifier « ces intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de sa classe »[19]. Ceux qui lisent la NEP comme un synonyme de retour au capitalisme ont le tort d’identifier une couche économiquement privilégiée à une classe politiquement dominante.
La distinction formulée ici est-elle valide ? Revenant d’un voyage à Moscou en 1927, Walter Benjamin synthétise ainsi ses impressions :
« Dans la société capitaliste pouvoir et argent sont devenus des grandeurs commensurables. Toute quantité d’argent convertible en une portion bien déterminée de pouvoir et la valeur d’échange de tout pouvoir sont une entité calculable […] L’Etat soviétique a interrompu cette osmose entre argent et pouvoir. Le Parti se réserve évidemment le pouvoir pour lui-même, mais il laisse l’argent à l’homme de la NEP » [20].
Mais ce dernier est exposé à un « terrible isolement social ». Pour Benjamin aussi il n’y a pas de coïncidence entre richesse économique et pouvoir politique.
Quelques semaines plus tard, Gramsci est dans les griffes de la police fasciste. Malgré sa situation difficile, il n’a de cesse de se procurer le plus grand nombre possible de livres et revues qui lui permettent de continuer à suivre les virages du pays issu de la révolution d’octobre. C’est une question d’importance vitale : si je n’arrive pas à obtenir le matériel que j’ai demandé sur l’Urss –écrit-il dans une lettre à Tania le 16 novembre 1931- « toutes mes habitudes intellectuelles seront brusquement interrompues et ma situation sera considérablement aggravée par cette interruption »[21].
Ce qui attire immédiatement l’attention de Gramsci est le premier plan quinquennal soviétique. Le processus de construction et de développement programmé de l’économie soviétique démontre qu’un nouvel ordre est possible ! On peut enfin dépasser le stade du « collectivisme de la misère, de la souffrance » imposé par la catastrophe de la guerre. Mais le lancement du plan quinquennal a aussi une grande importance sur le plan philosophique : c’est la confirmation que, loin de stimuler « le plus grand fatalisme et la plus grande passivité », en réalité « la conception du matérialisme historique […] donne lieu à une floraison d’initiatives et d’entreprises qui étonne bien des observateurs »[22].
5. L’Urss menacée par une « guerre d’extermination »
Le dépassement du « collectivisme de la misère, de la souffrance » doit aussi être considéré plutôt positivement pour des raisons de politique internationale : la menace qui pèse sur la Russie soviétique est loin d’avoir disparu. La persistance de son isolement diplomatique la rend vulnérable : l’intervention contre-révolutionnaire de l’Occident capitaliste se renouvellera-t-elle ? Et de nouveau Gramsci cherche dans les journaux et les revues des confirmations ou des démentis à ses préoccupations et à ses angoisses. La Nuova Antologia publie une série d’articles sur le rôle international de l’ « Empire anglais », qui ont « pour objectif de prêcher l’isolement moral de la Russie (ruptures des relations diplomatiques) et la création d’un front uni antirusse comme préparation à la guerre ». Oui, ces articles, malheureusement inspirés peut-être par d’importantes personnalités et milieux politiques britanniques, essaient « de transfuser la certitude qu’une guerre d’extermination est inévitable entre l’Angleterre et la Russie, guerre dans laquelle la Russie ne peut que succomber ».
Nous sommes à la fin des années 20 et au début des années 30. Avec l’avènement du Troisième Reich, le danger principal est clairement identifié dans l’Allemagne : « après les manifestations de brutalité et d’ignominie inouïe de la "culture" allemande dominée par l’hitlérisme », il est temps de prendre acte de « la fragilité de la culture moderne »[23]. L’anticommunisme furibond du « parti hitlérien » ne tardera pas à se faire sentir aussi sur le plan international. Oui, « c’est toujours la politique intérieure qui dicte les décisions, dans un pays donné, s’entend : il est clair en effet que l’initiative d’un pays, qui est due à des raisons intérieures, deviendra "extérieure" pour le pays qui subit l’initiative »[24].
Il n’est pas difficile de comprendre quelle est la cible des initiatives agressives de l’Allemagne nazie. Les Cahiers, mais aussi les Lettres de prison témoignent jusqu’au bout d’un intérêt fidèle pour le pays issu de la révolution d’Octobre. Les aspects les plus ténus n’y sont pas négligés non plus, comme le montrent les références positives (dans les lettres à son fils Delio de novembre et pendant l’été 1936) à la « jeune et vaillante école philologique soviétique », à la « littérature fraîche » et « critique » sur Pouchkine et Gogol et jusqu’au contenu du « journal des pionniers »[25]. De 1936 aussi, même si le mois n’est pas précisé, une lettre à Giulia où Gramsci souligne, comme point important de l’éducation de leur fils Delio, le fait que celui-ci, à la différence de leur neveu, a vécu non pas « la vie mesquine et étroite d’un village de Sardaigne » mais la vie d’ « une ville mondiale où convergent d’énormes courants de culture, d’intérêts et de sentiments qui touchent même les vendeurs de cigarettes dans la rue »[26].
Nous sommes à quelques mois de la fin. Jusqu’au bout Gramsci refuse de signer la demande de grâce, et le 25 mars 1937 encore, un mois avant sa mort qu’il sent proche, il communique à Sraffa, pour qu’il les transmette aux camarades de parti, ses idées sur la meilleure façon de conduire la lutte politique ; par ailleurs, il le charge de préparer une ébauche de demande d’expatriation[27] : il espère rejoindre l’Urss et Moscou, la ville qu’il décrit de façon admirative dans la lettre à Giulia de l’année précédente. Donc, dans ses écrits comme dans ses témoignages et dans son comportement pratique, tout concourt à réfuter la thèse aujourd’hui assez répandue de la rupture finale de Gramsci avec l’Urss et avec le mouvement communiste.
Bien sûr, chez Gramsci la prise de position, nette et sans hésitations, de soutien à la Russie soviétique ne tombe jamais dans une apologétique vulgaire et dans une auto-illusion. Nous avons affaire à une attitude critique au sens le plus élevé du terme qui, loin d’être synonyme de froideur et de distance, exprime sa participation inquiète et son profondément intérêt à suivre ce qui est issu de l’Octobre bolchevique. Un exemple notamment peut éclairer l’attitude de Gramsci. Dans les années 30, le motif des deux totalitarismes se répand jusqu’à être repris par Trotsky et par Boukharine, qui sous la catégorie de « régime totalitaire » (et de « dictature totalitaire ») ou d’ « Etat total omnipotent »[28] placent côte à côte l’Urss stalinienne et l’Allemagne hitlérienne. Ce n’est pas le cas des Cahiers de prison, qui certes refusent l’autoreprésentation de l’Urss comme « dictature du prolétariat » et même de la « démocratie authentique » et parlent au contraire de « césarisme », mais en prenant soin de distinguer le césarisme « progressif » de celui « régressif », incarné au 20ème siècle par Mussolini et Hitler[29].
En d’autres termes, la critique ne débouche pas sur le « pur défaitisme » que les Cahiers de prison reprochent à Boris Souvarine. Celui-ci, ancien dirigeant de premier plan du Parti Communiste Français et de la Troisième Internationale, puis critique de plus en plus virulent du bolchevisme et de la Russie soviétique, commence, à partir de 1930, à publier son réquisitoire dans La Critique sociale. Gramsci suit attentivement la revue, dont il condamne l’incapacité à comprendre la difficulté tragique du processus de construction d’un nouvel ordre social. Aux yeux complaisants de Furet[30], Souvarine « « fait partie de cette catégorie d’esprits qui tire une joie sarcastique d’avoir raison contre le plus grand nombre ». Mais c’est justement là ce que dénonce la critique des Cahiers de prison : « Lieux communs en pagaille, dits avec l’air hautain de celui qui [est] satisfait de lui-même […] Il s’agit, c’est vrai, de travailler à l’élaboration d’une élite, mais on ne peut pas détacher ce travail du travail d’éducation des masses, ces deux activités au contraire ne faisant qu’une, et c’est justement ce qui complique le problème […]. Il s’agit donc d’avoir en même temps une Réforme et une Renaissance ». En conclusion : « Il est évident que l’on ne comprend pas le processus moléculaire d’affirmation d’une nouvelle civilisation, se déroulant dans le monde contemporain, sans avoir compris le noeud historique Réforme-Renaissance »[31].
Venons-en à un point crucial. Pour Gramsci seul un philistin peut s’étonner que, dans sa façon laborieuse de venir au monde et de prendre forme, le nouvel ordonnancement ne puisse pas se présenter dans la forme lisse et captivante du monde qu’il souhaite renverser et qui peut compter, derrière lui, sur des siècles d’expérience de la gestion du pouvoir. Il suffit de confronter Humanisme-Renaissance d’un côté et Réforme de l’autre, ou, dans un sens idéal-typique, Erasme et Luther. Malgré la rusticité paysanne avec laquelle ils se présentent, ce sont la Réforme et Luther qui jettent les bases de la liquidation de l’Ancien régime et l’avènement d’une civilisation nouvelle et plus avancée et sur une base sociale bien plus large.
Voilà comment il faut se situer à l’égard de la période historique qui a commencé en octobre 1917 : « Si l’on devait faire une étude sur l’Union [Soviétique], le premier chapitre ou même la première section du livre devrait développer le matériel réuni sous cette rubrique "Réforme et Renaissance" »[32]. Bien loin de constituer une césure par rapport aux écrits précédents, les Cahiers de prison sont en premier lieu un bilan historico-théorique du processus laborieux et contradictoire de construction de l’ « ordre nouveau ». Un abîme sépare le Diamat de l’Union Soviétique de l’époque de la pensée critique de Gramsci qui, en quelque manière, a su assimiler la leçon de la dialectique hégélienne ; mais c’est justement en vertu de sa finesse supérieure et de sa maturité que cette pensée arrive à comprendre les difficultés et les raisons de la société et de l’histoire qui ont exprimé le Diamat. Il faut procéder pour la Russie de Staline de la même manière que pour l’Allemagne de Luther.
6. Américanisme et fordisme
Mais s’il en est ainsi, comment expliquer l’attention intense et prolongée, à partir en tout cas de 1929, comme on peut lire dans une lettre à Tania du 25 mars, que le révolutionnaire emprisonné réserve à l’ « américanisme » et au « fordisme »[33] ? Le jugement équilibré et à certains moments positif exprimé à ce sujet dans les Cahiers de prison a parfois été lu comme la preuve du détachement croissant de Gramsci par rapport au mouvement communiste, voire d’une rupture avec celui-ci. Au-delà du désir évident d’accommodement au climat idéologique aujourd’hui dominant qui inspire cette interprétation, sa principale faiblesse est une équivoque de fond. Il faut dire tout de suite que les pages sur « Américanisme et fordisme » ne parlent pas que de l’Amérique mais aussi de la Russie soviétique, et peut-être parlent-elles de la Russie soviétique plus encore que des Etats-Unis. L’affirmation peut paraître paradoxale voire arbitraire ; il ne nous reste alors qu’à interroger les textes et le contexte historique.
Commençons par le contexte. Nous avons vu Pierre Pascal saluer la révolution d’octobre comme l’avènement d’une société dans laquelle il y a « des pauvres et des plus pauvres » et dont la noblesse morale consiste dans la distribution plus ou moins égalitaire de la misère. Cette vision, le désintérêt pour le développement des forces productives et de la richesse sociale, est un sentiment commun. Après son voyage à Moscou, Benjamin rapporte :
« Même dans la capitale de la Russie on ne trouve pas, malgré toute "rationalisation", le moindre sens d’une valeur du temps. Le "Trud", l’institut syndical du travail, a fait au moyen d’affiches murales […] une campagne pour la ponctualité […] "le temps c’est de l’argent" ; pour donner du crédit à un si étrange mot d’ordre on a même eu recours, dans les affiches, à l’autorité de Lénine. Tellement cette mentalité est étrangère aux Russes. Leur instinct joyeux prévaut sur tout le reste […] Si, par exemple, on tourne une scène de film dans la rue, ils oublient où et pourquoi ils étaient sortis, ils suivent la troupe pendant des heures et arrivent sonnés au travail. Dans la gestion du temps le Russe restera jusqu’au bout "asiatique" » [34].
L’appel à rationaliser la production et à comprendre que « le temps c’est de l’argent » avait des difficultés à être entendu car la vision « asiatique », ce que nous pourrions appeler l’ « asiatisme », exerçait son charme sur les populistes, bercés par le rêve d’une société dans laquelle personne n’est pressé ou troublé par la préoccupation d’accomplir son travail et sa tâche productive de façon ordonnée.
L’ « asiatisme » n’était pas le point de vue de Lénine, qui dès mars-avril 1918 avertissait :
« Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal […] Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans toute son ampleur » [35].
Et apprendre à travailler signifiait non seulement mettre définitivement fin à l’absentéisme et à l’anarchisme sur le poste de travail mais aussi compter avec « le système Taylor ». Même s’il était conçu pour l’exploitation dans le monde capitaliste, ce système comprenait « une série de très riches conquêtes scientifiques concernant l’analyse des mouvements mécaniques pendant le travail, l’élimination des mouvements superflus ou maladroits, l’élaboration de méthodes de travail plus rationnelles, l’introduction de meilleurs systèmes d’inventaire et de contrôle, etc. ». Il fallait apprendre des pays les plus avancés de l’Occident capitaliste : « La République des Soviets doit faire siennes, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine. Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme »[36]. C’est une thèse que Lénine réaffirme par exemple en octobre 1920 : « Nous voulons faire de la Russie misérable et pauvre un pays riche » ; pour obtenir ce résultat il faut « un travail bien organisé », « un travail conscient et discipliné », afin d’assimiler et de mettre en pratique « les dernières conquêtes de la technique », y compris évidemment le taylorisme étasunien[37]. Contre l’ « asiatisme », l’ « américanisme » pouvait jouer un rôle positif.
Pascal n’est pas d’accord. Dans la seconde moitié des années 20, il se plaint que « matériellement nous marchons vers l’américanisation » (entendue comme le culte idolâtre du développement économique et technologique) ; certes certains progrès économiques ont été réalisés, mais « au prix d’une formidable exploitation de la classe ouvrière, en employant tous les procédés du petit capitalisme et du grand capitalisme » »[38]. En France, c’est sur cette ligne de pensée, mais avec une attitude plus radicale, que se place Simone Weil qui, en 1932, arrive à la conclusion que la Russie a désormais comme modèle l’Amérique, l’efficience, le productivisme du « système Taylor », l’asservissement de l’ouvrier à la production :
« Le fait que Staline, sur cette question qui se trouve au centre du conflit entre capital et travail, a abandonné le point de vue de Marx et s’est laissé séduire par le système capitaliste sous sa forme la plus parfaite, ce fait montre que l’URSS est encore loin de posséder les bases d’une culture ouvrière » [39].
Ce sont les années où la critique de l’ « américanisme » se manifeste chez des auteurs et dans des cercles d’orientation très différents entre eux. Quand il visite le pays des Soviets entre septembre 1926 et janvier 1927, le grand écrivain autrichien Joseph Roth dénonce l’ « américanisation » en cours : « On méprise l’Amérique, c’est-à-dire le grand capitalisme sans âme, le pays où l’or est Dieu. Mais on admire l’Amérique, c’est-à-dire le progrès, le fer à repasser électrique, l’hygiène et les aqueducs ». En conclusion : « Ceci est une Russie moderne, techniquement avancée, avec des ambitions américaines. Ceci n’est plus la Russie ». Le « vide spirituel » est intervenu même dans un pays qui avait au départ suscité beaucoup d’espoirs[40]. Il faut enfin rappeler Martin Heidegger, qui en 1935 reproche aux Etats-Unis et à l’Union Soviétique (et au mouvement communiste) de représenter, d’un point de vue métaphysique, le même principe, consistant dans la « fureur funeste de la technique déchaînée » et dans la « massification de l’homme ». Et quelques années plus tard en 1942 : « Le bolchevisme n’est qu’une variante de l’américanisme »[41].
C’est un débat auquel participent aussi les dirigeants soviétiques, lesquels ont désormais pris une voie qui a suscité la désillusion ou le scandale des populistes. En 1923 Boukharine proclame : « Nous avons besoin d’additionner l’américanisme au marxisme ». Un an après, c’est Staline qui semble avoir pour le pays qui pourtant a participé à l’intervention armée contre la Russie soviétique, une telle sympathie qu’il en adresse un appel significatif aux cadres bolcheviques : s’ils veulent être réellement à la hauteur des « principes du léninisme », ils doivent savoir mêler « l’élan révolutionnaire russe » à « l’esprit pratique américain ». Comme l’explique Staline en 1932 : les Etats-Unis sont évidemment un pays capitaliste ; toutefois, « les traditions dans l’industrie et dans la praxis productive ont quelque chose du démocratisme, ce qu’on ne peut pas dire des vieux pays capitalistes de l’Europe, où l’esprit seigneurial de l’aristocratie féodale est toujours vivant »[42]. A vrai dire, la version exprimée ici est unilatérale : si, en comparaison avec l’Europe la république nord-américaine apparaît plus démocratique s’agissant du rapport entre les classes sociales, le résultat s’inverse quand on se penche sur les relations entre les blancs et les noirs (pour la plupart confinés dans les secteurs inférieurs du marché du travail et, dans les Usa de Franklin Delano Roosevelt, privés non seulement des droits politiques mais souvent aussi des droits civiques). Deux points restent sûrs : chez Boukharine et chez Staline, « américanisme « et « esprit pratique américain » veulent signifier un développement à grande échelle des forces productives et de la grande industrie, un développement rendu possible par l’absence de la richesse parasitaire qui est l’héritage de l’Ancien régime ; la Russie soviétique, engagée à sortir de l’arriération et à édifier le socialisme, doit savoir apprendre aussi de cet « américanisme » et de cet « esprit pratique américain ».
Le contexte historique étant retracé, procédons à la lecture des textes. Dans son appréciation de l’ « américanisme » (ou de certains de ses aspects), Gramsci est en pleine cohérence avec son refus, déjà exprimé au moment où il salue la révolution d’octobre, d’identifier le socialisme avec le « collectivisme de la misère, de la souffrance ». Les Cahiers de prison aussi soulignent la continuité avec la période de jeunesse quand ils font remarquer que déjà « L’Ordine Nuovo […] soutenait son "américanisme" »[43]. Relisons alors cette organe de presse, en nous concentrant sur certaines interventions de juillet-août 1920 : « le contrôle sur la production » et « l’élaboration des plans de travail » sont des taches essentielles du Conseil d’usine, dont « l’ouvrier est amené à faire partie en tant que producteur »[44]. Mais comment résoudre de telles taches ?
« Dans une usine, les ouvriers sont des producteurs dans la mesure où, étant organisés d’une façon strictement déterminée par la technique industrielle qui (en un certain sens) est indépendante du mode d’appropriation des valeurs produites, ils collaborent à la préparation de l’objet fabriqué »[45].
En tant qu’organismes révolutionnaires, les Conseils d’usine dépassent le trade-unionisme économiste, capable de ne voir l’ouvrier que comme vendeur de sa force de travail engagé à en élever le prix à travers l’organisation et la lutte syndicale, et non pas comme « producteur » ; et les Conseils d’usine repoussent l’anarchisme, traditionnellement enclin au luddisme. Correctement compris, l’ « américanisme » fait intégralement partie du projet révolutionnaire, ou du moins d’un projet révolutionnaire qui refuse de se rabattre sur le « collectivisme de la misère, de la souffrance », à quoi continuent d’être attachés des populistes et paupéristes comme Pascal et Weil. Le problème du dépassement du « collectivisme de la misère, de la souffrance » ne peut pas être résolu seulement par l’expropriation et la redistribution de la richesse appartenant à une exiguë minorité privilégiée. Le développement des forces productives s’impose, tout en évitant, en même temps, que ce soit le privilège parasitaire qui en bénéficie. Bien sûr, même dans une société qui n’est plus dirigée par la bourgeoisie le développement des forces productives implique un surplus de fatigue de la part des producteurs, mais la permanence du « collectivisme de la misère, de la souffrance » comporterait un coût humain et social bien plus grand. Dans tous les cas, pour la longue durée on ne peut pas faire l’hypothèse d’une distribution de richesse qui n’ait pas été produite. On comprend alors l’intérêt, l’intérêt critique vigilant, de Lénine et de Gramsci pour les techniques appelées à promouvoir la productivité du travail. Ce n’est pas un hasard si en octobre et novembre 1919, L’Ordre nouveau consacre une série d’articles au taylorisme, analysé en dernier recours à partir de la distinction entre les « très riches conquêtes scientifiques » dont parle Lénine et leur usage capitaliste.
Nous pouvons alors mieux comprendre le Cahier « spécial » 22, consacré à « Américanisme et fordisme ».
Lisons le paragraphe 1 :
« Plusieurs séries de problèmes doivent être examinés sous cette rubrique générale et un peu conventionnelle d’"Américanisme et fordisme" ».
Nous avons affaire à un thème « général » qui renvoie à une multiplicité de problématiques et même de pays, et qui va être traité avec un langage « conventionnel », dû aussi à la nécessité de rester vigilant face à une intervention possible de la censure fasciste. Le Cahier 22 précise ainsi ce qui est en discussion :
« De façon générale on peut dire que l’américanisme et le fordisme découlent de la nécessité immanente de parvenir à l’organisation d’une économie planifiée, et que les différents problèmes examinés devraient constituer les maillons de la chaîne qui marquent précisément le passage du vieil individualisme économique à l’économie planifiée »[46]
.
Fait-on référence ici aux Etats-Unis ou à la Russie soviétique ? Il est difficile pour le premier pays de parler de « passage » à l’ « économie planifiée ». Le Cahier que nous analysons se termine par l’affirmation qu’aux Usa, contrairement aux mythes, non seulement la lutte de classe est bien présente mais elle se configure comme « la lutte la plus féroce et la plus effrénée entre les deux adversaires »[47]. Mais reprenons la lecture du paragraphe initial :
« Lorsqu’une telle force sociale lance une initiative dans le sens du progrès, cela n’est pas sans entraîner des conséquences fondamentales : les forces subalternes, qui devraient être « manipulées » et rationalisées en vue de nouveaux objectifs, résistent nécessairement. Mais certains secteurs des forces dominantes, ou tout au moins alliées aux forces dominantes, résistent eux aussi » [48].
Donc, fordisme et américanisme sont combattus à partir de perspectives et par des forces sociales différentes et en opposition. D’un côté se trouvent les « lieux communs », comme celui qu’affectionne Guglielmo Ferrero, qui célèbre l’Europe gardienne de la « qualité » et réserve son mépris pour les Usa frustes champions de la « quantité »[49]. En réalité, ce qui est observé avec soupçon et hostilité (dans une Europe où se fait encore sentir la présence de classes liées à l’Ancien régime et bénéficiaires d’une richesse exclusivement parasitaire) c’est le « remplacement de la caste ploutocratique actuelle par un nouveau mécanisme d’accumulation et de distribution du capital financier, directement fondé sur la production industrielle »[50]. Très nette est alors chez Gramsci la condamnation de l’ « anti-américanisme », qui « est comique avant même d’être stupide ». Comique qui apparaît avec une évidence particulière chez un philosophe comme Gentile, infatigable dans sa célébration rhétorique de l’action et de la praxis mais tout aussi prompt à condamner comme « mécanicisme » la transformation réelle du monde dont est protagoniste le développement industriel porté par l’ « américanisme » et le taylorisme[51].
7. Marxisme ou populisme ?
Jusqu’ici tout est assez clair. Mais quelles sont les « forces subalternes » qui s’opposent à une « tentative progressive » ou fondamentalement progressive et, ce faisant, d’une part « résistent » à une initiative de la bourgeoisie, mais d’autre part risquent de faire cause commune ou en tous cas de se confondre avec les élites réactionnaires européennes ? Nous sommes de nouveau amenés à penser à des personnalités comme Pascal et Weil ou aux « anarchistes » critiques de l’orientation des Conseils d’usine inspirés de Gramsci[52].
Le Cahier sur « Américanisme et fordisme » se conclut par une sévère polémique avec Ferrero, « le père spirituel de toute l’idéologie débile du retour à l’artisanat etc. »[53]. Mais Ferrero n’était pas le seul à cultiver cette nostalgie ; et, pour lui tenir compagnie, il n’y avait pas qu’un André Siegfried qui « oppose à l’ouvrier taylorisé américain l’artisan de l’industrie parisienne de luxe »[54]. Non, c’est la prise de position de Weil qui a un relief particulier. Avec une formation marxiste, et stimulée par son vif intérêt pour la condition ouvrière, elle a collaboré à des journaux d’inspiration socialiste ou communiste (La Révolution prolétarienne), elle s’est engagée activement dans le syndicat, elle a une expérience de travail en usine. Dans les années où Gramsci insiste sur le potentiel d’émancipation inhérent à la grande usine et donc sur la nécessité pour le mouvement ouvrier et communiste de tenir compte du taylorisme et du fordisme, la philosophe française arrive à la conclusion opposée : « c’est le régime même de la production moderne, à savoir la grande industrie » qui doit être mis en question ; « avec les bagnes industriels qui constituent les grandes usines on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante »[55]. Gramsci, pour soutenir son engagement à « valoriser l’usine » et la grande industrie, renvoie à juste titre au Capital[56] ; Weil, poursuivant sa logique, après avoir liquidé en tant qu’intrinsèquement liberticide la « production moderne » et la « grande industrie », condamne Marx comme prophète d’une « religion des forces productives » non dissemblable de celle de la bourgeoisie[57]. On pourrait dire que, pour la philosophe française, l’auteur du Capital était atteint d’un « américanisme » avant la lettre.
Revenons à Gramsci. Nous l’avons vu critiquer l’ « anti-américanisme » prêché en Europe par les nostalgiques si ce n’est de l’Ancien régime, en tous cas de la société préindustrielle. Mais ceci n’est qu’un versant de la polémique. L’autre versant prend pour cible la vision qui dépeint le capitalisme étasunien comme un système caractérisé par l’ « homogénéité sociale ». En réalité, comme nous savons, c’est précisément là que la lutte de classe se manifeste avec une particulière âpreté[58]. La contradiction entre ouvriers et capital s’intrique, au moins pour ce qui concerne l’Europe, à la contradiction entre bourgeoisie industrielle de type tayloriste et fordiste d’un côté et richesse parasitaire et héritière de l’Ancien régime de l’autre. On voit alors émerger la « [question de] savoir si l’américanisme pourrait constituer une "époque" historique, c’est-à-dire s’il pourrait déterminer un type de développement graduel analogue à celui des "révolutions passives" du siècle dernier (que nous avons examiné ailleurs) ou si au contraire il ne représente qu’une accumulation fragmentaire d’éléments destinés à provoquer une "explosion", c’est-à-dire un bouleversement de type français »[59]
.
Le spectre de la révolution réapparaît en Occident. Et donc les pages sur américanisme et fordisme nous livrent non pas un Gramsci qui s’apprête à prendre congé de la tradition communiste, mais un Gramsci qui appelle le mouvement communiste à repousser une fois pour toutes les nostalgies préindustrielles d’empreinte populiste et paupériste et à se prononcer pour un marxisme épuré de tout résidu messianique.
C’est aussi pour cela que les Cahiers de prison révèlent aujourd’hui encore une extraordinaire vitalité. Certains processus idéologiques méritent une attention particulière : 1) L’extraordinaire succès qu’a rencontré et rencontre dans la gauche occidentale un philosophe comme Heidegger, champion d’un anti-industrialisme et d’un anti-américanisme (qui est en même temps un anti-soviétisme) que Gramsci a jugé « comique » et « stupide ». 2) Dans la période de Mai 68 surtout, il y avait à gauche une tendance assez répandue à liquider la réflexion de Gramsci comme étant synonyme de subalternité au productivisme capitaliste, de la même manière que trois décennies auparavant Simone Weil avait stigmatisé Marx comme prophète d’une « religion des forces productives » fondamentalement bourgeoise. 3) De nos jours, alors que depuis la France, malgré la crise et la récession, se diffuse le culte de la « décroissance » cher à Serge Latouche et à Beppe Grillo, dans un pays comme l’Italie, la gauche dite radicale semble quelquefois contester la grande vitesse en tant que telle. Il est légitime et même nécessaire d’enquêter à chaque fois sur l’impact écologique et le coût économique d’une ligne de chemin de fer ; mais repousser la grande vitesse en tant que telle est par contre synonyme de luddisme. 4) La gauche occidentale observe avec une grande méfiance ou une hostilité ouverte un pays comme la République populaire chinoise, issue d’une grande révolution anticoloniale et protagoniste d’un prodigieux développement économique qui non seulement a libéré de la faim et de la déchéance des centaines de millions de personnes mais commence enfin à mettre en question le monopole occidental de la technologie (et donc les bases matérielles de l’arrogance matérialiste). Et tout comme les populistes des années 20 et 30 condamnaient en tant qu’expression d’ « américanisme » le développement industriel de la Russie soviétique, ainsi aujourd’hui il n’est pas rare, à gauche, de stigmatiser la Chine contemporaine comme une mauvaise copie du capitalisme étasunien.
Pas de doute : le populisme est loin d’être mort. Et c’est justement pour cela que la gauche a plus que jamais besoin de la leçon d’Antonio Gramsci.
Traduit de l’italien
par Marie-Ange Patrizio.
La traductrice remercie André Tosel pour ses indications concernant l’édition française des œuvres d’Antonio Gramsci ; certaines citations de textes ou fragments de textes non publiés en français ou actuellement indisponibles, ne sont référencées ici que dans l’édition italienne.
Une partie de ce texte a fait l’objet de l’intervention de l’auteur au colloque La « Gramsci Renaissance » organisé par le séminaire Marx au 21ème siècle et la Fondation Gabriel-Péri, les 22 et 23 mars 2013 à Paris (http://chspm.univ-paris1.fr/spip.php ?article271 et http://www.gabrielperi.fr/ ) ; le texte sera publié par la Fondation Gabriel-Péri dans les actes du colloque (NdT).
Références bibliographiques
Walter Benjamin (2007)
Moskau (1927), tr. it., de Marisa Bertolini, dans Immagini di città, Einaudi, Turin, nouvelle édition.
Ernst Bloch (1971)
Geist der Utopie (1918 : erste Fassung), Suhrkamp, Frankfurt a. M.
Orlando Figes (2000)
A People’s Tragedy (1996), La tragedia di un popolo. La Rivoluzione russa 1891-1924 (1997), Ed. Tea, Milan.
François Furet (1995)
Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont/Calmann-Lévy.
Antonio Gramsci (1971)
La costruzione del partito comunista 1923-1926, Einaudi, Turin.
Id. (1980), Ecrits politiques, Tome III, 1923-1926, Gallimard, Paris.
Antonio Gramsci (1975)
Quaderni del carcere, présenté par Valentino Gerratana, Einaudi, Turin.
Id. (1983-1991), Cahiers de prison, présenté Robert Paris, Gallimard, Paris.
Antonio Gramsci (1982)
La città futura 1917-1918, présenté par Sergio Caprioglio, Einaudi, Turin.
Id. (1974) Ecrits politiques, Tome I, 1914-1920, Gallimard, Paris.
Antonio Gramsci (1987)
L’Ordine Nuovo 1919-1920, présenté par Valentino Gerratana et Antonio A. Santucci, Einaudi, Turin.
Id. (1974) Ecrits politiques, Tome I, 1914-1920, Gallimard, Paris.
Antonio Gramsci (1996)
Lettere dal carcere 1926-1937, présenté par Antonio A. Santucci, Sellerio, Palerme.
Id. (1971) Lettres de prison, Gallimard, Paris.
Antonio Gramsci (1983)
Textes, présenté par André Tosel, Editions sociales/Messidor, Paris.
Martin Heidegger (1975)
Gesamtausgabe, Klostermann, Frankfurt a. M., 1975 sgg.
Vladimir I. Lénine (1960-71),
Œuvres Editions sociales, Paris – Editions du progrès, Moscou.
Domenico Losurdo (2003)
Démocratie ou bonapartisme. Triomphe et décadence du suffrage universel, Le temps des cerises, Paris.
Domenico Losurdo (2007)
Il linguaggio dell’Impero. Lessico dell’ideologia americana, Laterza, Roma-Bari.
Domenico Losurdo (2011)
Staline. Histoire et critique d’une légende noire, Aden, Bruxelles.
Domenico Losurdo (2013)
La lotta di classe. Una storia politica e filosofica, Laterza, Roma-Bari.
Rosa Luxemburg (1968)
Die Russische Revolution (1918), in Politische Schriften, présenté par Ossip K. Flechtheim, Europäische Verlagsanstalt, Frankfurt a. M., vol. 3.
Karl Marx, Friedrich Engels (1955-89)
Werke, Dietz, Berlin.
Id. (2006) Le Manifeste du Parti Communiste, Selio, Paris.
Pierre Pascal (1982)
Russie 1927. Mon Journal de Russie, Tome quatre, L’age de l’homme, Lausanne.
Léon Trotsky (1963)
La Révolution trahie, Editions de Minuit, Paris.
Vacca G. (2012)
Vita e pensieri di Antonio Gramsci (1926-1937), Einaudi, Turin.
Weil S. (1989-91),
Oeuvres complètes, présenté par A.A. Devaux et F. de Lussy, Tome II, Écrits historiques et politiques, 3 vol., Gallimard, Paris,
Nicolas Werth (2007)
La terreur et le désarroi. Staline et son système, Perrin, Paris.
[1] Gramsci (1982), p. 513-14 [= 1974, La révolution contre Le Capital, Ecrits politiques, p. 135-136].
[2] Idem, p. 516 [= p. 138].
[3] Dans Furet (1995), p. 131.
[4] Trotsky (1963), p. 111 et 101.
[5] Dans Figes (2000), p. 926.
[6] Bloch (1971), p. 298.
[7] Marx, Engels (1955-89), p. 4 [= 2006, p. 57].
[8] Idem, p. 489 et 484 [= p. 51].
[9] Gramsci (1982), p. 602-603 [= 1974, Constituante et Soviets, in La Città futura, p. 142 ; la phrase est citée entre parenthèses dans l’édition italienne et a été supprimée dans l’édition française]. (NdT)
[10] Luxemburg (1968), p. 134.
[11] Losurdo (2003), chap. I, § 9.
[12] Gramsci (1982), p. 408-409 et note du directeur de la publication.
[13] Dans Losurdo 2003, chap. V, § 4.
[14] Gramsci (1982), p. 602 [= 1974, Constituante et Soviets, in La Città futura, p. 141-42].
[15] Gramsci (1987), p. 57 [= 1971, p. 241].
[16] Idem, p. 56-58 et 60 [= p. 240-42 et 244].
[17] Werth (2007), p. 26.
[18] Bloch (1971), p. 298.
[19] Gramsci (1971), p. 129-30 [1980, Au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique, p. 312-13].
[20] Benjamin (2007), p. 40-41.
[21] Gramsci (1996), p. 494 [= 1971, Lettres de prison, Lettre à Tania du 16 novembre 1931, p. 361].
[22] Gramsci (1975), p. 893 et 2763-64 [= 1983, Cahiers de prison, Cahier 7, p. 208].
[23] Gramsci (1975), p. 190 et 2547 ; p. 2326 [= 1991, Cahiers de prison, Cahier 28, p. 351].
[24] Gramsci (1975), p. 1657 [= 1990, Cahiers de prison, Cahier 14, p. 17].
[25] Gramsci (1996), p. 786 et 779 [= 1971, Lettres de prison, Lettres à Delio de novembre 1936 et été 1936, p. 578 et 571].
[26] Idem, pp. 793-794. La lettre, qui porte le numéro 453, ne figure pas dans l’édition française. (NdT).
[27] Vacca (2012), p. 320-21.
[28] Losurdo (2011), Préambule, p. 23 ; chap. 2.11, p. 132 et chap. 2.
Ouvrage collectif dirigé par Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval
"Demain, lorsque la normalisation des conduites et des métiers régnera définitivement, il sera trop tard. Soin, éducation, recherche, justice seront formatés par la politique du chiffre et la concurrence de tous contre tous. Il ne restera plus à l’information, à l’art et à la culture qu’à se faire les accessoires d’une fabrique de l’opinion pour un citoyen consommateur..."
"...Face à de prétendues réformes aux conséquences désastreuses, les contributeurs, psychanalystes, enseignants, médecins, psychologues, chercheurs, artistes, journalistes, magistrats, dressent l’état des lieux depuis leur coeur de métier et combattent la course à la performance qui exige leur soumission et augure d’une forme nouvelle de barbarie.
L’Appel des appels prône le rassemblement des forces sociales et culturelles. Il invite à parler d’une seule voix pour s’opposer à la transformation de l’Etat en entreprise, au saccage des services publics et à la destruction des valeurs de solidarité humaine, de liberté intellectuelle et de justice sociale. Il témoigne qu’un futur est possible pour " l’humanité dans l’homme ". Il est encore temps d’agir.
L’insurrection des consciences est là, partout, diffuse, grosse de colère et de chagrin. La résistance de ces milliers de professionnels et de citoyens qui ont répondu à L’Appel des appels touche nos sociétés normalisées en un point stratégique.
En refusant de devenir les agents du contrôle social des individus et des populations, en refusant de se transformer en gentils accompagnateurs de ce nouveau capitalisme, nous appelons à reconquérir l’espace démocratique de la parole et de la responsabilité."
L’ouvrage collectif L’appel des appels, pour une insurrection des consciences a été dirigé par Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval. Il est paru aux éditions des mille et une nuits, chez Fayard, en novembre 2009.
Livre disponible en librairie
Des milliers de personnes ont convergé jeudi dernier (25 avril, NDLR) vers la place Neptune de Madrid, répondant à l’appel de la plate-forme ¡En Pie! réunissant plusieurs sensibilités du mouvement social espagnol. Une occasion de demander la démission du gouvernement de Mariano Rajoy, leader du Parti populaire, et la fin des politiques d’austérité qui ont frappé durement les Espagnols ces dernières années.
Le rassemblement avait été fixé à 17h00, mais un impressionnant dispositif policier bouclait la zone depuis déjà bien longtemps : plus de 1.700 agents avaient été déployés le long d’une longue file de barrières et de véhicules blindés qui bloquaient la Carrera de San Jerónimo et les rues adjacentes qui mènent au Congreso de los Deputados. Les policiers alimentaient depuis le petit matin un climat d’intimidation, arrêtant et fouillant les personnes qui se rendaient sur la place. Avant même que ne commence la manifestation, on dénombrait déjà plusieurs arrestations pour des objets trouvés dans les sac-à-dos qualifiés hâtivement d’armes par destination.
Rien n’empêcha cependant les flots humains de se diriger vers la place Neptune qui connut une affluence record jusque tard dans la soirée. On put reconnaître de nombreux mouvements qui ont émergé ces dernières années dans le contexte de la crise et des coupes claires opérées par le pouvoir en place dans l’éducation, la santé ou le logement.
Quelques heures avant le début officiel de la manifestation, une cyber-attaque mit hors d’usage le site Internet et les réseaux informatiques du Parlement, obligeant l’assemblée plénière à suspendre ses travaux.
Aux alentours de 20 heures, les manifestants, sous le mot d’ordre « assiège le Parlement », ont bravé les cordons de sécurité disposés tout autour des Cortes en tentant d’enlever les barrières qui en barraient l’accès et en lançant des projectiles en direction des cordons de police. C’est à ce moment que les agents ont riposté en chargeant violemment, dispersant les manifestants et les obligeant à se regrouper dans les rues adjacentes. Ce qui permit à certains d’entre eux de continuer leur travail de harcèlement pour reprendre possession de la place Neptune..
La journée s’est conclue par quinze arrestations et des dizaines de blessés.
Le Parlement devait voter le lendemain un nouveau plan de rigueur au moment où le chômage a progressait encore en Espagne, atteignant le nouveau seuil historique de 27,16 %. « Je ne suis pas d’accord avec la politique que mène le gouvernement. Il est soumis aux politiques de la Banque centrale européenne que nous n’avons pas élue », lançait Lorena Perez, une chômeuse de 29 ans. « Ils ne défendent pas nos intérêts, mais ceux des banques et de l’Allemagne ».
Rien d’étonnant dans ce contexte-là à ce que le manifeste appelant au rassemblement réclame « la chute du régime (démission du gouvernement, dissolution du Parlement et des hautes institutions de l’État) et l’ouverture d’un processus de transition pour un nouveau modèle d’organisation politique, économique et social, juste et solidaire ». Devant les violences des forces de l’ordre qui ont émaillé la journée du 25 avril, rien d’étonnant non plus à ce que les manifestants se positionnent « pour la légitime défense face aux brutalités du régime qui, avec ses lois répressives, construit un État policier destiné à intimider, contrôler et paralyser les manifestations ».
Capitaine Martin
samedi 27 avril 2013
"Israël a appelé les Etats-Unis à intervenir militairement pour prendre le contrôle des arsenaux d’armes chimiques syriens"
"et détruire le pays comme ils l’ont fait en Irak ?"
"détruire le pays, ce n’est pas nécessaire... l’armée et les -rebelles- le font très bien"
"je vois"
"tu vois quoi ?"
"c’est comme un partage des tâches"
"... !?"
Al Faraby
J.-L.Mélenchon et la langue française
Lors de son débat télévisé,hier soir, J.-L. Mélenchon a dit :
"Maintenant, je vais parler dans dans la langue de l'occupant"... et il a continué en angais (comprendre anglo-états-unien), reprenant en cela le vocabulaire de certains linguistes et lexicographes défenseurs de la langue de Molière, de Robespierre et de la Commune.
U Cursinu Rossu
source:cocomagnanville
Publié le 27 Avril 2013
Tu portais dans ta voix comme un chant de Nerval
Quand tu parlais du sang jeune homme singulier
Scandant la cruauté de tes vers réguliers
Le rire des bouchers t'escortait dans les Halles
Tu avais en ces jours ces accents de gageure
Que j'entends retentir à travers les années
Poète de vingt ans d'avance assassiné
Et que vengeaient déjà le blasphème et l'injure
Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne
Comme un soir en dormant tu nous en fis récit
Accomplir jusqu'au bout ta propre prophétie
Là-bas où le destin de notre siècle saigne
Debout sous un porche avec un cornet de frites
Te voilà par mauvais temps près de Saint-Merry
Dévisageant le monde avec effronterie
De ton regard pareil à celui d'Amphitrite
Enorme et palpitant d'une pâle buée
Et le sol à ton pied comme au sein nu l'écume
Se couvre de mégots de crachats de légumes
Dans les pas de la pluie et des prostituées
Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne
Comme un soir en dormant tu nous en fis récit
Accomplir jusqu'au bout ta propre prophétie
Là-bas où le destin de notre siècle saigne
Et c'est encore toi sans fin qui te promènes
Berger des longs désirs et des songes brisés
Sous les arbres obscurs dans les Champs-Elysées
Jusqu'à l'épuisement de la nuit ton domaine
O la Gare de l'Est et le premier croissant
Le café noir qu'on prend près du percolateur
Les journaux frais les boulevards pleins de senteur
Les bouches du métro qui captent les passants
Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne
Comme un soir en dormant tu nous en fis récit
Accomplir jusqu'au bout ta propre prophétie
Là-bas où le destin de notre siècle saigne
La ville un peu partout garde de ton passage
Une ombre de couleur à ses frontons salis
Et quand le jour se lève au Sacré-Coeur pâli
Quand sur le Panthéon comme un équarissage
Le crépuscule met ses lambeaux écorchés
Quand le vent hurle aux loups dessous le Pont-au-Change
Quand le soleil au Bois roule avec les oranges
Quand la lune s'assied de clocher en clocher
Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne
Comme un soir en dormant tu nous en fis récit
Accomplir jusqu'au bout ta propre prophétie
Là-bas où le destin de notre siècle saigne
Jean Ferrat ( Paroles d'Aragon) 1971, Ferrat chante Aragon, Barclay
Robert Desnos
Solidarité internationaliste
Romain MIGUS, Thierry DERONNE
Nous vous proposons ici deux articles contenant des éléments nouveaux que David Pujadas risque d’oublier de porter à votre connaissance de citoyen libre disposant d’une presse libre.
Le premier est de notre ami Thierry Deronne et le second de Romain Migus, deux journalistes amis du GS, en poste à Caracas.
LGS.
par Thierry Deronne
Comme on le sait, dans les premières heures qui ont suivi l’annonce de la victoire du bolivarien Nicolas Maduro, des militants de l’ex-candidat de droite Capriles Radonski (1) ont obéi à sa consigne de "descendre dans la rue pour libérer leur rage".
Bilan : sept citoyen(e)s assassinés, dont deux bénéficiaires de la Grande Mission Logement résidant dans une municipalité de droite (Baruta) ; des permanences du Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV), des centres de santé intégrale, des médias communautaires, des sièges régionaux du Conseil National Électoral, ainsi que des domiciles de fonctionnaires publics ont été attaqués ou incendiés.
Sur le plan national, une frange d’électeurs qui avait voté pour Capriles s’est démarquée de sa stratégie meurtrière, déjà utilisée par lui lors du coup d’État contre le président Chavez en avril 2002, et ont manifesté leur indignation face aux assassinats (1). En tout état de cause, la majorité de la population n’a pas suivi, poursuivant ses activités quotidiennes ou se mobilisant pacifiquement pour défendre le verdict des urnes.
Les conseillers en communication de Capriles s’étaient efforcés ces mois derniers de lui créer un new look social, démocratique, sur le principe du mimétisme avec la révolution chaviste, le rhabillant en « Lula vénézuélien » qui allait maintenir les missions sociales et avait même remercié les médecins cubains. Ce travail cosmétique est aujourd’hui réduit à néant et le candidat néo-libéral semble s’en rendre compte en décommandant de nouvelles manifestations. Des informations concordantes évoquent à présent l’intention de Radonski de monter un « auto-attentat » pour continuer à alimenter les médias internationaux.
Le président Lula a critiqué l’ingérence états-unienne dans les élections au Venezuela.
Sur le plan international, l’ensemble des gouvernements a pleinement reconnu Nicolas Maduro comme président constitutionnel du Venezuela, et les derniers alliés de la droite vénézuéliene (à l’OEA et en Espagne) ont été obligés de suivre, reconnaissant la victoire du candidat bolivarien. Le gouvernement des États-Unis se retrouve donc isolé dans son refus de reconnaître la décision des électeurs. Le scrutin a été validé par les observateurs internationaux dont ceux de l’UNASUR (12 pays latino-américains). L’ex-président Lula a déclaré : « quand on occupe des fonctions présidentielles il y a des choses qu’on ne peut pas dire, par diplomatie, mais aujoud’hui je peux les dire : de temps en temps les États-Unis s’ingèrent dans les élection organisées dans un autre pays. Ils devraient s’occuper de leurs affaires et nous laisser choisir notre destin« .
Durant l’inauguration ce mardi 16 avril du nouvel hôpital public « Cipriano Castro » dans l’état d’Aragua, le président Maduro a également accusé les États-Unis de financer la déstabilisation de la démocratie et déclaré : “j’ai dit au peuple : « patience », il ne peut y avoir d’affrontement du peuple contre le peuple. C’est ce que veut la droite pour justifier une intervention états-unienne au Venezuela.«
Le nouvel hôpital, situé dans le quartier populaire San Vicente de la municipalité de Maracay, habité majoritairement par des familles ouvrières, est équipé d’une technologie de pointe dans les aires d’urgence, de pédiatrie, de chirurgie. Les soins sont totalement gratuits. Le même jour deux autres Centres de Diagnostic Intégral ont été inaugurés à La Vega (quartier populaire de Caracas) et dans la municipalité de La Victoria (État d’Aragua). Le CDI de La Vega est le trente-huitième de la capitale et sera ouvert 24 heures sur 24. Le second met à la disposition des habitants une salle d’hospitalisation, de thérapie intensive, de chirurgie, d’ophtalmologie, endoscopie, cardiologie, échographie, radiologie et traumatologie, l’ensemble des soins étant totalement gratuit. « C’est la santé dans le socialisme, telle que l’établit la constitution bolivarienne : un système de santé publique et gratuite tels que nous l’avions rédigé en tant que députés constituants en 1999″ a déclaré Maduro avant d’annoncer pour lundi des « mesures radicales pour résoudre les problèmes du système électrique national« .
Le vendredi 19 avril, pour sa prise de fonctions officielle, le nouveau président du Venezuela sera accompagné par l’ensemble des chefs d’État de l’Amérique Latine et d’autres mandataires internationaux , ainsi que par une importante mobilisation des électeurs bolivariens.
Thierry Deronne, Caracas, 17 avril 2013
avec Ciudad Caracas Info
Notes :
Comme lors des coups d’État au Paraguay ou au Honduras, il faut y ajouter des éléments financés de manière occulte par la droite radicale (réseaux de délinquants liés aux mafias de la drogue, mercenaires étrangers, paramilitaires colombiens liés à l’ex-président Uribe, etc..). Le journaliste Maurice Lemoine rapelle que « le 26 mars dernier, trois députés de droite, MM. Ricardo Sánchez (suppléant de Mme María Corina Machado), Andres Avelino (suppléant de M. Edgar Zambrano) et Carlos Vargas (suppléant de M. Rodolfo Rodríguez), ont retiré leur appui à M. Capriles en dénonçant l’existence d’un plan élaboré par la MUD pour rejeter les résultats émis par le CNE lors de l’élection du 14 avril et orchestrer une période de violence dans le pays. » Lire « Venezuela : victoire du « chavisme sans Chavez« , http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2013-04-17-Venezuela
URL de cet article : http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/04/17/defaite-de-la...
La décision du gouvernement de ne pas voter la proposition de loi d'amnistie sociale est incompréhensible. Elle s'apparente à un désaveu cinglant du Sénat et de sa majorité de gauche. Elle est une volte face par rapport aux positions exprimées par Madame Taubira, Ministre de la Justice lors des débats sur le texte au Sénat. Surtout, cette proposition de loi constitue un acte de justice à l'égard de l'ensemble des salariés et des syndicalistes qui luttent pour le maintien de leur emploi à l'heure où le chômage atteint un record dramatiquement historique. Le rejet de ce texte, quelques jours seulement après l'adoption de l'ANI qui instaure une amnistie patronale en limitant les délais de recours contre les licenciements abusifs est un nouveau coup dur contre le monde du travail. Comble du calendrier, la discussion dans l’hémicycle de l'Assemblée des propositions de loi du Front de gauche sur l'amnistie sociale et sur les licenciements boursiers interviendra le 16 mai, quelques jours après le vote définitif de l'ANI.
Dès aujourd’hui, j'appelle à ne pas laisser faire ce mauvais coup. La parole doit revenir aux députés de gauche qui peuvent, comme leurs collègues du Sénat, voter cette loi le 16 mai. J'appelle à la levée d'un mouvement pétitionnaire de soutien à la proposition de loi des parlementaires du Front de gauche. Cette mobilisation doit venir renforcer les cortèges, qui le 1er mai, défileront dans tout le pays pour défendre les droits des travailleurs. Le 5 mai, la marche citoyenne à l'appel du Front de gauche doit être un moment fort de la mobilisation pour l'amnistie sociale. Cette dernière doit enfin se prolonger jusqu'au 16 mai, jour du vote des propositions de loi du Front de gauche, où j'appelle au rassemblement.
Indéniablement, seule la mobilisation citoyenne et populaire peut contraindre le gouvernement à faire machine arrière et à respecter le vote du Sénat .
Pierre Laurent, secrétaire national du PCF