Pour Jean-Claude Michéa, libéralisme culturel et libéralisme économique sont les deux faces d’une même médaille : un système qui n’accepte plus de limites. Contre ce qu’il appelle la «métaphysique du Progrès», responsable, selon lui, de l’atomisation du monde contemporain, le philosophe mise sur la «décence ordinaire» des classes populaires.
Dans votre dernier livre (1), vous expliquez que toute la gauche se serait,
peu ou prou, ralliée au libéralisme
et qu’en conséquence, si l’on veut vraiment rassembler le peuple
sur un projet de société postcapitaliste,
il faut renoncer au nom de «gauche». Pourtant, les orientations sociales-libérales
ne font pas, loin s’en faut, l’unanimité dans
la gauche. N’est-il pas décisif, aujourd’hui
plus que jamais, de se battre pour arracher
le terme de «gauche» à ceux qui l’usurpent ?
Jean-Claude Michéa. Le nom de gauche ne me paraît plus suffisamment rassembleur aujourd’hui. Pour deux raisons, l’une conjoncturelle, l’autre structurelle. La raison conjoncturelle, c’est que trente ans de politique mitterrandiste ont massivement discrédité ce nom aux yeux des classes populaires. Pour un nombre croissant de gens, et notamment dans cette France «périphérique» abandonnée et méprisée par les élites, il se confond désormais, avec ce libéralisme culturel –omniprésent dans le monde du show-biz et des médias– qui ne représente que la face «morale» de l’économie de marché.
L’autre raison, c’est qu’au XIXe siècle, la droite, ou «parti de l’ordre», désignait d’abord les nostalgiques de l’Ancien Régime et du pouvoir absolu de l’Église, alors que la gauche, ou «parti du mouvement», regroupait essentiellement les «classes moyennes» –depuis la grande bourgeoisie libérale et industrielle jusqu’à la petite bourgeoisie jacobine et républicaine. Quant au mouvement ouvrier, il ne songeait, à cette époque, qu’à préserver sa précieuse indépendance politique et culturelle. C’est pourquoi Marx ne s’est jamais défini comme un homme de gauche ! Ce n’est que lors de l’affaire Dreyfus, face à la menace imminente d’un coup d’État réactionnaire, qu’un compromis historique dit de «défense républicaine» s’est noué – sur des bases au départ strictement défensives–- entre cette gauche originelle et le mouvement ouvrier socialiste. Ce compromis défensif –réactualisé dans les années trente face au péril fasciste– avait évidemment ses vertus et il reste à l’origine de la plupart de nos conquêtes sociales –du Front populaire à la Libération. Le problème, c’est qu’au fur et à mesure que la vieille droite «historique» disparaissait du paysage politique –la droite moderne ne se réclame plus de l’Ancien Régime, mais bel et bien du libéralisme économique des Lumières–, il était condamné à perdre peu à peu sa cohérence initiale. Car l’ennemi principal des peuples, aujourd’hui, ce n’est évidemment plus «l’alliance du trône et de l’autel». C’est l’accumulation illimitée du capital, c’est-à-dire ce processus d’enrichissement sans fin de ceux qui sont déjà riches, dont la critique définissait le sens même du projet socialiste.[souligné par nous:BR] En validant progressivement l’idée que cette critique conduisait inexorablement au «goulag», la gauche se condamnait donc à redevenir ce simple parti du «progrès» et du «mouvement» comme fin en soi qu’elle était déjà avant l’affaire Dreyfus. C’est ainsi qu’on est logiquement passé de l’idée qu’«on n’arrête pas le progrès» à l’idée, aujourd’hui dominante, qu’on n’arrête pas le capitalisme.
Considérez-vous que toutes les réformes sociétales ne servent jamais qu’à faire diversion ?
Jean-Claude Michéa. Bien sûr que non ! Mais il est clair qu’on ne saurait les imposer aux classes populaires sur les seules bases de l’idéologie libérale, c’est-à-dire en se plaçant au seul point de vue du droit abstrait et «axiologiquement neutre» de tous sur tout. C’est cette «vision juridique du monde», selon l’expression de Marx, qui conduit, par exemple, un Pierre Bergé ou une Marcela Iacub à considérer la «profession» de mère porteuse ou de prostitué(e) comme un «métier comme un autre» (chacun étant libre, à leurs yeux, de faire ce qu’il veut de son corps ou, comme Depardieu, de son argent). Or une société socialiste, à la différence d’une société libérale, ne saurait se passer d’un minimum de valeurs morales et philosophiques communes –ne serait-ce que pour dénoncer l’indécence de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la domination masculine ou de la persécution des minorités. Il faut donc considérer chacun de ces projets de réforme au cas par cas et selon des critères qui ne soient jamais exclusivement juridiques. Sans quoi, comme l’écrivait déjà Engels, la revendication socialiste d’égalité «tombe nécessairement dans l’absurde». Jusqu’à amplifier, comme aujourd’hui, tous les effets de la logique libérale.
Vous reprenez à Castoriadis l’idée que
le capitalisme est un «fait social total»,
qui ne se combat donc pas seulement
au niveau des conditions de production
mais aussi au niveau de la consommation.
Du coup, vous exprimez une certaine sympathie à l’égard des idées de «décroissance».
Reste que si nous sommes tous pris dans
un mode de vie consumériste, certains vivent de leur travail, d’autres de l’exploitation des travailleurs. N’est-ce pas là le problème fondamental ? Votre critique du capitalisme comme mode de vie n’a-t-elle pas tendance
à diluer le caractère central, pour
le dépassement de ce système, de la lutte contre la marchandisation de la force de travail ?
Jean-Claude Michéa. Au contraire. C’est parce que la dynamique de l’accumulation du capital conduit à creuser toujours plus l’écart entre les maîtres du monde et ceux qui ne possèdent plus que leur seule force de travail que le capitalisme est confronté, depuis l’origine, au problème des «débouchés» (à qui vendre ces marchandises qui s’accumulent à l’infini ?). Problème qu’il a provisoirement réussi à régler, au XXe siècle, par la double invention du crédit et de la consommation comme mode de vie et source d’identité. Les formes d’existence mutilantes et aliénées que je critique ont donc bien leurs racines dans le principe même de la production capitaliste. Mais la réciproque est vraie. Sans les nouvelles pistes qu’ouvre sans cesse le libéralisme culturel –certaines peuvent évidemment être reprises sur d’autres bases–, le marché ne pourrait pas s’emparer continuellement de toutes les activités humaines, y compris les plus intimes. Si on «oublie» ce versant du libéralisme, on s’exposera donc à voir rentrer par la fenêtre le système qu’on croyait faire sortir par la porte. Et ce qui lie ces deux versants, c’est le concept de «croissance». Or, même si j’observe une certaine évolution du côté du Front de gauche, celle-ci est encore trop souvent comprise comme une réalité purement technique et positive. Mais, en réalité, elle n’est jamais neutre. Elle conduit, par exemple, à produire des «valeurs d’échange» non seulement privées de toute utilité réelle mais, de plus en plus souvent, nuisibles pour la nature et l’humanité. C’est en ce sens que la «décroissance» doit devenir la vérité de tout socialisme moderne. Ce concept invite, en effet, à remettre radicalement en question la logique d’un monde fondé, disait Marx, sur la seule nécessité de «produire pour produire» et donc de transgresser sans cesse «toutes les limites morales et naturelles».
Il y a déjà eu, par le passé, des critiques virulentes du libéralisme culturel. Dans
les années 1970, Michel Clouscard dénonçait le libéralisme-libertaire, un système
qu’il décrivait comme «répressif pour
le producteur et permissif pour
le consommateur» et auquel il opposera le projet d’un «parlement du travailleur collectif».
De votre côté, vous en appelez davantage au «petit peuple» et à ses traditions qu’aux producteurs situés dans un face-à-face immédiat avec
les propriétaires des moyens de production…
Jean-Claude Michéa. Le noyau dur du «marxisme-léninisme» –qui néglige allégrement les dernières réflexions de Marx sur les communautés paysannes russes– est la «théorie des stades», autrement dit, la conviction «progressiste» que le capitalisme constitue une étape «historiquement nécessaire» de l’évolution humaine et qu’il contribue, à ce titre, à mettre en place «la base matérielle du socialisme». Comme si la bétonisation du monde, la prolifération des déchets toxiques ou l’accumulation infinie des gadgets les plus absurdes pouvaient constituer le fondement logique d’une société réellement humaine ! Derrière cette croyance, il y a l’idée que le «petit» doit partout et toujours disparaître au profit du «grand». La petite paysannerie devrait ainsi se dissoudre définitivement dans l’agriculture industrielle et l’artisanat, ou la petite entreprise, dans la grande industrie. C’est cette façon de penser qui a conduit toute une partie des classes populaires à se détourner du socialisme, alors même qu’elles y avaient toute leur place. En un mot, le marxisme officiel a trop longtemps considéré que le seul producteur du futur était l’ouvrier de la grande industrie et qu’il fallait donc, pour arriver au socialisme, généraliser à l’infini le principe industriel. Mais si on cesse de voir dans le mode de croissance actuel la seule base possible d’une société décente, la question des alliances de classes se pose nécessairement de façon nouvelle. C’est là tout l’intérêt de la tradition populiste –et anarchiste– du XIXe siècle. On commence, par exemple, à comprendre que l’un des grands problèmes du XXIe siècle sera celui de la survie alimentaire de l’humanité et que, dans un tel contexte, l’agriculture paysanne retrouvera sans doute une place importante dans une société socialiste. Il s’agit donc de rompre avec l’idée que le cœur du socialisme, c’est la grande industrie héritée du capitalisme, même si l’industrie, sous des formes nouvelles, aura évidemment toujours un rôle à jouer. Cela implique, bien sûr, qu’on sache se déprendre de cette mystique du «progrès» qui était au cœur de la philosophie des Lumières. Et donc que l’on apprenne enfin à penser avec les Lumières contre les Lumières.
Les Lumières n’étaient-elles pas une philosophie de l’émancipation et de la responsabilité ? «Aie
le courage de te servir de ton propre entendement», écrivait Kant, pour la résumer. Cela semble très éloigné de l’idée d’un progrès automatique…
Jean-Claude Michéa. N’oublions pas que la philosophie des Lumières n’a jamais été homogène. Rousseau, par exemple, refusait l’idée d’un «sens de l’histoire». Et si les premiers socialistes reprenaient à leur compte le souci égalitaire propre à cette philosophie, ils ne remettaient pas en question l’idée même de «monde commun». L’émancipation des individus implique certes le rejet de tous les liens fondés sur l’exploitation et la domination. Mais non pas qu’on s’émancipe du lien social lui-même, puisqu’il y a aussi des liens qui libèrent, comme l’entraide et l’amitié. C’est là toute la différence entre le projet socialiste, qui pense l’homme comme un animal social, et le projet libéral qui pense l’homme comme un individu «indépendant par nature» et qui tend donc inévitablement à voir dans toute obligation morale, selon la formule de Foucault, une simple «dictature de l’autre». De là cette atomisation présente du monde que dénonçaient déjà Marx et Engels.
Dans cette perspective, vous appelez
au respect du «fait communautaire».
Ne risque-t-on pas de glisser très vite dans
le communautarisme, par définition incompatible avec le principe d’une société socialiste ?
Jean-Claude Michéa. C’est tout le problème ! Comment émanciper les individus et les peuples sans détruire, du même mouvement, le lien social lui-même, et donc l’humanité ? Comment, en d’autres termes, permettre aux différentes sociétés de trouver par elles-mêmes les médiations nécessaires à l’intégration des valeurs universelles de liberté et d’égalité, sans pour autant que cette intégration ne conduise à détruire –comme dans le processus d’«émancipation» libérale– les fondements mêmes de leur originalité historique ? Si, faute de comprendre le potentiel émancipateur des traditions populaires, on ne parvient pas à résoudre concrètement cette dialectique de l’universel et du particulier, l’humanité n’aura alors plus d’autre choix qu’entre le repli «communautariste» et sa dissolution suicidaire dans l’univers glacial et uniformisé du droit et du marché.
(1) Les Mystères de la gauche, de l’idéal des Lumières
au triomphe du capitalisme absolu, Éditions Climats,
2013. 14 euros.
Sortir du capitalisme «Pourquoi j’ai rompu avec la gauche». C’est ainsi que Marianne titrait un entretien que lui a accordé récemment Jean-Claude Michéa. Pourtant, dans
les Mystères de la gauche, son dernier livre, sa réflexion prend son origine dans une réponse respectueuse à un courrier de Florian Gulli, lui-même philosophe, membre
du Parti communiste français et contributeur de l’Humanité, qui l’interpellait sur son refus de conserver le nom
de gauche comme nom du nécessaire rassemblement populaire. Certes, celui qui se dit volontiers «anarchiste conservateur» n’en démord pas : pour lui, la référence
au clivage droite-gauche a perdu de sa pertinence.
Mais, attention, ce n’est pas là un jugement abstrait, encore moins une concession au «ni gauche ni droite» de l’extrême droite ou d’un quelconque centrisme.
Il n’a de sens que par rapport à un enjeu : la sortie du capitalisme, qui reste la boussole du philosophe. Celui-ci pense que la gauche telle qu’elle existe a globalement renoncé à cet objectif, ou alors, pour celle qui est encore sincère, qu’elle s’est privée des moyens de mener
le combat. Il faut alors s’entendre sur le sens des mots,
le rapport au peuple et à l’histoire. C’est tout le débat !
Entretien réalisé par Laurent Etre