N° 665 - ASSEMBLÉE NATIONALE -
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 4 février 2013.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION tendant à la création d’une commission d’enquête sur les dérives linguistiques actuelles en France, chargée de proposer des mesures de défense et de promotion de la langue française,
(Renvoyée à la commission des affaires culturelles et de l’éducation, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Madame et Messieurs Jean-Jacques CANDELIER, Patrice CARVALHO, Gaby CHARROUX, André CHASSAIGNE, Marc DOLEZ et Jacqueline FRAYSSE, député-e-s.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Selon l’ancien vice-président du MEDEF (magazine Challenges du 28 janvier 2010), dans la configuration du capitalisme mondialisé, « le seul enjeu qui compte » est « que le site de production France soit attractif, compétitif, accueillant, business friendly ». Dans la même veine, dès son intronisation le président de Businesseurope annonça qu’il ne s’exprimerait plus qu’en anglais, « la langue des affaires et de l’entreprise ».
Ces déclarations patronales n’ont rien d’anodin. Sous un masque de pseudo-modernité, elles révèlent une entreprise visant à imposer aux peuples une culture unique, l’ « American way of life », et une langue unique, le « Business English ». Mobilisant d’énormes ressources financières, médiatiques, institutionnelles, voire militaires, l’impérialisme anglo-américain, les institutions de la mondialisation néolibérale (FMI, Banque mondiale, OCDE, OMC…), l’Union européenne et leurs Gouvernements « nationaux » inféodés, le patronat, la finance et les transnationales mettent tout en œuvre pour marginaliser et éradiquer les langues et les cultures nationales et locales.
Le linguiste Claude Hagège nous alerte sur le danger mortel encouru par notre langue dans son Dictionnaire amoureux des langues, dans lequel le français est placé sur la liste des langues menacées. L’académicien et philosophe Michel Serres, quant à lui, note avec amertume qu’ « il y a désormais plus de mots anglais sur les murs de Paris qu’il n’y avait de mots allemands sous l’Occupation ». L’enseignement de l’anglais se développe dans les écoles maternelles et les crèches, dès l’âge de deux ans. Or, comme l’ont souligné des linguistes, l’apprentissage précoce des langues étrangères représente un risque s’il débute avant que la langue maternelle ne soit stabilisée, c’est-à-dire avant un âge qui se situe entre six ans et huit ans.
Le risque est-il si grand ? Le quotidien régional La Voix du Nord, dans son édition douaisienne du 2 juillet 2010, citait le titre d’une affiche de commerçants pendant les soldes (« La battle des prices ») et s’alarmait que « tout doit disparaître » en matière de langue française.
De fait, les exemples du basculement au « tout-anglais » ne manquent pas :
– L’office statistique européen Eurostat ne publie plus qu’en anglais ;
– Le milieu petit-patronal met en avant le « Made in France » et le label « PME Inside ». On parle de « Spacebox », de « Freebox », de « Livebox » ou d’ « Xbox » pour vendre les produits les plus divers de la société de consommation et on compte parmi les titres récemment parus de la presse « Books », « Girls », « Men’s Health », « Envy », pour ne citer que ce florilège ;
– De plus en plus de maires nomment leurs centres commerciaux « trade center ». Les grandes surfaces Auchan et Carrefour substituent sans consultation les dénominations « Simply Market », « Carrefour City », « Carrefour Market » et « Carrefour Discount » aux anciennes dénominations, certainement pour répondre au slogan du MEDEF « Ready for the future », et des stratégies d’entreprises prennent des noms anglais, comme le plan de casse sociale « Transform 2015 » d’Air France, quand France Telecom a écrit une circulaire vantant un nouveau produit Internet intitulé « everywhere ajustable », que Renault Véhicules Industriels s’est renommé « Renault Trucks », que Peugeot se rebaptise « Blue Lion », que Toyota abaisse ses ouvriers chefs d’atelier au rang de « team leader »… ;
– Les publicités télévisuelles sont de plus en plus diffusées en version originale américaine, avec de simples sous-titres français, prélude à la diffusion massive de films cinématographiques en VO, et de plus en plus d’émissions sont baptisées en langue anglaise ;
– L’Université et les grandes écoles enseignent aux élèves en termes de « targeter », « value », « input » etc. Le Conseil national des universités autorise désormais la publication de thèses en anglais et Sciences Po Reims et des universités françaises imposent à leurs étudiants des cours en anglais, en dépit de l’article 1er de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite loi Toubon, qui stipule que la langue de l’enseignement est la langue française ;
– L’Office européen des brevets, par le biais du Protocole de Londres, tend à imposer l’anglais comme langue scientifique et technique ;
– Enfin, les services publics ne sont pas en reste, quand la SNCF vend du « TGV night », du « TGV family », que l’on répartit les employés de La Poste entre le « front et back office » et que l’on affiche dans les bureaux une publicité pour le Livret A intitulée « I love L.A. »… ;
– Le numéro de novembre-décembre 2012 du bulletin « Nord-Pas-de-Calais », organe du Conseil régional, enjoint les habitants à devenir des « greeters » s’ils aiment leur région, relayant les « greeters made in Pas-de-Calais » du Comité Départemental de Tourisme du Pas-de-Calais et d’autres initiatives.
Nous le constatons et le déplorons : nous sommes très loin du cadre légal selon lequel la langue française est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics.
À Alcatel-Lucent, par exemple, on peut avoir à effectuer un « test des spares » ou lire les messages « in progress depuis today ». Logiciels, noms de services et même documents en vue des entretiens individuels d’évaluation sont rédigés en anglais !
Même nos armées sont contaminées par le virus du « globish », puisque désormais, aucun militaire ne pourra devenir officier, quels que soient ses états de service, sans avoir le niveau d’anglais requis. À Lille, plusieurs prises d’armes majeures se sont faites en anglais. Est-ce ainsi qu’on éduque nos militaires à respecter leur drapeau, leur pays, leur histoire et leur peuple ?
Une partie du monde syndical s’alarme de voir le « tout-anglais » être imposé comme langue de travail, y compris entre collègues francophones, au point qu’un collectif incluant des sections CGT, CGC, UNSA et CFTC ait dû se former pour revendiquer le droit élémentaire de pouvoir travailler en français en France. La CGC attire l’attention sur le fait qu’un nombre grandissant de cadres avouent leur malaise à devoir travailler dans une langue qu’ils ne maîtriseront jamais autant que leur langue maternelle. Au jour le jour, des travailleurs sont humiliés dans leur savoir-être plus que dans leur savoir-faire. Cela constitue un facteur de stress supplémentaire, d’insécurité et de sentiment d’infériorité. « It’s time to move », comme le dit la direction de France Telecom (où sont passés accents et trait d’union de l’appellation de cet ancien service public nationalisé ?)…
La recherche scientifique, y compris dans le domaine de l’histoire et des sciences humaines, bascule entièrement vers l’anglais, annulant rétrospectivement l’acte démocratique de Descartes, qui avait édité en français son Discours de la méthode pour le rendre compréhensible par l’ensemble des Français et, soulignait-il alors avec raison, des Françaises !
Il nous faut à ce stade indiquer que l’État a une grande responsabilité dans ce qui se passe. Si l’on excepte un préfet qui a récemment interdit aux aéroports lyonnais de se rebaptiser « Lyonairports », si l’on excepte quelques discours bienvenus mais peu suivis d’effets, c’est au mieux l’indifférence, au pire l’encouragement à l’envahissement de l’anglais qui l’emportent. De nombreux documents envoyés par Bruxelles, rédigés en anglais, servent désormais de base de travail aux services de l’État français qui s’interdit de réclamer l’envoi de versions françaises. Les Gouvernements tolèrent ces atteintes sous prétexte que la réclamation de textes en français nuirait à la capacité de réaction lors de la négociation internationale. De même, comment ne pas être interloqué par les propos du commissaire européen au marché intérieur et au service, qui, désigné pour le « développement du marché intérieur et les services », ne trouve rien de mieux à mettre en avant que la « better regulation » ?
Nous sommes en présence d’un projet de domination sans partage et de discrimination sans précédent. La logique d’oppression qui prédomine conduit à l’aliénation, à la substitution d’une langue à l’autre par le gavage linguistique, y compris au niveau des mots les plus caractéristiques. Cela commence d’ailleurs à poser de sérieux problèmes d’orthographe et de syntaxe. Les dégâts culturels et linguistiques risquent de s’accentuer de manière irréversible si le peuple et ses représentants n’entrent pas en résistance. Car, au bout du compte, dans la publicité, les enseignes commerciales, la communication intérieure et extérieure des grandes entreprises et, désormais, dans l’enseignement secondaire et universitaire, on peut redouter que la langue de Molière disparaisse à brève échéance.
Nous avons la grave impression que notre langue est abandonnée à elle-même. L’inspection du travail, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, la délégation générale à la langue française et aux langues de France, la commission générale et des commissions spécialisées de terminologie et de néologie, le Conseil supérieur de la langue française ou encore le Conseil supérieur de l’audiovisuel, pourtant chargé par ses statuts de défendre la langue française, ne trouvent pas grand-chose à redire à ce qui se passe.
Dans une réponse publiée au Journal officiel le 16 octobre 2012, la ministre de la culture et de la communication se dit « consciente de la pression indiscutable exercée par l’anglais dans un grand nombre de domaines de la vie économique, sociale et culturelle ». Elle juge inopportuns les choix publicitaires de certains responsables de manifestations ou d’entreprises qui, sous couvert de modernité, affichent sur la voie publique des noms de marque ou des slogans exclusivement en anglais pour s’adresser à un public majoritairement francophone. « Dans la mesure où une telle situation peut conduire à des “pertes de fonctionnalité” du français, la ministre y voit un risque pour le maintien de la cohésion sociale dans notre pays, dont l’identité s’est construite autour d’une langue commune, le français, langue de la République en vertu de la Constitution. » Ce principe constitutionnel est le garant de l’égalité de nos concitoyens dans l’accès à l’information, au savoir, aux droits et à la culture.
Le débat doit maintenant se tenir à l’Assemblée nationale, car il y a urgence. La dilapidation de la langue française se couple en effet avec la sape de l’héritage progressiste universel de notre pays, le démantèlement des acquis sociaux et des services publics, la destruction de l’indépendance nationale, avec l’adoption du traité de Lisbonne, Constitution européenne bis rejetée par les Français et du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), le sacrifice de la défense nationale dans l’OTAN, la violation de la laïcité et la substitution de l’euro-régionalisation du territoire à la République une, laïque et indivisible issue de la Révolution.
Face à l’uniformisation culturelle, les militants du mouvement populaire et les intellectuels progressistes rappellent cette évidence : l’unité internationale de l’humanité, pour laquelle milite depuis toujours le mouvement ouvrier et démocratique, n’a rien à voir avec l’alignement des peuples sur un groupe dominant de pays, encore moins avec la prétention d’imposer à tous et pour toujours les normes régressives, mercantiles, ultra violentes et dé-civilisatrices du capitalisme mondialisé. L’internationalisme des travailleurs ne s’oppose pas au patriotisme populaire, bien au contraire ! Parce qu’il n’aspire qu’au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le patriotisme populaire s’oppose au colonialisme, au cosmopolitisme capitaliste, au supranationalisme impérialiste, ainsi qu’à leurs instruments idéologiques : les défouloirs du racisme et de la xénophobie.
Rappelons que les Français classent leur langue au premier rang, et de loin, devant les autres identifiants proposés par les instituts de sondage quand on les interroge sur ce qui fonde leur appartenance à la nation. Nos concitoyens reprennent ainsi à leur compte l’exclamation d’Albert Camus, « ma patrie, c’est la langue française ! ». L’unité d’un pays et la solidarité d’un peuple est souvent menacée par les disparités linguistiques. Non seulement le français, langue officielle de la République en vertu de l’article 2 de la Constitution, constitue le socle du « vivre-ensemble » républicain, mais il est aussi porteur d’une certaine civilisation. Il rassemble de par le monde des pays des cinq continents se réclamant de la francophonie, porte en lui la trace de notre histoire, de nos convergences comme de nos divisions et est le support et le vecteur d’une florissante et prestigieuse littérature, d’un théâtre, d’un cinéma, d’une chanson et d’un art de vivre. La langue française met sa richesse et sa diversité au service du patrimoine mondial de l’humanité.
Qui peut douter de la capacité du français à exprimer et à interroger la condition humaine sous tous ses angles ? Le français est la langue de textes qui jalonnent l’histoire universelle, de l’édit de Nantes au programme du C.N.R., en passant par la défense de Callas par Voltaire, par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789, complétée par la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » de Marie-Olympe de Gouges, par le « J’accuse » de Zola, le « Serment antifasciste » du Front populaire, l’Appel du 18 juin, « La question » d’Henri Alleg ou le « Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire. Il est le langage de La Marseillaise et de l’Internationale, deux chants écrits sur la même musique qui ont été chantés sur tous les théâtres où s’est écrite l’histoire du progrès humain.
Est-il tolérable, du point de vue de l’intérêt national comme du point de vue de l’accès de tous au savoir, que des colloques universitaires à la Sorbonne soient convoqués en anglais et se déroulent exclusivement dans cette langue ? Est-il sain pour l’avenir de la démocratie que les élites soient formées exclusivement, non dans la langue du peuple, mais en anglo-américain ?
Bien entendu, la langue anglaise n’est en rien coupable de cette redoutable et sournoise entreprise « globalitaire » : ceux qui s’activent dans cette voie funeste n’investissent pas dans l’anglais de Shelley, de Shakespeare ou de Hemingway. Le « Business English » est un code appauvri et idéologiquement formaté, totalement coupé de l’histoire des peuples, de leurs besoins fondamentaux et de leurs luttes. Il est un mode de communication qui véhicule subrepticement l’idéologie dominante du capital financier mondialisé et de la société de marchés. À la langue unique correspond le projet hégémonique et liberticide d’une pensée, d’une politique, d’un mode de gestion économique uniques ne laissant aucune place à la diversité dont l’humanité a besoin pour vivre et se développer.
Les associations de défense de la langue française, toutes sensibilités politiques républicaines unies, ont publié en commun des mises en garde parues sur les sites informatiques des journaux Le Monde et l’Humanité et des articles émanant de l’association progressiste CO.U.R.R.I.E.L. paraissent dans Informations ouvrières, l’Humanité, Initiative communiste ou Bastille-République-Nations. Nous estimons également que notre pays doit prendre appui sur son trésor culturel et linguistique pour se projeter dans l’avenir, développer ses liens internationaux sur des bases fraternelles, cultiver sa créativité artistique, scientifique, technologique et industrielle.
Le 10 juillet 1940, alors qu’une certaine France se voulait libre et indépendance, alors qu’une certaine France luttait contre l’oppression, les élus du peuple et dirigeants du Parti communiste français Maurice Thorez et Jacques Duclos lançaient : « Jamais un grand peuple comme le nôtre ne sera un peuple d’esclaves ! ». Jean Jaurès avait pour sa part cette formule juste selon laquelle « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie mais que beaucoup y ramène ». Ces paroles sont plus que jamais d’actualité.
La langue française façonne notre quotidien : sa connaissance, sa maîtrise, ses ressources sont nécessaires à l’accomplissement personnel de chacun. La maîtrise d’une langue claire, riche et précise est une garantie d’harmonie et d’efficacité dans une société civilisée. Il est primordial de promouvoir l’usage de la langue française, sa capacité à être un instrument de dialogue et de médiation avec d’autres ensembles culturels et linguistiques. Pourquoi ne pas montrer autant de sollicitude pour la diversité linguistique que pour la biodiversité ?
Les signataires de la présente proposition de résolution se prononcent en faveur du multilatéralisme linguistique, du développement du plurilinguisme, dans le cadre d’échanges humains mondiaux à égalité. Ils voient d’un bon œil les tentatives d’introduction d’une langue internationale neutre et la défense des langues locales en France. Ils entendent briser le silence autour de l’envahissement de l’anglais, étudier comment la législation actuelle, notamment la loi Toubon, votée à l’unanimité par le Parlement, est appliquée, et remédier aux dérogations diverses et aux pratiques illégales. Il s’agit également d’étudier toutes les possibilités de donner un grand coup de fouet aux politiques publiques culturelles et linguistiques, en ayant pour objectif de promouvoir et de défendre le français.
Voilà le travail qui pourrait utilement être accompli au sein de la commission d’enquête dont il vous est proposé la création.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Article unique
En application des articles 140 et suivants du Règlement, il est institué une commission d’enquête de 30 membres chargée d’enquêter sur les dérives linguistiques actuelles en France, notamment l’envahissement de l’anglo-américain, et de réfléchir aux mesures qui s’imposent aux pouvoirs publics pour défendre, promouvoir la langue française et faire appliquer le cadre légal actuel de l’usage du français.
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