(Illustration : Cholé Poizat)
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Peut-on encore parler de l’islam sans que les esprits s’échauffent ? Des couvertures d’hebdos aux brèves de comptoirs, l’islam devient la controverse nationale. Avec une ritournelle : la France serait en cours d’« islamisation ». Y a-t-il quelqu’un pour poser le débat dans des termes simples et clairs ? Professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et directeur de l’Observatoire du religieux, Raphaël Liogier s’y est collé. Sa conclusion est sans appel : l’« islamisation » de la France est un mythe. Pas une fiction, un mythe. Rencontre avec un esprit salutaire.
Quel est le point de départ de votre recherche ?
On a beaucoup glosé sur le sondage récent du Figaro – à la méthodologie certes équivoque – qui montrait que pour une majorité de Français les musulmans sont « mal intégrés » ; mais c’est un autre chiffre qui aurait dû nous frapper : pour 68 % des Français, les musulmans le font exprès. C’est cette idée étrange d’une intention cachée derrière l’échec de l’intégration qui me pousse à faire ce travail. Je voulais réfléchir sur les causes de cette paranoïa, sans esprit partisan, en respectant la méthodologie du chercheur, point barre.
Pour l’Europe, on estime qu’il y aurait
entre 13 et 16 millions de musulmans.
Environ 4 % de la population.
Quelles sont les grandes lignes de ce « mythe » de l’islamisation ?
On croit qu’en Europe la croissance démographique de la population musulmane serait supérieure à celle des populations « de souche ». Et cette croissance aurait trois causes : la fécondité des femmes musulmanes, l’immigration et les conversions à l’islam. Elle aurait aussi une conséquence immédiate : les Européens subissent un « débordement » intentionnel de la part des musulmans ; si ces derniers font plus d’enfants que nous, s’ils émigrent en masse, s’ils poussent à la conversion, c’est qu’ils veulent nous étouffer.
La communauté musulmane représente quel pourcentage des populations française et européenne ?
L’évaluation certaine est compliquée : d’une part, il n’est pas permis de faire des statistiques ethniques en France, et d’autre part on a spontanément tendance à assimiler toute personne d’origine maghrébine à un musulman, ce qui a pour effet immédiat de surévaluer cette population. Quoi qu’il en soit, l’enquête « Trajectoires et origines », faite conjointement par l’Ined et l’Insee, a remis de l’ordre dans les estimations en recensant uniquement les adultes se disant musulmans. Pour la France, on obtient un chiffre de 2,1 millions de personnes – bien loin des 6 millions répétés en boucle. Pour l’Europe, on estime qu’il y aurait entre 13 et 16 millions de musulmans – c’est-à-dire environ 4 % de la population.
Quid de la fécondité des femmes musulmanes ?
Sur l’ensemble de la planète, la plupart des pays musulmans connaissent une transition démographique radicale : leur taux de fécondité est souvent en dessous du taux de renouvellement des générations. On pourrait citer l’Iran, avec 1,8 enfant par femme. Mais on rencontre la même tendance autour de la Méditerranée. En Algérie, par exemple, le taux de fécondité des femmes est passé en dessous de celui de la Tunisie, avec 1,7 enfant par femme en 2011. Bien en deçà, en tout cas, du taux français, qui est de 2,1. En fait, les dynamiques se sont clairement inversées !
Le nombre de conversions à l’islam est
moins important que celui enregistré
par les mouvements évangéliques.
L’« islamisation » peut cependant se faire par l’immigration...
C’est vrai, le premier pays d’immigration en direction de l’Union européenne est le Maroc, avec 140 000 migrants par an. Mais juste derrière, vous avez presque 100 000 Chinois. Et si vous recensez les dix premiers pays d’immigration extra-européenne en direction de l’Europe, vous observez que trois d’entre eux seulement sont à majorité musulmane. Aujourd’hui, il y a peu de risques que les courbes s’inversent : il n’y a plus de réservoir d’immigration, au Maghreb, où les générations ne parviennent plus à se renouveler.
Restent les conversions...
Leur nombre est faible – sans doute autour de 3 000 ou 4 000 par an –, moins important en tout cas que celui enregistré par les mouvements évangéliques. Y compris dans le 93, le département français qui recense le plus grand nombre de musulmans, où les pentecôtistes sont extrêmement actifs. Alors, pourquoi deux poids deux mesures entre les conversions ? Parce que le mouvement évangélique « ne pose pas de problème » ? Ainsi va le mythe de l’islamisation : il consiste à interpréter tous les signes de l’islam à sens unique – celui d’une volonté globale de nuire.
Que répondre, alors, à ceux qui font observer que la « visibilité » de l’islam est plus importante aujourd’hui qu’hier ?
Qu’ils ont raison : chez les jeunes musulmans qui ont la foi – ce qui n’est pas le cas de tous, loin s’en faut –, le sentiment religieux se vit avec une plus grande intensité. Aujourd’hui, 23 % des musulmans fréquentent un lieu de culte au moins une fois par mois, contre seulement 5 % des catholiques. Reste à savoir comment on interprète ce regain de religiosité. Le sentiment de l’incompatibilité de l’islam avec la République est à ce point ancré dans les esprits qu’un accroissement de la religiosité de ses adeptes ne peut être que le symptôme d’un désastre. Pourtant, ces jeunes ne sont pas, dans leur très grande majorité, politisés. Ils sont dans une foi recomposée, réimaginée, radicale même chez certaines femmes voilées, mais certainement pas dans le sens où ils voudraient transformer la France en société musulmane.
Les mouvements islamistes ont intérêt
à ce que les musulmans
européens se sentent rejetés.
Ne sont-ils pas manipulables par les supporters d’un islamisme politique et radical ?
Si. L’islam peut devenir pour certains jeunes économiquement en déshérence et psychologiquement instables l’emblème de la lutte contre le système. Se met alors en place une espèce d’« islamisme sans islam » : ce n’est pas le corpus de doctrines et de pratiques qui attire, mais le radicalisme en tant que tel, et le fait même que cette religion inspire la crainte. Prenez Mohamed Merah : pendant son adolescence, il s’intéresse très peu à l’islam. Puis il fricote avec les Renseignements généraux, tente d’entrer dans la Légion, est considéré inapte... Que fait-il, lorsqu’il bascule ?
Il commence par tuer des légionnaires – dont certains sont musulmans. Avant de s’attaquer à des juifs, probablement parce qu’ils représentaient à ses yeux les dominants, mêlés de façon irrrationnelle à des images et opinions confuses relatives au conflit israélo-palestinien. Les assassinats de Merah sont atroces, mais déduire de mouvements isolés l’existence d’une solidarité générale entre les Européens musulmans, les Etats arabes et les terroristes islamistes est une erreur aux conséquences tragiques.
A qui profite cet amalgame ?
Aux mouvements populistes européens, d’abord, autant à gauche qu’à droite. Mais aussi aux mouvements islamistes : ils ont intérêt à ce que les musulmans européens se sentent rejetés pour reconstituer une solidarité islamiste. Enfin, aux pays arabes : ils veulent préserver la solidarité économique des enfants des enfants de leurs anciens ressortissants, qui envoient de moins en moins d’argent au pays. Ils leur rabâchent : « Vous voyez, vous n’êtes pas si français que ça... »
Selon vous, Mohamed Merah et Anders Breivik sont les deux faces d’une même pièce...
Qu’a trouvé la police sur l’ordinateur d’Anders Breivik ? Des textes de l’essayiste britannique Bat Ye’or expliquant que l’Europe s’est vendue au monde arabe pour des pétrodollars... alors qu’en Norvège il y a peu de musulmans ! Qu’a fait Breivik ? Il n’a pas tué des musulmans. Il est allé tuer les traîtres multiculturalistes, ces « alliés inconscients », ces idiots utiles qui font le lit de l’islam en Europe... Breivik et Mehra sont effectivement les deux faces de la même pièce... de théâtre. Ils sont produits par un même système fantasmatique.
Comment expliquez-vous que ce mythe ait pris une telle ampleur ?
Pendant des siècles, l’Europe, c’était le monde. Cette suprématie, elle l’a perdue. En 2003, quand les Américains ont décidé d’intervenir en Irak sans elle, l’Europe a aussi perdu son statut de conscience morale de l’humanité. Une crise d’identité profonde s’en est suivie, avec l’émergence des grands débats nationaux sur « l’identité nationale » et la montée concomitante d’un populisme antimusulman. Aujourd’hui, les Européens ont le sentiment qu’ils ne sont plus « identiques à eux-mêmes »... et que les musulmans y sont sans doute pour quelque chose ! La réalité importe peu : une bataille peut être menée puisqu’il y a un ennemi. Le mythe de l’islamisation redonne un sens aux choses.
(21 Novembre 2012 - Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard, Télérama)
À lire : Le Mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective, de Raphaël Liogier, éd. du Seuil, 213 p., 16 €
source: "Assawra"