On ne l’aura peut-être pas remarqué, mais c’est à peu près au moment où la justice française interdisait, dans un consensus quasi général, au magazine "Closer" de diffuser les photos de la princesse Kate les seins nus, que le journal satirique français "Charlie Hebdo" faisait paraître ses caricatures avec là aussi, le nu comme procédé de provocation du dessin. De nouveau consensus quasi général dans la classe politique et la presse françaises, mais… sur la liberté d’expression.
Certes, on pourra dire qu’il s’agit d’un côté d’une personne en vie et de l’autre d’un personnage ayant vécu au 7eme siècle, mais pour les musulmans, le Prophète est vécu comme une réalité vivante et permanente.
On pourra reprocher aux manifestations de protestation ayant eu lieu en France ou dans d’autres pays occidentaux d’être tombées dans le piège de la provocation et d’être bien maladroites. Oui, mais elles auront montré aussi combien cette liberté d’expression était à deux vitesses et ne concernaient pas les citoyens musulmans, du moins sur certains sujets qui révèlent régulièrement les limites actuelles de la démocratie occidentale. A cet égard, la déclaration, faite le 16 Septembre par le ministre de l’intérieur français Manuel Valls est édifiante : "je ne permettrai pas, dit-il à propos de la manifestation de la veille devant l’ambassade américaine à Paris, (….) que des slogans hostiles à des pays alliés (...) puissent se faire entendre dans nos rues." Les manifestations sont donc permises suivant les ambassades concernées et l’identité des manifestants ? On se souvient des grandes manifestations antiaméricaines à Paris, de la guerre du Vietnam à l’invasion de l’Irak. Les temps ont bien changé ainsi que la conception de la liberté d’expression et de manifestation en France. Toutes proportions gardées, il y a même un relent de l’état d’esprit avec lequel étaient regardées les manifestations algériennes à Paris, un certain 17 Octobre 1961, où il était clair que le droit à manifester était un droit réservé. Prenons garde à la réédition de ces moments sombres de l’Histoire.
On se trouve finalement dans une situation où manipulations et provocations s’enchevêtrent et peuvent aboutir à "une situation que personne n’a voulu mais à laquelle tout le monde a participé" pour paraphraser ce que disait un grand historien. S’il y a volonté de manipulation dans le film anti-islam "Innocence of Muslims", réalisé et produit aux Etats Unis, il faut rappeler aussi que les manipulations peuvent aussi se retourner contre leurs auteurs. Les situations sont différentes dans chaque pays musulman et donc la nature et la signification réelle des réactions et des manifestations. Ceci explique d’ailleurs qu’en Occident même, certains, dans les milieux politiques, commencent à désapprouver la provocation du journal français "Charlie Hebdo" car ils s’inquiètent d’une situation aux conséquences imprévisibles.
En Afghanistan, les manifestations contre le film anti-islam sont aussi des manifestations contre l’occupation des américains et de leurs alliés. Au Pakistan, aussi, l’émotion causée par ce film se mêle à l’hostilité contre la présence militaire américaine. En Iran, elle révèle les mêmes sentiments nationalistes face aux pressions militaires et économiques des grandes puissances occidentales. En Palestine, les manifestations contre ce film s’unissent à la mobilisation contre l’occupation israélienne.
On touche ainsi à un problème de fond. Il est faux de ne voir dans les manifestations religieuses que des causes religieuses. C’est tourner dans le cercle vicieux qui consiste à expliquer une chose par elle-même, la religion par la religion, l’islamisme par l’islamisme, et se priver de voir les causes sociales, donc politiques. Si l’habit est religieux, si la forme est religieuse, le fond lui est social. Il s’exprime avec d’autant plus de force sous la forme culturelle de l’Islam que celui-ci s’identifie dans les peuples musulmans à des aspirations à la dignité nationale ou sociale. En Europe, entre autres exemples, l’Eglise polonaise tirait son influence et son prestige du fait qu’elle s’était toujours confondue avec les aspirations nationales populaires contre la domination étrangère. Qu’on regarde bien, mais dans chaque manifestation populaire qui prend la forme religieuse de l’Islam, il y a une nation qui est agressée, il y a une communauté musulmane qui se sent humiliée, marginalisée dans le pays où elle vit. Et alors là, si on le voit bien, le discours anticlérical et laïque français de gauche sur la lutte pour la tolérance et contre le fanatisme religieux ne servira plus à cacher, et même à légitimer, comme à la période coloniale, d’autres intolérances et d’autres dominations d’autant plus inhumaines qu’elles font que ceux qui sont dominés, que les victimes finissent souvent, hélas, par être la caricature de l’image qu’en dressent leurs bourreaux.
D.L
Paru dans Le Quotidien d’Oran du 23 Septembre 2012.