De : Loredana
mardi 24 janvier 2012
Loredana, 25 ans, enseignante près d’Annecy, est d’origine sicilienne. Elle a écrit à Rue89 la semaine dernière pour attirer l’attention de la rédaction sur un mouvement de révolte inédit en Sicile, le mouvement des Forconi. Elle nous a envoyé ce témoignage pour porter la parole de ses amis et de sa famille. Zineb Dryef.
Depuis le début de l’année, un vent de révolte souffle sur la Sicile. L’enfoncement de l’Italie dans la crise, les plans de rigueur, les appels à d’énièmes sacrifices ont fini par lasser la population. Dans une région où l’essence a atteint les 1,70 euros au litre et où 25% de la population est au chômage, le vase a fini par déborder.
Des agriculteurs et des artisans ont fondé le Mouvement des Forconi, de la Fourche, appelant à la révolte et au refus de cette situation de plus en plus invivable. La fourche, symbole agricole par excellence de la protestation. Cet outil fait écho aux révoltes paysannes des siècles passés, où le peuple se révoltait contre les dirigeants en employant la force. La force, qui aujourd’hui semble être le seul moyen de faire changer les choses, l’ultime recours. Car en Sicile, on se bat et on se battra.
Je les chasserai à coups de fourche dans les fesses
Faisant un parallèle avec les derniers événements en Tunisie, Onofrio, agriculteur palermitain, dit « moi je ne me suiciderai pas. Je chasserai plutôt à coups de fourche dans les fesses ceux qui veulent me conduire au suicide. » Les pêcheurs, les chauffeurs routiers et les conducteurs des transports en commun ont rallié le mouvement. Un mouvement qui se veut dans l’action, dans le concret. Gaetano, commerçant de Catania dit « vous vous parlez, ici on combat ».
Un blocus total de l’île pendant 5 jours, du 16 au 20 janvier a donc été décidé. Pendant cinq jours, plus de transports en commun, plus de livraisons d’essence ni de nourriture. Une grève généralisée, en somme ? Ceci n’est pas une grève, non c’est un blocus.
En réalité c’est bien plus que ça. Il s’agit de frapper un grand coup et de dire : Basta ! Suffit de payer une crise qu’on n’a pas provoquée, suffit d’être sollicités par un Etat qui nous ignore et nous méprise.
Ilaria, 24 ans, étudiante à l’université d’Agrigente, explique les origines de ce mouvement :
« Le blocus de ces derniers jours est très étrange, c’est le signe que quelque chose est en train de changer dans l’esprit des Siciliens, habitués depuis des siècles à voir notre terre soumise à des forces hégémoniques, certaines, telle la Mafia, étant nées sur ce même sol. C’est du moins l’expression d’une volonté de changement chez un peuple soumis depuis trop longtemps et qui veut maintenant lever la tête.
Nous sommes dans une région où les personnes qui s’opposent au pizzo (racket organisé par la Mafia qui oblige les chefs d’entreprise à lui verser un impôt sous peine de voir son commerce détruit), comme l’entrepreneur Ignazio Cutrò, au lieu d’être assistées par les institutions n’ont d’autre recours que la grève de la faim pour se faire entendre et continuer à vivre et à travailler honnêtement sur sa propre terre.
C’est vrai que risquer sa vie pour continuer à vivre dignement peut sembler paradoxal mais au pays des paradoxes, c’est malheureusement normal. Ici il faut se faire entendre. »
La Sicile, terre des bouseux, est en révolte
Car la Sicile est un beau paradoxe ; c’est à la fois la région la plus riche en ressources naturelles et la plus pauvre de l’Italie. C’est une région qui a nourri pendant des siècles les régions moins fertiles du Nord, puis y a envoyé des milliers de bras travailler dans les usines et participer au grand « boom économique » .
Et aujourd’hui, cette région dérange, elle fait tache avec ses taux records de chômage, sa mafia, son travail au noir. Certains politiciens d’extrême droite la considèrent même comme faisant partie de l’Afrique, tâche de boue dans laquelle tape la botte. Et pourtant, la Sicile, bien que région autonome, c’est l’Italie ! C’est là qu’ont débarqué Garibaldi l’unificateur et les Américains sauveurs du fascisme.
Le mépris du Nord envers la Sicile, terre de « terroni » (bouseux) et d’« accattoni » (sangsues de l’Etat) est culturel ; déjà en 1955 on pouvait voir dans le film de Pietro Germi, « Sedotta e abbandonata », un carabinier muté en Sicile retrouver le sourire lorsqu’il cachait la Sicile de la carte de l’Italie. Région aux multiples problèmes qui seraient sans doute résolus si la Sicile cessait d’être le jeu des politiciens qui, en période électorale, promettent de s’intéresser au Sud et qui une fois au pouvoir, ne font plus rien.
Autour de moi, le désespoir
Aujourd’hui, les Siciliens disent stop. Basta ! Le mouvement des Forconi se revendique avant tout comme un mouvement apolitique. C’est un mouvement social, le mouvement d’un peuple qui souffre et qui en a marre. Samantha, étudiante en Droit à l’université d’Agrigente, explique ainsi le malaise :
« Partout autour de moi, en Sicile, il n’y a que le désespoir. Des jeunes de presque 30 ans qui sont toujours sans travail, sans espoir et surtout sans rêves.
En fait, parmi tout ce qui nous manque en Sicile, il y a surtout la possibilité de rêver d’un futur et d’une famille dans la sérénité ! »
Ce mouvement est la prise de conscience que le peuple est capable de se faire entendre et de s’affranchir du jeu des politiciens. Onofrio, exhorte ainsi les Siciliens :
« Ne pensez pas que vos problèmes ne regardent que vous car ces problèmes sont les nôtres et nous devons les régler pour les générations futures. »
Pour ces raisons, bloquer l’île devrait attirer l’attention sur la détresse des habitants. Or depuis le début de l’action, un lourd silence plane sur l’événement. Pas un mot dans les journaux nationaux ; La Repubblica ou le Corriere della Sera parlent en première page du naufrage du Costa Concordia. Tout au plus un petit encart est-il consacré à la « grève des chauffeurs de bus en Sicile ». L’action est ignorée et déformée.
Silence dans les médias
Lorsqu’il ne peuvent plus ignorer ce qu’il se passe, les médias tentent de discréditer le mouvement. Ainsi lit-on que le Mouvement des Forconi est appuyé par des groupuscules néo-fascistes et par le parti d’extrême droite Forza Nuova. Un mouvement de masse, car c’est un mouvement de masse social, appuyé par un parti qui a obtenu 0,8% des votes aux dernières élections ? Cela semble gros, et pourtant, quelques doutes naissent.
Même au sein de la population solidaire du mouvement, on ne sait pas quelle est la couleur politique de ce mouvement, signe qu’il est avant tout ce qu’il se revendique, un mouvement apolitique et social. Onofrio, avec son franc-parler avertit :
« Participe qui veut à ce mouvement, mais que ne se fassent pas voir les drapeaux des partis car nous les chasserons à coups de pied dans le cul. »
Une telle tentative de sape de la part des médias et des journaux laisse entendre que ce mouvement est à prendre au sérieux, qu’il dérange. Et les citoyens au cœur de ce qu’il se passe en sont bien conscients. Ilaria, explique :
« La Sicile est l’effet collatéral d’une maladie qui frappe tout le pays et dont on craint la propagation.
Voilà pourquoi le mouvement et le blocus sont censurés, ignorés ou déformés par les médias ; il faut à tout prix éviter la contagion.
C’est aussi pour cette raison que l’on tente de décrédibiliser le mouvement, il faut éviter la contagion. »
Facebook et YouTube pour témoigner
Et pourtant, ça bouge ! Et pourtant le mouvement se propage ! Malgré tout, grâce aux réseaux sociaux et aux sites de partage comme Youtube, l’information réussit à filtrer. Sur Facebook, des Mouvements des Forconi locaux se multiplient dans les autres grandes villes du Sud. Les Pouilles, la Calabre et même le Lazio !
En dépit de la censure, gravissime dans un pays démocratique respectueux des droits de l’Homme, et des tentatives pour discréditer le mouvement, des actions similaires sont prévues dans d’autres régions d’Italie. Aux dernières nouvelles, un blocus a été mis en place en Calabre, un autre est prévu à Pescare. Les informations, relayées par les réseaux sociaux et Youtube, déjouent ici la censure et font leur chemin.
La fourche, symbole d’un monde ancien, aurait-elle trouvé là une nouvelle forme ? Au XIXe siècle les révoltes étaient réprimées par la force et dans le sang. En 2012, le silence des médias et le travail de désinformation sont les nouveaux moyens de répression, plus sournois. La fourche se fait souris et les idées, elles, finissent par s’exprimer. Serait-on à l’aube d’un Printemps italien ?
Article complet sur
http://www.rue89.com/2012/01/23/une...
relayé par http://bellaciao.org/fr/spip.php?page=article_txt&id_article=124621