Ce pacte « de la dignité et de la liberté » [1] , comme il plut à ces messieurs de l’appeler, fut proposé à l’ensemble des forces des oppositions de l’extérieur, les Frères musulmans, les coordinations locales de l’intérieur, les partis kurdes et assyriens, et la masse d’une foule de formations politiques et tribales. Ainsi, fut la « montée en puissance » du Conseil national syrien (CNS), qui réunit en un seul « Front » des intégristes islamistes diabolisant, par leur discours idéologique, l’Occident et ses structures culturelles, rejetant le peuple comme source de pouvoir légitime, car pour eux Dieu, le tout puissant, est la seule source de tout pouvoir ; des libéraux bourgeois et petit-bourgeois fascinés par l’achèvement des démocraties bourgeoises occidentales, par leurs institutions politiques et sociales, croyant au peuple comme « source ultime » de tout pouvoir (certainement, selon une perspective bourgeoise), ce qui les met, éventuellement, en contradiction avec le composant précédent, les Frères musulmans ; parmi cette foule d’opposants, nous trouvons aussi des gauchistes « révolutionnaires », désespérés et dispersés aux quatre coins du monde, résidus de la Guerre froide, qui démarquent, idéologiquement, face aux islamistes et aux libéraux ; effectivement, nous ne pouvons pas, oublier les nationalistes chauvinistes, arabes, kurdes et assyriens ; parmi ceux-ci nous entendons les cris des chauvinistes arabes nassériens, semi-socialistes semi-islamistes, appelant à la Grande-Nation panarabe qui ne s’établira pas sans écraser tout autre sentiment nationaliste minoritaire, tel que kurde ou assyrien ; parmi les chauvinistes, nous voyons aussi danser des nationalistes kurdes célébrant la Naurouze et hurlant Hourra le Grand Kurdistan, dont l’établissement menace l’unité de la Grande-Nation panarabe ; pour en finir avec cet amalgame alchimique, nous ne pouvons pas passer sans mentionner la Sainte-Assyrie et sa divinité tutélaire, Assur, véritable maître du royaume assyrien, dont les racines mythiques remontent loin dans l’Histoire au IIe millénaire, avant cette ère commune où nous vivons. Enfin, c’est un mélange extraordinaire de contradictions dont l’impossibilité de se rencontrer sur un seul point idéologique commun ne demeure pas inaperçue, même pour un simple débutant en sciences politiques.
Certainement, ces messieurs gentilshommes de la CNS partagent deux points communs mais bien fragiles : 1) l’hébergement en Occident, 2) l’absence d’un programme de réforme précis ; par contre, ils se rencontrent sur un seul objectif : renverser le président Bachar al-Assad à tout prix, et après lui qu’il soit le déluge, peu importe le chaos, peu importe la destruction du pays !
En effet, cette « montée en puissance », bénie par l’Empire étatsunien, l’OTAN et l’Union européenne (EU), cet héroïsme vaniteux, découleraient d’un accord entre Américains, Turcs et Frères musulmans, permettant de fédérer les trois principales tendances de la soi-disant « opposition syrienne ». Pour rappel, la présidence du CNS a été confiée à Ghalioun et compte parmi sa direction Bassma Kodmani comme porte-parole, Mohammed Riyad al-Chaqfa, guide des Frères musulmans et des représentants de la Déclaration de Damas. Selon nous, cette nouvelle créature à la Frankenstein ne sera utile que dans le contexte de l’accroissement de pression contre le président syrien Bachar al-Assad. Pourtant, c’est précisément cet amalgame alchimique, expérimenté dans les coulisses des centres de puissances impérialistes, qui va exhausser les adversaires du régime syrien à un niveau plus élevé, à un stade suprême de l’évolution des idées et pratiques révolutionnaires, celui de la Sainte-Révolution syrienne.
C’est précisément à ce moment critique du développement de la guerre impérialiste contre la Syrie que ces « révolutionnaires » décidèrent de déclarer un « pacte de la liberté et de la dignité » en évoquant craintivement les esprits des grandes révolutions des XIXe et XXe siècles, qu’ils leur empruntèrent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs discours humanitaire, leurs slogans politiques et sociaux, même leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable, digne à tout « révolutionnaire » qui croit à l’Esprit des lois de Montesquieu, au Contrat social de Rousseau et à La justice sociale en Islam de Sayyid Qutb, avec ce langage emprunté à la première Révolution française (1789) et à la révolution d’Octobre (1917).
Burham Ghalioun, Bassma Kodmani, Riyad al-Chafqa, tous les 140 héros du CNS, de même que des partis nationalistes kurdes, la masse des tribus et des clans bédouins du Désert syrien ainsi que les Quarante-quatre d’Ali Baba accomplirent dans le costume de la première Révolution française, et en se servant d’une phraséologie empruntée aux philosophes de l’Aufklärung [2] , la tâche de l’achèvement des idées révolutionnaires, à savoir le pacte du deuxième jour du mois d’octobre. Ainsi, Riyad al-Chafqa s’identitfia à Robespierre, Bassma Kodmani s’habilla en Danton et Burham Ghalioun joua le rôle de Camille Desmoulins.
En avançant à travers les lignes de cette déclaration, il devient difficile de nous débarrasser de l’idée insistante que les auteurs de ce pacte « historique », comme l’appela monsieur Ghalioun, avaient l’intention de commencer la rédaction avec une ouverture grandiose, aussi glorieuse que l’événement lui-même dont le pacte est issu, la Sainte-Révolution syrienne.
Effectivement, en annonçant leur unification au sein du Conseil national syrien, les oppositions syriennes franchisèrent une étape décisive vers la subordination complète aux puissances impérialistes. Il suffit que le CNS reçut l’appui, le 10 octobre, de son confrère libyen le Conseil national de transition (CNT) pour que nous construisions une idée première de l’avenir prévu de la Syrie ; le soir même, le CNS reçut aussi la bénédiction de l’Union européenne (EU) qui se précipita à saluer « les efforts de la population syrienne pour établir une plateforme unie et appelle la communauté internationale à faire de même » [3] .
D’abord, dans ce pacte grandiose, l’inévitable déclaration des libertés publiques (liberté personnelle, liberté de la presse, de la parole, de l’expression, d’association, de réunion, d’enseignement, des cultes, etc.), reçut un uniforme constitutionnel qui le rendait invulnérable. Ce pacte, si subtilement rendu inviolable, issu de l’évolution historique des idées révolutionnaires, était cependant, comme Achille, vulnérable en un point, non pas au talon, mais à la tête, ou plutôt aux deux têtes dans lesquelles il se perdait : le libéralisme bourgeois occidentalisé de monsieur Burham Ghalioun, d’un côté, l’idéologie islamiste des Frères musulmans, de l’autre. Ensuite, comme résultat de cette bipolarité idéologique, chacune de ces libertés fut proclamée comme un droit absolu du citoyen syrien, mais avec cette réserve constante qu’elles ne contredisent pas la révélation divine, telle que manifestée dans le credo islamique, à l’époque de Sahifa [4] .
Mieux encore, l’ouverture grandiose de ce pacte commence par une insistance sur l’importance historique de la « révolution » syrienne qui va, selon les auteurs du pacte, mettre la Syrie au même niveau que les nations civilisées. Puis, on continue avec une escroquerie à l’égard de l’aspect universelle cosmopolite de la Sainte-Révolution syrienne, fidèle aux âmes immortelles des ses martyrs. Nous prenons ici, comme exemple, le premier paragraphe du pacte :
« Le soulèvement-révolution en Syrie constitue un tournant radical dans l’histoire de la société et de l’État syriens. Elle porte en elle, comme toutes les révolutions du “printemps arabe”, un saut qualitatif, un message humain et un ensemble de valeurs universelles, représentant le dénominateur commun des aspirations du peuple syrien et la reconnaissance au sacrifice de ses martyrs » . [5]
À notre sens, les auteurs de ce paragraphe prêtent beaucoup d’importance à montrer leur « réalité » comme résultat logique et normal de l’évolution des luttes révolutionnaires en Syrie, tout en empruntant son langage au déterminisme historique et au matérialisme historique. Ceci se révèle dans l’emprunt de l’expression « un saut qualitatif » dû, évidemment, à un long processus d’accumulation de petits sauts quantitatifs.
Cependant, ce paragraphe s’habillant en costume de matérialisme historique et de cosmopolitisme des Lumières, est suivi directement par un autre paragraphe tout à fait contradictoire, qui nous fait précipiter de l’époque de l’Aufklärung à l’époque hégire du Prophète. Soudain, nous nous trouvons dans un environnement disharmonieux avec le précédent, à La Mecque du septième siècle (AÈC), à l’aube de l’islam. Lisons dans le paragraphe suivant :
« Depuis le pacte de la Sahifa établi par le Prophète à son arrivée à Médine aux déclarations des droits de l’Homme des temps modernes, les pactes, accords et contrats ont constitué les règles de la vie commune entre les citoyens d’un même pays. Leur contenu représente le jalon nécessaire et indispensable, notamment dans les périodes de changement, de transition et de construction. Leurs règles constituent les repères auxquels se réfère la société dans ses différentes composantes, et les bases d’un État défendant les libertés fondamentale et assurant la souveraineté. Ces règles sont immuables, quel que soit la majorité électorale, politique ou sociale. Aucune ne peut être omise ou fractionné » . [6] Sans nul doute possible, en prenant la Sahifa comme point de départ historique, le pacte du CNS ne porte pas seulement en lui-même les éléments de son propre malheur, mais il annonce aussi son râle avéré.
Avant toute chose, qu’est-ce que le pacte de Sahifa ? C’est un traité de paix entre les musulmans, les arabes non-musulmans et les juifs de Médine. Le traité fut mis par écrit et ratifié par toutes les parties, vers l’an 622 (ÈC). Cependant avec la présence de plus en plus envahissante des musulmans, les tribus juives commencèrent à s’irriter. C’était le début d’un conflit violent et sanglant entre les deux communautés.
À l’évidence, la référence à la Sahifa laisse l’allégeance de la « deuxième République », telle que promise par le CNS, ambiguë ; et des questions se révèlent ici : d’où recevra la République sa légitimité, du peuple ou de la loi divine ? Ici, l’amalgame ne peut pas être accompli ? car l’un nie l’autre, au moins que les auteurs du pacte aient voulu mettre en application les principes de la Dialectique de la Nature [7].
D’ailleurs, si la « deuxième République » reçoit sa légitimité du peuple, cela devrait entraîner, sous entendu, un État laïque n’adhérant à aucune religion précise, qu’elle soit majoritaire ou minoritaire. Dans ce cas, les Frères musulmans, fidèles au credo islamique se trouveraient en démarcation face à la société et à l’État, ce qui entrainerait, évidemment, à un nouveau conflit, cette fois-ci plus violent et plus sanglant, entre les Frères musulman et la « deuxième République ». Par contre, si la « République » reçoit sa légitimité de la loi divine, tel que voulu par l’inclusion de la Sahifa dans le pacte, ici tout le discours sur les droits de l’Homme, les libertés publiques, l’égalité parmi les différents composants de la société syrienne ne serait qu’un bavardage futile ; car dans ce cas, tout groupe ayant un credo différent de celui issu de la loi divine perdra l’une ou l’autre des libertés et des dignités promises dans le pacte « de la liberté et de la dignité » du CNS. En plus, les droits de la personne et des groupes minoritaires (qu’il s’agit des minorités religieuses, ethniques, linguistiques, sexuelles ou affectives) ne peuvent pas demeurer à l’abri de l’oppression de la loi divine. Le sort des minorités chrétiennes en Irak à la veille de l’occupation américaine, éliminées massivement et systématiquement par des groupes fanatiques, ainsi que les attaques quotidiennes contre les chrétiens coptes en Égypte, constituent un bon exemple à ce que pourrait être l’avenir des minorités ethniques et religieuses de la Syrie, une fois le CNS, avec sa bipolarité idéologique, serait au pouvoir.
Ainsi, Damoclès leva la tête et s’aperçut qu’une épée était suspendue au-dessus de lui, et n’était retenue que par un crin du cheval de Denys . [8]
En définitive, ce pacte grandiose joue un rôle différent à celui déclaré sur la scène, devant les spectateurs. Il n’est pas secret, ici, que la déclaration du 11-Vendémiaire vise à accélérer la pression sur le régime syrien et à prendre la campagne contre la Syrie à un niveau plus avancé. Ici, nous nous trouvons face à deux possibilités se tenant derrière la déclaration. La première se présente par l’intention des triumviri (l’Empire étatsunien, la France, la Turquie) à en sortir de l’impasse où se trouve la prétendue « révolution » syrienne, déjà échouée à s’enraciner dans le paysage syrien. Pour en faire, les triumviri accéléreraient l’offensive, en reconnaissant, le cas échéant, le CNS comme le seul représentant légitime du peuple syrien, et en retirant, effectivement, toute légitimité du régime syrien sur la scène internationale. Deuxièmement, au cas où la campagne impérialiste contre la Syrie échoue, ce qui nous parait plus évident, les triumviri utiliseraient le CNS comme vitrine politique derrière laquelle se cachent les vrais joueurs (l’Empire étatsunien, la France et la Turquie) et cela dans le but d’entamer des négociations directes et d’autre « sous la table » avec le régime Syrien.
En guise de conclusion, après neuf mois de violences et de manifestations réelles et virtuelles (sur Facebook), et après la mise du véto sino-russe au Conseil de sécurité opposant à toute intervention prévue dans les affaires internes de la Syrie, la deuxième possibilité devient, jour après jour, plus avérée, sans éliminer, certainement, la première possibilité, une fois le rapport de force sera de nouveau changé.
Fida Dakroub, Ph.D