S’il y a “guerre” linguistique, c’est qu’il y a invasion, mais peut-être pas de résistance. « On s’habitue, c’est tout » (J. Brel). Dans les villes, la moitié des magasins ont un nom anglo-américain ou qui imitent l’anglo-américain. Parfois avec bonheur, d’ailleurs. L’aliénation souriante nous donne ainsi “Planet’Hair”. Dans l’alimentation, un tiers, tout au plus, des produits français ont un nom réellement français. Sur les billets d’avions, les cartes bancaires, les noms sont précédés de “ Mr ”, et non “ M. ” (pourquoi pas “Senior” ?).
Il y a quarante ans, le directeur de l’Agence d’information des Etats-Unis (USIA), Frank Shakespeare (sic) exposait crûment : « Si nous définissons la guerre froide comme une lutte entre idéologies, une guerre menée avec d’autres instruments que ceux du conflit militaire, il est alors évident que la guerre froide existe toujours en termes de luttes pour conquérir l’esprit des hommes. Nous devons continuer à nous montrer forts, mais nous devons aussi découvrir la nature de l’ennemi. » Même s’il brandissait sa lance ou, figurativement, branlait son dard (to shake one’s spear), Frank Shakespeare offrait un argument un peu mince : ce n’est pas en raison d’une prétendue rivalité Est-Ouest, ou au nom du danger soviétique que l’Empire avait entrepris depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale d’inonder la périphérie de ses produits culturels. Si les soviets n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer. Y compris jusqu’à inonder les pays latino-américains de bandes dessinées discréditant les mouvements de résistance à l’Empire.
L’exportation de produits manufacturés (de moins en moins, d’ailleurs) assoit moins la domination idéologique que les produits culturels. Encore qu’il soit quelque peu artificiel de dissocier les deux : acheter un “jean” c’est acheter de la toile et de l’idéologie. Acheter une tablette électronique, c’est acheter une vision, une appréhension du monde. Et cette idéologie est celle d’un pays obsédé par la reproduction, l’imitation, par des objets qui sont moins censés restituer le réel que nier sa fonction de signe. Paniqué par le vide, voulant à tout prix faire oublier son manque d’épaisseur historique, ce pays produit du faux en allant jusqu’à combler les trous du réel : ainsi les entreprises Disney ont-elles rendu ses bras à la Vénus de Milo dans leurs parcs d’attraction (voir La Guerre du faux d’Umberto Eco).
Bien sûr, les pays les plus proches de l’Empire sont les plus vulnérables. Il y a longtemps que les grands réseaux de télévision se sont installés dans le continent sud-américain. Tout comme de grands groupes de presse, souvent en s’alliant avec des représentants des bourgeoisies locales.
De la télévision à l’éducation, il n’y a qu’un pas. Dès 1966, la division “télé” de Westinghouse assurait à la demande du gouvernement fédéral la formation des volontaires de la paix en partance pour le Brésil et la Colombie. En 1973, Westinghouse recruta comme vice-président de son département de télé-éducation, l’inévitable Frank Shakespeare qui venait de démissionner de l’USIA.
Vers 1970 on a assisté à l’ascension irrésistible des firmes multinationales du secteur électronique et aérospatial en tant que producteur de culture grâce au contrôle exercé sur la technologie de l’éducation et la technologie des satellites. Il ne s’agissait pas seulement d’universaliser une culture de loisir à travers les “comic strips”, les séries de télévision et autres produits de la culture de masse mais d’universaliser des modes d’éducation.
C’est à l’ombre du "Fourth Network" et de la fondation Ford que naquit en 1966 le Children’s Television Workshop, réalisateur de la première série pour enfants Sesame Street, qui réussit en moins de trois ans à s’imposer sur le marché mondial. Destiné aux enfants de quatre à six ans, ce programme a été acheté par plus de soixante télévisions dans le monde. Avec cette émission, apparut le nouveau visage de l’hégémonie culturelle : derrière la prétendue neutralité du message destiné aux enfants, il y avait un véritable contrôle des esprits L’émission fit l’objet d’évaluations constantes auprès des téléspectateurs. La Fondation Ford subventionna des équipes de chercheurs pour étudier l’impact de l’émission en Amérique latine. Sesame Street a aujourd’hui une version palestinienne. Gary Knell, le P-DG du programme, expliquait récemment à l’Unesco la philosophie de cet atelier planétaire :
« Sesame Street a été créé aux États-Unis à la fin des années 1960, époque où le pays traversait une période très difficile. Une guerre controversée se déroulait, des tensions raciales troublaient les quartiers sensibles et de nombreux enfants vivaient dans la pauvreté. Le but de Sesame Street était de mettre les techniques de la télévision, le média le plus populaire à l’époque, au service de la préparation des enfants à l’école et de l’amélioration de leurs chances de succès. Les fondateurs de l’Atelier Sesame ont eu une approche excellente : ils ont couvert tout ce que l’on appelle “le programme complet de l’enfant” qui comprend non seulement le développement cognitif, mais aussi des approches sociales et émotionnelles. » Sesame Street est également décliné de manière politiquement correcte en Israël : le programme met l’accent sur la diversité (avec Mahboub, une marionnette arabo-israélienne) et évoque les questions d’immigration, en provenance d’Éthiopie ou de Russie.
Ce n’est rien de le dire, mais l’idéologie de l’Empire n’a pas toujours pris les mêmes gants. Rappelons que pour déstabiliser le régime scrupuleusement légal de Salvador Allende au Chili, les propriétaires des moyens de communication de masse de tout le continent américain se liguèrent pour produire et répandre l’image d’un pays en proie au chaos et à la folie. Grâce à la Société Interaméricaine de Presse, rassemblant plus de 800 propriétaires de journaux américains, ils défendirent une conception de la liberté qui devait déboucher sur le coup d’État de Pinochet. Au sein de cette agence continentale, on trouvait en bonne place des propriétaires de United Press International. La lutte contre le gouvernement d’Allende permit aux agences de renseignement étatsuniennes d’inaugurer de nouvelles méthodes d’espionnage. En 1973, l’armée américaine construisit à Porto Rico un complexe secret de communications permettant d’intercepter les informations en provenance du Chili. Tous les programmes de la radio et de la télévision chiliennes où apparaissaient des dirigeants politiques de gauche étaient captés et soumis à l’analyse par ordinateurs par des spécialistes en matière de guerre psychologique.
En matière de presse, le modèle étatsunien a exercé sa fascination jusque dans un pays comme la France, qui pourtant possédait en ce domaine des traditions vieilles de plusieurs siècles. Il ne fut point nécessaire de prendre des participations financières. De solides alliés dans la place (dont d’anciens militants de gauche s’étant ralliés à Washington par anti-soviétisme) aidèrent à la pénétration du modèle. Les années soixante virent la naissance des deux premiers “news magazines” français, L’Express et Le Nouvel Observateur, le premier revendiquant explicitement la filiation américaine. La relance de l’hebdomadaire fondé par Jean-Jacques Servan Schreiber (“JJSS”, comme FDR, JFK, LBJ) avait été préparée par une enquête de plusieurs mois aux États-Unis. Dans l’esprit des rénovateurs, la politique (et donc le politique) devaient se soumettre aux lois du marché. Finis les analyses, les articles de fond : il convenait désormais, pour ne pas ennuyer, de dramatiser le monde, de faire de chaque article un film documentaire, d’accompagner l’événement, mieux de le créer. Par la suite, Le Point (après avoir – par parenthèse – subtilisé son titre à une publication belge de gauche) s’inspira de Newsweek, tandis que L’Expansion, fondé par Jean-Louis Servan-Schreiber (“JLSS”, un cousin de “JJSS”) marcha sur les traces de Fortune. Dans le secteur des sciences humaines, il fallait être aveugle pour ne pas voir que Psychologie était l’épigone de Psychology Today. Dans la publicité, Stratégies reprenait les meilleures idées d’Advertising Age tandis que dans le porno doux, Daniel Filipacchi lançait Lui sur le modèle de Playboy. Par ailleurs, une édition française du Reader’s Digest existe depuis 1947 (une version indienne se vend à 600000 exemplaires). Enfin, 250.000 décideurs, dont 25000 français lisent quotidiennement L’International Herald Tribune, qui a son siège à Paris. Ce quotidien est imprimé dans 35 villes et lu dans 180 pays. Les deux tiers des lecteurs ne sont pas étatsuniens. C’est ce journal (et non L’Humanité ou France-Observateur) que Jean Seberg distribuait sur les Champs-Élysées dans À Bout de souffle de Godard.
Quelques petits exemples divertissants pour nous désaliéner.
En français, le mot agenda désigne, depuis le XVIe siècle, un carnet contenant une page pour chaque jour. Ayant repris le sens latin de ce mot (choses à faire), l’anglais donne à agenda le sens d’ordre du jour. Quel sens est favorisé par les politiques et les gens des médias ?
Cela faisait quelques années que je l’attendais et c’est arrivé : le mot patrouille, utilisé par la DDE, dans le sens et à la manière du mot anglais patrol. En anglais, le terme a un sens militaire, mais aussi civil. Ce qui n’est pas le cas en français. Ce qui est amusant, si je puis dire, c’est qu’autrefois, patrouiller, c’était patauger. J’ai furieusement l’impression qu’aujourd’hui, sous Sarkozy, la DDE patauge.
L’exclamation « Bingo ! », en français, me hérisse le poil. Il n’y a pas si longtemps, on disait : « Gagné ! », « Euréka ! » si on avait des lettres. Ce mot vient tout simplement du jeu de loto. Outre-Manche, quand on a placé plusieurs pions là où il faut, on crie « Bingo ! ». Ça contribue à l’ambiance dans les pubs.
Un courant alternatif, en français, c’est le contraire d’un courant continu, parce qu’il change de sens. Le célèbre groupe de rock australien AC/DC avait choisi ce nom pour bien signifier que ses membres étaient à voile et à vapeur (Alternating Current/Direct Current). En bon français, depuis le XVIIe siècle, une alternative est une situation où il y a deux solutions possibles, comme pour le courant électrique : un sens, puis l’autre. On pourra parler d’une alternative d’excitation et d’abattement. En anglais, alternative signifie autre, différent, de rechange. Une seule solution, donc. Alternative medecine = médecine parallèle. Alternative education = une éducation basée sur des méthodes nouvelles. Alternative n’a pas du tout le vrai sens d’alternative. Si un Anglais veut utiliser le concept d’alternative (cet après-midi, on a eu le choix entre pluie et grêle), il a à sa disposition alternation, qui signifie également alternance, ce mot présupposant une succession d’au moins deux éléments. Si bien que quand on dit qu’Attac est un mouvement alternatif, on parle anglais. Y compris quand on parle des « activistes » (et non des militants) d’Attac. En anglais, activist n’est pas péjoratif, alors qu’il l’est en français. Il vient d’activisme qui, dans son acception politique, date de 1916, et était appliqué aux Flamingants, partisans de la langue flamande, soutenus par l’occupant allemand. Durant la Guerre d’Algérie, on verra l’expression « les activistes de l’OAS ». C’est pourquoi activiste connote normalement, dans notre langue, violence et extrémisme de droite.
Terminons par du plus léger. Dans des dialogues de feuilletons anglais ou étatsuniens, on entend désormais, lorsque le ton monte entre deux protagonistes et que l’un des deux veut clore le débat : « Fin de l’histoire ». Il s’agit évidemment du calque de End of the story. En français normal, on aurait le choix entre : un point c’est tout, ça suffit, on arrête là, tu te tais (etc.) À noter qu’en matière de fin, « point barre » (dot slash) a remplacé « point final », alors que quand on écrit du texte, on n’utilise jamais “ ./ ”. En anglais, slash a plusieurs sens (ex : to go for a slash = aller pisser), mais, pour ce qui nous concerne ici, c’est tout simplement une barre oblique.
Désormais, dans l’université, LRU oblige, les chercheurs sont censés afficher un fort facteur d’impact (impact factor). On ne leur demande pas d’être bon (surtout pas bon enseignant, ce dont tout le monde se contrefiche), on exige que leur signature, seule ou en collaboration, traîne partout sur le net, en particulier dans les revues étatsuniennes. Une seule solution (adoptée par des jeunes universitaires qui n’ont pas forcément les dents longues mais qui ne veulent pas crever) : on forme un groupe de 10 ou 15 et l’on écrit deux ou trois articles en se citant les uns les autres. C’est mathématique : en deux temps, trois mouvements, les moteurs de recherche vous recrachent une centaine de fois votre nom. Vous avez réglé votre problème d’impact. Tout exemple de novlangue recèle, outre un rapport de forces, une petite saloperie, une bassesse, une compromission.
Pour les chanteurs, l’impact factor se mesure non plus au nombre de concerts qu’ils donnent par an mais au nombre de dates (dates). « Allez sur mon site, et vous saurez tout sur mes dates. »
Pour tourner, les chanteurs prennent le train. Plus ils roulent, mieux il en va de la “profitabilité” (profitability) de la SNCF. Dans le français de ma grand-mère, le mot “profitabilité” n’existait pas. Ce qui est profitable, est avantageux ou salutaire (cette leçon lui a été profitable). Le contraire est dommageable ou néfaste. L’anglais profitable signifie rentable, fructueux.
Bernard GENSANE