Le philosophe Georges Labica vient de décéder, brutalement, le jeudi 12 février, d’une hémorragie cérébrale. Georges Labica (Toulon/France, 1930).
Philosophe; Docteur en Histoire de la philosophie (1967); Docteur ès-lettres (philosophie) (1976); Professeur émérite des Universités (Paris-X Nanterre); Directeur honoraire au Centre National de la Recherche Scientifique; Professeur honoraire de l'Université du Peuple de Pékin.
Spécialiste de philosophie politique, notamment Histoire de la théorie marxiste.
Militant anti-colonialiste et anti-impérialiste : Algérie, Viet-Nam, Palestine, Irak. Président honoraire du Comité de Vigilance pour une Paix Réelle au Proche-Orient (CVPR-PO), Président de Résistance démocratique internationale; membre de l'Appel franco-arabe, du Forum des alternatives et de En Defensa de la Humanidad.
http://labica.lahaine.org/todos.php?cat=3
Ci-dessous, l’une de ses réflexions datée du 08.01.2004 :
C'est à Lénine qu’il faut revenir
Pour quelle raison aujourd’hui, une telle chape de plomb sur Lénine ?
Lénine est effacé même des endroits où on l’attendrait le plus, dans les partis qui se réclament du communisme, tout se passe comme si on se débarrassait progressivement de tout ce qui a à voir avec Lénine. Le dernier exemple en date, j’espère que les conséquences ne seront pas mauvaises, c’est la façon dont la LCR renonce à la dictature du prolétariat.
Marx a sa place parce que les théoriciens, économistes, philosophes de la classe dominante, disent du bien de lui, parce que c’est un philosophe, une figure consacrée dans le panthéon des gloires de l’occident. À l’inverse, Staline, c’est la réprobation générale.
Donner une arme au prolétariat
Et Lénine là-dedans ? Lénine, dans toute cette histoire, c’est le type qui a fait une Révolution.
Marx, Engels et ses amis, ont essayé, mais ils n’ont pas fait de Révolution. Ils y ont pensé, ils y ont réfléchi, mais ils ne l’ont pas faite. Lénine, lui, fait une Révolution. Cela lui a valu la haine, la hargne de tous les possédants du monde entier jusqu’aujourd’hui.
Ce qui fait l’actualité de Lénine, ce qui lui donne une sorte de permanence c’est précisément l’acte de cette Révolution. Ce que nous apprenons avec Lénine, c’est qu’il est difficile de faire une Révolution, en ce sens que ce n’est pas donné d’avance et qu’il faut tout le temps inventer.
Lénine a un avantage sur Robespierre, il connaît Marx, la théorie de la Révolution et sa finalité, – en finir avec les rapports capitalistes de production. Mais très vite, Lénine s’aperçoit qu’en ayant cela, on peut effectivement – et c’est le but de Que Faire ? – donner au prolétariat une arme qui est son organisation politique – le Parti – avec les tâches qui sont celles du Parti, de formation, de propagande, la tâche théorique, etc.
Ce qui domine chez Lénine c’est donc la pratique politique, la jonction entre la théorie et la pratique, qui met les idées à l’épreuve des contradictions réelles.
Une démocratie socialiste des travailleurs
Le guide c’est la doctrine de Marx, qu’il faut donc maintenir contre tous les dangers qui la menacent, toutes les infestations par l’idéologie bourgeoise largement dominante en Russie et présente chez les révolutionnaires eux-mêmes, comme, plus tôt, chez les populistes, qui pensaient qu’il suffisait de tuer le Tsar pour que le processus révolutionnaire s’enclenche. Insistons sur cette idée de la pratique politique et sur le fait que la Révolution amène chaque fois à inventer de nouveaux protocoles pour la comprendre, pour la poursuivre, pour l’accomplir.
Concepts et pratiques doivent parvenir à l’appréciation la plus serrée du rapport de forces, à la fois à l’intérieur du pays et aussi, on le verra surtout après 1917, sur le plan international. Les pays occidentaux ont utilisé tous les moyens, de la guerre à la diplomatie, pour essayer de battre le pouvoir soviétique, de l’extérieur, avec la coalition militaire, mais aussi pour le miner de l’intérieur avec les armées blanches.
Les textes de Lénine sont parfaitement clairs sur l’extraordinaire difficulté à bâtir une société socialiste précisément dans un pays qui n’était même pas suffisamment capitaliste. Pour Marx, le socialisme apparaîtrait lorsque le capitalisme serait très développé, dans des pays, par exemple, comme la France ou la Grande-Bretagne. C’est en quoi le communisme était considéré comme une tendance du capitalisme.
Bien sûr, il ne jaillirait pas tout seul, il faudrait l’aider. Et Marx, avec le Manifeste écrit qu’il faut un Parti, une organisation, des luttes dûment orientées. Lénine, quant à lui, insiste sur le fait que autant il avait été facile d’engager la révolution en Russie, autant il serait difficile d’y établir un état des travailleurs. Il comptait avant tout sur la force d’extension de l’exemple russe hors des frontières, en Allemagne notamment. La Révolution russe n’accomplirait sa tâche que si elle était relayée par d’autres révolutions. Mais l’Union Soviétique s’est retrouvée seule.
Jusqu’à sa mort en 1924, Lénine s’est heurté à la difficulté énorme de bâtir une démocratie socialiste des travailleurs, sans les moyens pour la faire. De même qu’en 1902 il posait la question « Que Faire ? », Lénine se demande : « Qui va l’emporter du socialisme ou du capitalisme ? » Les obstacles sont considérables et suscitent discussions, polémiques et fortes tensions à l’intérieur du Parti bolchevique. Résultat : on invente une formule qui prétend concilier le capitalisme et le socialisme, celle de la Nouvelle Politique économique, la NEP.
Lénine sait très bien quel recul extraordinaire elle représente. Je ne puis revenir ici sur cette histoire cependant fort édifiante. Sinon pour relever qu’elle aboutit à la constitution d’une bureaucratie, d’un appareil tout puissant qui va confisquer le pouvoir et, par conséquent, en priver le prolétariat. À la fin de sa vie, Lénine sait qui a gagné. Ce n’est pas le socialisme. C’est le stalinisme, un système bâtard qui emprunte au capitalisme le renforcement de l’état, au lieu et place de son dépérissement ainsi que les diverses procédures de coercition qui l’accompagnent.
Good Bye Lénine
Après la mort de Lénine, les bolcheviques ses anciens camarades disent : la Révolution, nous l’avons faite dans un pays sous développé, dans des conditions détestables, avec une forte paysannerie, un petit prolétariat, un contexte international profondément hostile, elle est donc très particulière. Ceux qui partagent ce jugement ne tarderont pas à être éliminés. Les gens qui tiennent ce discours sont éliminés. Un autre discours l’emportera, celui de Staline affirmant que la Révolution souhaitée par Marx, la Révolution socialiste a été accomplie, et qu’elle délivre un message universel. Cette thèse va s’imposer dans l’Internationale et l’ensemble des partis communistes. Elle sera la source d’un grand nombre d’erreurs, pour ne pas dire de catastrophes. En Russie même va s’établir un état qui n’est pas l’état des travailleurs, non pas la dictature du prolétariat, mais la dictature sur le prolétariat, malgré des effets positifs comme s’en fait l’écho ce film délicieux, Good Bye Lénine. Sur le plan international, c’est pareil.
Cette situation sera longtemps mal perçue parce que l’existence de l’Union Soviétique et du « camp socialiste » exprimaient l’espérance la plus exaltante pour les travailleurs du monde entier et pendant des décennies la référence irremplaçable de leurs luttes.
Le marxisme n’a rien à voir avec une recette qu’on appliquerait comme un emplâtre sur une jambe de bois.
Mondialisation, globalisation ou impérialisme ?
Aujourd’hui, tous ces éléments, la pratique politique, la spécificité des situations historiques, la haine elle-même dont la bourgeoisie poursuit toute volonté transformatrice demeurent à l’horizon. C’est la raison pour laquelle votre réunion témoigne d’un culot extraordinaire en mettant dans le mille, parlant de celui dont il faut parler parce qu’on en parle pas, c’est-à-dire de Lénine.
La première constatation consiste en ce que la situation de notre monde a bien peu affaire avec celle du XIXe siècle, les choses ont évolué, la démocratie s’est répandue, une amélioration, sinon un enrichissement général de l’humanité s’est opéré, le monde du travail et la totalité des procès de production et d’échange ont été bouleversés, les mutations technologiques de l’information ont crée de nouvelles pratiques culturelles ?...
Derrière ce discours néanmoins, force nous est de convenir que non seulement la structure de la société est restée la même que du temps de Marx, autrement dit que les rapports capitalistes sont toujours les rapports dominants à l’échelle de la planète, mais, alors qu’on nous avait promis un monde nouveau après la chute du mur de Berlin, le règne de la démocratie partout, l’harmonie entre les nations, la paix... Toutes les statistiques produites par les organismes internationaux montrent une aggravation sans précédent des inégalités, des menaces meurtrières pour la planète elle-même, le bellicisme hégémonique et la loi du plus fort à l’abri des proclamations concernant les droits de l’homme, l’état de droit ou le droit international.
Une seule super-puissance domine le monde, qui désormais, grâce la chute du mur, n’a plus de concurrence, si bancale soit-elle, à redouter. La super puissance des États-Unis, c’est la puissance de la guerre. M. Bush ne dissimule plus la détermination de contrôler le monde, d’abord par ses ressources énergétiques, et en interdisant tout développement national autonome. Tel est le sens du concept de « guerre préventive » et de son arrogance
Quel nom donner à cette situation ? Mondialisation, globalisation ? Mais pour caractériser la période actuelle, voilà qui ne nous apprend pas grand-chose ! Dès le début du Manifeste, Marx et Engels expliquent qu’il appartient à la vocation du capitalisme de s’étendre à l’ensemble de la planète, de se mondialiser, de faire régner à l’échelle de la planète ses rapports de production en détruisant les formes antérieures. Nous en vivons l’accomplissement, caractérisé, on le sait, par le règne du capital financier, du capital spéculatif, dont l’image est celle de la bourse.
J’ajoute que le capitalisme subordonnant la production au capital financier, se rencontrait déjà dans le troisième livre du Capital de Marx ! Le capitalisme, représenté par l’équation argent-marchandise-argent pouvait en venir à sauter l’intermédiaire de la marchandise pour se réduire au rapport argent-argent ou « l’argent fait de l’argent comme le poirier porte des poires ». Pour l’époque, c’est presque inconcevable, pour nous c’est le concret quotidien.
Où sont les gros mots ?
Bien entendu, tout cela est factice, superficiel et transitoire, dans la mesure où l’économie, en tant que productrice de richesses demeure l’acteur principal. Le nom de cette combinaison, de ce stade auquel est parvenu le capitalisme, Lénine l’a parfaitement énoncé, non pas la mondialisation, mais bien l’impérialisme. Il y a encore un an ou deux, on se gardait de prononcer le mot d’impérialisme. Comme s’il s’agissait d’une incongruité, d’une cochonnerie. Je faisais remarquer à mes étudiants qu’aux heures de grande écoute à la radio, des speakerines ne rougissaient pas de dire « couilles » ou « bite »( je ne caricature pas !), mais il était beaucoup plus rare, d’entendre « lutte de classes » ou « impérialisme ». Où sont les « gros mots », comme on disait à l’école ?
Si l’internationalisme apparaissait comme le noyau de l’alter mondialisation, nos craintes assurément seraient moindres, car cela signifierait le regroupement des forces progressistes susceptibles de faire changer le monde, donc une base sociale différente, qui ne se limiterait pas aux couches moyennes. Marx et ses successeurs avaient prôné une telle alliance. Or, avec le développement du capitalisme, avec ce qu’on appelle la mondialisation, ce sont les classes moyennes, pas seulement les travailleurs, qui ont été frappés.
Pensons également à l’idéologie qui reflète de façon souvent tout à fait fidèle les comportements de la classe qui la produit. Ainsi, à la veille du dernier forum social, quelqu’un comme José Bové déclarait « nous ne voulons pas engager une révolution, la révolution, c’est une idée du XIXe siècle, cette idée est caduque, nous, ce que nous voulons engager ce sont des réformes, des réformes après des réformes, évidemment c’est un chemin difficile ». Les réformes n’appartiendraient-elles plus au XIXe siècle. Ne sait-on pas, depuis Bernstein et le large éventail des expériences socialistes ce qu’il en est du réformisme ?
Dans une interview du président d’ATTAC, à une revue, après le forum, le journaliste pose la question de savoir quelle est la radicalité dont son mouvement est porteur. Nikonoff énumère les excellentes propositions que le mouvement ATTAC a faites, et ajoute « de toute manière, ça exclut complètement l’idée de révolution, parce que le grand soir, c’est fini ». On reconnaît là le langage qui a été celui du Parti communiste au moment de l’abandon de la dictature du prolétariat. Plus de grand soir, c’est fini ! Qu’est-ce qu’on a à la place ? Le débat, les rencontres, le consensus, le dialogue ? Plus de classe, seulement des partenaires sociaux, les mêmes qui négocient avec un Seillière.
La révolution c’est l’accomplissement de la démocratie
C’est un autre enseignement de Lénine. L’impérialisme, la lutte des classes, ça existe toujours. Certains sociologues nous disent le contraire. Mais ceux qui appartiennent au prolétariat savent ce qu’ils subissent. Ce sont eux qui sont frappés par le chômage, par les licenciements de toutes sortes. Ils forment cette catégorie que les dits sociologues ont baptisée « la nouvelle pauvreté ». Et je ne dis rien du fait dûment constaté qu’à l’échelle mondiale le poids du prolétariat n’a cessé de croître dans les dernières années...
Nous savons que ce sont pas des phénomènes structurels et peu importe que l’article 1 de la Constitution garantisse le droit au travail, tout le monde s’en fout. À noter que dans la liste des articles qui composent la Déclaration universelle des droits de l’homme, un seul est réellement et complètement respecté, le droit de propriété !
La révolution de Lénine, c’est aussi la dictature du prolétariat. C’est-à-dire le pouvoir de la majorité qui s’oppose et se substitue à la dictature de la minorité. Aujourd’hui, ce que l’on appelle les démocraties, ce sont, qu’on le veuille ou non, des dictatures de la bourgeoisie, dont la nature est certes moins visible qu’elle ne l’était autrefois car elle a été remodelée par un siècle et demi de luttes sociales, grâce avant tout aux marxistes, aux léninistes, mais l’exercice du pouvoir atteste d’une présence bel et bien reconduite. Il n’est que de voir la croissance accélérée d’élection en élection des taux d’abstention. Si les citoyens renoncent au premier de leurs droits qui est celui du vote, on peut s’attendre à ce qu’ils mettent les pouces dans bien d’autres domaines !
Cette doctrine du prolétariat comme pouvoir des travailleurs, on ne peut en faire l’économie. Qui peut croire que des gens comme M. Seillère vont se retirer à la faveur d’un « consensus » issu d’une discussion « citoyenne » qu’ils auraient eu avec nous et nous remettre les clefs de la maison ?
Veut-on savoir ce qu’il en est de la démocratie, d’une vraie, débarrassée des aliénations, coercitions et autres formes d’exploitation ? Lénine n’est pas muet non plus sur cette affaire, même si on jette soigneusement la chape d’un silence aussi convenu qu’il est de classe, y compris de gauche, sur la thèse en vérité fondamentale qu’il a défendue à la suite de Marx et qui déclare indissociables révolution et démocratie. La révolution, c’est le plein épanouissement de la démocratie. C’est l’entrée dans la démocratie de tous ceux qui s’en trouvaient exclus, de droit ou de fait, autrement dit les travailleurs, autrement dit les non propriétaires.
Après avoir accompli ce tour excessivement rapide, une conclusion me tente que j’emprunterai à un vieux révolutionnaire étatsunien (mais, oui !), assurant, il y a quelques 60 ans : « Comme d’habitude, c’est à Lénine qu’il faut revenir ! »