La France est le pays des droits de l'Homme, tout le monde le sait. Ce n'est pas comme Cuba, n'est-ce pas?
"Comme il a refusé de monter, les policiers lui ont ligoté les pieds et menotté les mains. Ils lui ont donné un grand coup de poing dans le ventre et l'ont traîné à bord. Quand il s'est mis à crier, ils l'ont cogné et se sont assis sur lui, pour essayer de le faire taire".
Tumulte dans le vol Paris-Bamako
( Jeudi, 16 août 2007 )
Elle n'a pas l'allure d'une guerrière, ni d'un Spartacus en jupon, pas même d'une remuante "Mamie Nova". La soixantaine solide et la mise modeste, en chemisier bleu ciel comme ses yeux, Marie-Françoise Durupt, habitante de Saint-Nazaire et salariée de l'association Léo-Lagrange, grand-mère de cinq petits-enfants et passionnée de jardinage, n'a pas la tête de l'emploi. Elle, émeutière en chef ? C'est pourtant ce dont on l'accuse.
Selon la police, le 28 avril, sur l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, elle aurait incité à la rébellion deux étrangers en cours d'expulsion, ainsi que les autres passagers d'un vol Air France à destination du Mali. Le but de ce charivari ? Provoquer une "résistance violente" aux fonctionnaires chargés d'escorter les deux hommes jusqu'à Bamako. Traduite le 3 juillet devant le tribunal correctionnel de Bobigny, aux côtés d'un autre "meneur" présumé, un Malien jusque-là sans histoire, patron d'une société d'import-export, Marie-Françoise Durupt et son coaccusé risquent (théoriquement) la prison et une forte amende. Mis en délibéré, le jugement devrait être rendu le 4 septembre, à Bobigny.
S'estimant "victime des agissements de la police", la passagère garde un souvenir amer des scènes de violence dont elle a été témoin dans l'avion, autant que du placement en garde à vue dont elle a ensuite été l'objet. Elle rejette en bloc les accusations policières.
Son récit de l'incident, comme celui d'autres passagers, a peu de chose à voir avec les "faits" rapportés par les fonctionnaires de la police aux frontières (PAF). C'est juste avant le décollage, classiquement, que les deux expulsés, encadrés par une petite escouade de policiers en civil, se sont mis à crier. "Il y avait un troisième expulsé, mais celui-ci ne disait rien. Les policiers l'ont fait mettre debout, pour nous cacher la vue des deux autres. Mais ils ne pouvaient pas cacher les cris."
Un autre passager français, André Baraglioli se souvient : ""J'ai mal, j'étouffe !", hurlaient les types... Evidemment, tout l'avion s'est levé pour voir ce qui se passait." L'adjoint au maire de Bagnolet était en partance pour Bamako à la tête d'une délégation de sa commune. Marie-Françoise Durupt, elle aussi, est en déplacement professionnel. André Baraglioli ne la connaît pas. Mais il la remarque, qui se lève de son siège, "comme les autres", raconte-t-il. "Elle était placée à deux ou trois rangs des expulsés", précise l'édile, qui se trouvait lui-même quelques rangs derrière elle. Mme Durupt, de son propre aveu, n'a "jamais supporté les bagarres, la violence". Elle assiste, médusée, au rodéo musclé des policiers : après avoir "ceinturé violemment" les deux récalcitrants, ils leur "mettent des coussins sur la bouche, pour les empêcher de crier", assure-t-elle. La passagère, outrée, interpelle alors les officiers de la PAF. "J'ai honte d'être française", s'exclame-t-elle, "je n'ai pas payé un billet d'avion pour participer à ces choses !"
Sont-ce ses propos, un peu vifs, reflétant son opinion de "citoyenne", qui la font repérer ? Ou bien ses cheveux blancs, qui la distinguent des autres passagers, plus jeunes ? En tout cas, après l'intervention du commandant de bord, qui exige, pour des raisons de sécurité, que les expulsés et leur escorte descendent de l'appareil, les policiers s'inclinent, mais exigent à leur tour que les "meneurs" du charivari soient aussi débarqués. Marie-Françoise Durupt et le patron malien sont désignés. Ils passeront plus de 24 heures en garde à vue - dans des conditions déplorables. Pour l'exemple ? Ils sont légion, c'est vrai, ces Français au coeur tendre, que le spectacle de ces violences indigne. S'il lui est arrivé, "à titre personnel", d'aider des étrangers à régulariser leur situation, la révoltée tranquille de Saint-Nazaire avoue n'avoir "jamais manifesté dans la rue ni signé une pétition en faveur des sans-papiers". Sur cette question, elle n'a pas d'avis tranché. "Est-ce qu'il faut régulariser tout le monde ou pas ? Je n'en sais rien", dit-elle. En revanche, "quelles que soient les personnes et ce qu'elles ont fait, on ne peut pas accepter qu'elles soient l'objet de brutalités. Sur ce point, il n'y a pas à discuter", souligne-t-elle.
Ce n'est pas la première fois qu'un tel incident se produit. Plusieurs passagers ont été également poursuivis pour "délit de solidarité", selon l'expression des militants du Réseau éducation sans frontières (RESF), très actifs sur ce terrain. A Air France, parmi le personnel naviguant, le malaise est grand. Fait sans précédent, les élus du comité central d'entreprise d'Air France ont même adopté, le 10 juillet, une motion demandant aux actionnaires "de se prononcer pour l'arrêt des expulsions". Celles-ci, se sont "multipliées de manière considérable, ces deux ou trois dernières années", note la CGT d'Air France. Le gouvernement ne nie pas le problème. Sur les six mille "éloignements" du territoire français, intervenus entre janvier et mai 2007, par voie aérienne, "4,6 %" ont posé des "difficultés", a reconnu, le 11 juillet, le ministre de l'immigration et de l'identité nationale, Brice Hortefeux. "4,6 %, ce n'est pas rien !" commente Philippe Decrulle, secrétaire général adjoint de la CFDT d'Air France. Pour que le problème disparaisse, ne suffirait-il pas de l'escamoter ? "Si les expulsés devaient être transportés en charters - comme cela s'est fait, dans le passé - ou en avions militaires, ce serait pire encore : on n'aurait plus aucun contrôle sur ce qui se passe", prévient le syndicaliste. La procédure semble néanmoins utilisée de plus en plus souvent. Dernier exemple en date : celui d'Abdelkader Abed, un Algérien de 33 ans, emmené, à l'aube du 8 août, du centre de rétention de Mesnil-Amelot (Val-d'Oise) à l'aéroport militaire du Bourget ; de là, un avion, mis à disposition de la PAF, l'a conduit à Marseille - où il a patienté une journée entière, avant d'embarquer, en fin d'après-midi, sur un bateau en direction d'Alger. Pour son avocate, Me Florenne Garcia, la surprise a été totale. Son client, qui avait fait l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière, était censé être renvoyé en Algérie le 12 août - pas avant.
Il est vrai que les autorités avaient déjà essayé de l'expulser une première fois, sans succès. Abdelkader Abed a été arrêté le 26 juillet, dans une commune du Val-d'Oise, lors d'un contrôle d'identité. Faute de papiers en règle, il avait été conduit, le 3 août, à l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, les policiers espérant le faire embarquer - avant l'arrivée des passagers - dans un avion de la compagnie Aigle Azur.
Sa compagne, Habiba Benhamadi, une Française d'origine algérienne, raconte : "Comme il a refusé de monter, les policiers lui ont ligoté les pieds et menotté les mains. Ils lui ont donné un grand coup de poing dans le ventre et l'ont traîné à bord." Elle ajoute que "quand il s'est mis à crier, ils l'ont cogné et se sont assis sur lui, pour essayer de le faire taire". Les violences cessent avec l'intervention du commandant de bord, qui demande aux policiers de quitter l'appareil avec le blessé. Ce dernier sera transporté à l'hôpital de Meaux. Un certificat médical est établi, qui fait état, entre autres, de "traces de strangulation", poursuit Mme Benhamadi, qui a rencontré son compagnon pour la dernière fois, le 4 août, lors d'une visite au centre de rétention. Abdelkader Abed porte encore "des marques sur le visage" et des "traces de doigts, comme des bleus" dans le cou.
Le rapatriement précipité du jeune Algérien a-t-il un rapport avec la plainte pour violences policières qu'il s'apprêtait à déposer ? Les militants de la Cimade - seule association dont la présence dans les CRA est autorisée - n'en sont pas persuadés. Ils avaient eux-mêmes dénoncé, le 6 août, les actes de violence "particulièrement choquants et démesurés" commis "par des agents de la PAF" à l'encontre du jeune homme et d'un autre sans-papiers algérien. Personne ou presque - trêve estivale aidant -, ne s'en était ému...
Catherine Simon, Le Monde du 17 août 2007
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