Osons une nouvelle nuit du 4 août !
Deux cent dix-huit ans après leur initiative en faveur de l’abolition des privilèges, le duc d’Aiguillon et les autres membres du Club Breton ont de quoi se retourner dans leurs tombes !
Deux siècles ont passé et nous n’avons, apparemment, rien retenu de leur prise de conscience et de leur mobilisation pour la fin des corporatismes et la suppression des privilèges indécents accordés à quelques-uns.
Les dispositions ou projets législatifs, qui se dessinent au fil des dernières semaines, et nous annoncent les couleurs pour l’automne, nous démontrent, en effet, que le renforcement du creusement des écarts entre les personnes les plus aisées et les populations les plus pauvres (malheureusement à l’œuvre depuis les années 80) reste au centre des logiques de gouvernance.
Elles confirment, alors que la question du respect des parties prenantes est au cœur de l’idée même de négociations sociales dont nous parlent le chef de l’Etat, que le principe du "deux poids, deux mesures" a encore de beaux jours devant lui !
Premières mises en cause du droit de grève via les modalités de mise en œuvre du service minimum dans les transports en commun, préparation de la franchise médicale et atteinte confirmée de l’égalité face aux soins,... les gouvernants attaquent de front les droits sociaux des populations les plus modestes, qui témoignent pourtant des spécificités de l’histoire collective française en termes de cohésion.
Et si des évolutions étaient effectivement nécessaires, nous dira-t-on ?
Encore faudrait-il le prouver, et surtout, mettre dans ce cas sur la table des discussions l’ensemble des problèmes et solutions ; c’est-à-dire débattre aussi des "gros privilèges" que le chef de l’Etat a décidé de concéder sans attendre à "ses amis" de la jet-set et du milieu des "grands patrons", en inventant avec ses troupes gouvernementales et ses aficionados parlementaires le "processus législatif à grande vitesse", à peine arrivé à l’Elysée.
Plus de dix milliards de cadeau fiscal annuel pour quelques-uns - c’est dire le montant du pactole obtenu d’ici à la fin du quinquennat qui débute -, seulement vingt-cinq millions - d’ailleurs largement financés par les départements - pour accompagner de façon expérimentale le Revenu de solidarité active de beaucoup d’autres, la caricature de l’inégalité économique faite de logique de gestion politique est si marquée, qu’elle semble laisser les politiques de l’opposition, les syndicats et la société civile pratiquement sans voix !
Au-delà du problème posé en tant que tel par les avantages accordés aux plus grandes fortunes du pays, c’est plus largement la question de la légitimité des revenus, du privilège d’une nouvelle forme d’accès à la monnaie (jadis créé pour équilibrer et pacifier les échanges !), que nous devons mettre au débat.
En effet, alors que le président de la République et son gouvernement nous parlent de "travailler plus pour gagner plus", alors que la valeur "travail" est évoquée pour justifier nombre de mesures sociales ; jamais la création de revenus n’aura été autant dissociée du travail lui-même.
Ce n’est plus l’activité effectivement réalisée qui permet aujourd’hui de définir, la valeur et le montant des revenus, mais le prix que l’acheteur est prêt à payer.
A travers cette évolution, que nous devons au bouleversement économique initié par l’école dite néo-classique (Hayek, Walras, Menger...) et qui a été largement développé par la révolution conservatrice anglo-saxonne pour justifier le creusement des inégalités, nous sommes passés d’une situation où le rapport entre les classes sociales était au centre, à une autre où les transactions monétaires, qu’elles favorisent l’échange de biens et de services ou se suffisent à elles-mêmes, deviennent les seuls objets de valeur.
La résultante de cette "manipulation" de la théorie économique[1], c’est que la plupart des hauts revenus sont aujourd’hui issus des résultats de placements financiers juteux, et que le calcul des hauts salaires est de plus en plus dissocié du travail effectif.
En dix ans, grâce à la flambée artificielle des cours de la Bourse et à la multiplication des jeux financiers autour des rachats d’entreprises, le patrimoine professionnel des cinq cents plus lourdes fortunes de France a triplé et progressé trois fois plus vite que la richesse nationale, comme le rappelle... le magazine Challenges du 26 juillet 2007.
Leur part dans le calcul du Produit intérieur brut du pays pèse désormais 15 % contre 6 % en 1997 ! C’est dire si cet indicateur, utilisé par les Etats parce qu’il est sensé nous donner des éclairages sur notre richesse collective, cache le creusement des inégalités et donne un reflet décalé du véritable état de la richesse collective !
Autre illustration de la déconnexion entre travail et revenus - et les exemples pourraient être déclinés à foison - : comment expliquer qu’un présentateur télévisé, aussi talentueux et performant soit-il professionnellement, gagne un salaire mirobolant, largement supérieur à celui des journalistes qui ont contribué aux investigations et aux reportages supports de l’édition, sinon en se rendant à l’évidence qu’il est payé au tarif de "produit d’appel" que lui accordent les annonceurs publicitaires du prime-time ?!
Le développement permanent et l’étalage sans vergogne de ces privilèges, qui induisent en plus de la part des nantis des comportements consuméristes écologiquement et socialement prédateurs, et cautionnent des logiques de "nouvelles castes[2]", constituent des obstacles majeurs à l’invention d’une nouvelle cohésion sociale, vont à l’encontre de la responsabilité environnementale aujourd’hui à l’ordre du jour.
Il constitue même l’archétype des attitudes à éviter pour que la réflexion sur le mouvement et la transformation sociale puissent avoir lieu, en ce sens qu’il offre sur un plateau aux groupes sociaux qui se savent en ligne de mire des prochains projets gouvernementaux (enseignants, salariés...), un argumentaire sans faille pour refuser le débat.
Or, le "Grenelle de l’environnement", dont l’idée revient (gardons-le en mémoire) à l’Alliance pour la planète qui l’a lancé pendant la campagne des élections présidentielles, et dont Nicolas Sarkozy s’est saisi dès son discours du 6 mai, doit inscrire au cœur de ses travaux l’urgence écologique, mais aussi, - puisque c’est bien là que se situe la référence au Grenelle de 1968 -, la question des nouvelles formes de négociations nationales.
Plus largement, c’est le développement durable, c’est-à-dire la prise en compte simultanée des questions sociales, économiques, environnementales et démocratiques qui doit constituer le fil conducteur des débats. Les causes et les effets du dérèglement climatique (qui fragilisent en priorité les plus démunis) nous le rappellent, par exemple, chaque jour.
Réussir "l’équilibre entre les humains, et l’équilibre entre les humains et la nature" (Définition du développement durable par la Commission mondiale du développement durable 1988) est donc bien le fond du défi auquel l’humanité, et donc nous-mêmes, devons répondre.
Dans ce contexte, et alors que les six groupes thématiques du Grenelle travaillent (malgré les conditions peu propices de la période estivale imposées par le calendrier de l’Etat), nous adhérons à l’esprit d’ouverture et d’intelligence collective adopté par la majorité des participants.
Et ce, même si nous regrettons, notamment, que :
- nombre d’acteurs centraux n’aient pas été invités dans le tour de table (ex. le secteur social et médico-social) ;
- le privilège masculin soit encore une fois en vigueur[3] ;
- la place accordée aux territoires s’avère très en deçà du rôle qu’ils remplissent pour développer les solidarités sociales, et inventer les nouveaux comportements dont nous devons faire collectivement l’apprentissage ;
- le fait que l’Etat ait renoncé à adopter la posture d’écoute et de discrétion initialement envisagée pour les échanges préparatoires à la négociation proprement dite.
Car, pour être à la hauteur des défis qui nous attendent, nous avons besoin que le Grenelle sache être socialement courageux, prenne le risque de se plonger dans le fond des problèmes posés.
Nous ne transformerons pas nos modèles de développement seulement avec un programme de mesures écologiques, seraient-elles même indispensables et pertinentes. Nous n’avancerons pas de façon significative sans retrouver la confiance et refonder la cohésion sociale. Nous ne trouverons pas les solutions à l’échelle des problématiques environnementales sans la mise en place d’un nouveau contrat de société.
Alors, profitons du Grenelle et de ses prolongements pour stopper les jeux de dupes qui se sont dessinés au cours des deux dernières décennies : osons une nouvelle abolition des privilèges, notamment en remettant à plat nos modèles de calcul de la richesse, et les formes de mobilisation, de préservation et de répartition des ressources.
Alors que l’anniversaire du 14 juillet, plus que jamais, est célébré avec faste, sachons cette fois inventer ensemble notre "nuit du 4 août pour le XXIe siècle" !
Patrick Viveret, président, et Hélène Combe, déléguée générale d’Observatoire de la décision publique.
[1] Si l’on se souvient que la définition donnée par la théorie classique place le travail au centre du calcul de la valeur ; oubliant par contre déjà à l’époque la richesse des actes domestiques pourtant au cœur du sens littéral de l’économie : "l’administration de la maison".
[2] Voir l’implantation progressive, même en France, des "résidences fermées", sorte de "ghettos de riches". Cette tendance permet à d’autres personnes, moins riches, mais désireuses d’éviter les contacts multi-sociaux, de s’engouffrer dans la brèche. Cf. "le ghetto français - enquête sur le séparatisme social", Eric Morin, La République des idées, le Seuil 2002.
[3] Composition des groupes thématiques du Grenelle de l’environnement : hommes = + 80 %, femmes = - 20