En pleine guerre civile, les monopoles russes, allemands et américains se partagent le gaz ukrainien !
Article AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/
« On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels ». Pendant que les combats font rage en Ukraine de l'est, que les populations civiles sont prises en otage, les grands monopoles énergétiques se partagent le gâteau juteux de l'Ukraine.
L'Ukraine fait tourner la tête des grands monopoles européens, russes et américains. « Grenier à blé de l'ex-URSS », un sous-sol regorgeant de minerais, une main d’œuvre qualifiée et peu chère, des mers décelant des hydrocarbures : on comprend mieux le bras de fer en Ukraine.
Le gâteau ukrainien, l'avenir du gaz européen (et mondial)
Si on s'arrête sur une ressource capitale, le gaz, il semble que l'Ukraine se place loin derrière les grands producteurs, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, comme quatrième producteur européen.
C'est oublier deux choses : que ces pays sont loin de disposer de réserves illimitées, ils sont déjà au bord de l'épuisement pour les Britanniques. Or, l'Ukraine disposerait de deux atouts, des gisements off-shore au large de la Crimée, deux immenses champs de gaz de schiste.
Les estimations varient largement, selon certaines, l'Ukraine disposerait de 5,5 trillions de m 3 de réserves, ce qui en ferait la 7 ème réserve mondiale, la 1 ère européenne. Selon les plus prudentes, avec 1,2 trillions de m3, elle serait toutefois encore la 3 ème réserve européenne.
Cela illustre la poussée de l'UE, du FMI pour une « réforme énergétique » pour ouvrir le marché aux majors européennes et américaines, soucieuses de se tailler la part du lion.
En dépit de cette production importante, l'Ukraine reste dépendante à 80 % des importations – pour moitié de Gazprom – en raison d'une forte consommation dopée par son industrie, pénalisée par les gaspillages. L'Ukraine est le 5 ème consommateur européen, le 13 ème mondial.
Ce qui explique l'enjeu pour les monopoles russes et accessoirement européens de l'approvisionnement en gaz du riche marché ukrainien, ainsi que la problématique poussée par l'UE dans son « Accord d'association » d'une hausse des tarifs particulièrement bas sur ce marché.
Enfin, le troisième enjeu, c'est le transport des hydrocarbures russes vers l'Europe centrale et orientale, les pays ayant adhéré à l'UE. L'Union européenne importe 45 % du gaz importé à l'échelle mondiale.
En Europe, la Slovaquie, la République tchèque, la Hongrie, l'Autriche, la Finlande, la Roumanie, les pays baltes, la Bulgarie, la Serbie et la Grèce sont dépendants entre 70 et 100 % du gaz russe. L'Allemagne dépend à 40 % du gaz russe, la Pologne à 60 %, la France et l'Italie de l'ordre de 25 %.
Si diverses sources d'approvisionnement ont été ouvertes récemment entre la Russie et l'Allemagne, par le « North Stream » en mer du Nord, l'Ukraine avec son réseau de gazoducs « Soyouz » reste la principale porte d'entrée du gaz russe en Europe.
Toute cessation de livraison entre Russie et Ukraine menaçant d'avoir des répercussions critiques pour une dizaine d’États européens.
Avant la crise, la main basse occidentale sur le gaz de schiste ukrainien … grâce à Mr.Ianoukovitch !
Depuis le début de l'année 2014, Viktor Ianoukovitch était devenu un affreux dictateur (pourtant élu démocratiquement !), un politicien corrompu, vendu aux Russes.
Pourtant, entre 2010 et 2014, Ianoukovitch était salué pour son « pragmatisme » dans la presse économique, accueilli chaleureusement par les chancelleries occidentales. Pourquoi tant d'éloges ?
Ianoukovitch a réalisé les « réformes structurelles » du FMI associées au « plan d'ajustement » de 15 milliards de $ adopté en 2014 : réforme/privatisation des retraites et de la santé ; casse du code du travail ; baisse de l'impôt sur les sociétés ; réforme agraire favorable aux gros agriculteurs.
Il a surtout accompli le gros morceau attendu par les majors occidentales : la « réforme de l'énergie » qui prépare la libéralisation et privatisation du secteur en divisant la Naftogaz, suivant les dispositions européennes, en une entité chargée du réseau (Ukrtranshaz) et une autre de l'extraction (Ukrgazvydobuvannya).
Ianoukovitch a fait rentrer l'Ukraine en 2012 dans la « Communauté énergétique » avec l'UE - ce qui nécessitait la fin du monopole public dans l'énergie, l'introduction de la concurrence – il a mis fin la même année au monopole de Naftogaz sur les importations de gaz ukrainien.
Sous Ianoukovitch, les contrats ont plu avec les grands groupes occidentaux, dans tous les secteurs juteux :
le pétrole et le gaz off-shore en Mer noire, où Exxon avait dégoté au nez du Russe Lukoil un contrat en 2012 dans un consortium avec Shell. En octobre 2013, c'était au tour de l'italien ENI (avec une participation d'EDF) d'avoir accès, pour 4 milliards de $, à une zone off-shore de 1 400 km 2 en Crimée occidentale ;
le gaz de schiste, avec les deux grandes réserves connues. Celle d'Ukraine occidentale concédée à l'américain Chevron en novembre 2013 pour 10 milliards de $. Et celle d'Ukraine orientale octroyée par contre à l'anglo-hollandais Shell.
Enfin, le réseau de transport, avec les négociations lancées en 2013 par le pouvoir ukrainien avec Siemens, Deutsche Bank et Ferrostaal pour rénover l'ensemble des gazoducs ukrainiens, un projet estimé à 7 milliards de $.
En une année, le président honni Ianoukovitch avait accordé plus de 50 milliards de $ de contrats aux grands groupes occidentaux, bradant son sous-sol, ses mers, sa souveraineté.
Pourtant, Ianoukovitch a eu un tort : refuser d'augmenter les tarifs de gaz comme il l'avait promis. Il s'est attiré les foudres du FMI puis celle de l'UE qui exigeait des concessions similaires dans son « Accord d'association » qu'il a finalement refusé de signer.
La Russie et l'annexion de la Crimée : le pactole des champs de pétrole et de gaz off-shore
La suite, on la connaît. Du côté russe, il n'était pas question – d'un point de vue également géo-stratégique – de lâcher l'Ukraine, principal débouché pour son gaz vers l'Europe.
La politique russe est extrêmement dépendante de ses revenus en gaz et pétrole – 60 % des recettes budgétaires –, tout comme elle est façonnée par les intérêts de ses trois géants, le monopole du gaz Gazprom (numéro 1 du gaz mondial) et les grands groupes pétroliers, le public Rosneft et le privé Lukoil.
Pour le gouvernement russe, les approvisionnements en gaz de Gazprom vers l'Ukraine était un atout pour gagner en influence politique, s'allier avec les oligarques locaux du secteur (comme l' « oligarque sanglant », Dimitri Firtach), obtenir des concessions de l'Ukraine, dont les bases militaires en Crimée.
Après le coup de force occidental à Kiev, la Russie via Gazprom a d'abord proposé à l'Ukraine un « plan d'aide » alternatif à celui du FMI avec des tarifs préférentiels puis, devant le refus, exigé de rehausser les tarifs au prix du marché, ce qui aurait supposé une hausse de 80 %.
Le bras de fer continue, même si l'Ukraine – dont les réserves s'épuisent dangereusement – tenterait désormais d'obtenir de Gazprom un accord de la dernière chance, pour les 18 prochains mois.
Mais les monopoles russes n'ont pas perdu le nord, ils ont même récupéré le sud.
En effet, l'annexion de la Crimée n'est pas qu'un simple retour en arrière historique par rapport au cadeau à l'Ukraine de Khrouchtchev en 1954, une décision géo-stratégique ou une adhésion aux vœux de la population locale.
La Crimée, officiellement, n'aurait que 150 milliards de m 3 de gaz et 45 milliards de pétrole à offrir. C'est sans compter sans les gisements off-shore de gaz et de pétrole qui pourraient s'élever à 3 trillions de m 3. Soit des réserves trois fois supérieures à celles du reste de l'Ukraine !
En mars 2014, c'est le rattachement de la Crimée à la Russie. Dès le 14 mars, Reuters relaie les propos du vice premier-ministre de Crimée Rustam Temirgaliev, proposant de nationaliser l'entreprise de gaz Chornomornaftohaz :
« Après la nationalisation de l'entreprise, nous prendrons clairement la décision – si un grand investisseur, du type Gazprom apparaît – de conduire à sa privatisation ».
Cela a le mérite d'être clair, nationaliser pour privatiser et brader l'entreprise locale au numéro 1 mondial Gazprom, un beau cadeau avec les champs de la Mer noire en prime.
Le réseau de transport ukrainien privatisé : le retour des monopoles européens
Et pour les entreprises occidentales, le temps est-il à la soupe à la grimace ?
Apparemment pour celles qui avaient parié sur les gisements off-shore en Mer Noire. Mais les apparences pourraient se révéler trompeuses. Le géant russe Gazprom, tout comme Lukoil et Rosneft, manque de certaines technologies cruciales pour l'exploitation off-shore.
Ce qui explique qu'elle pourrait s'associer à la major américaine Exxon – comme c'est le cas en Arctique – pour explorer les fonds sous-marins de la Mer Noire.
Pour le gaz de schiste, Chevron continue son exploration à l'ouest, tandis que Shell n'a pas abandonné son projet mais vient ce 20 août de le suspendre à cause des combats dans la région de Donetsk.
C'est pour le réseau de transport qu'il y a bel et bien du nouveau.
Ce 14 août, le nouveau gouvernement a entériné l'ouverture aux investisseurs étrangers du réseau de gazoducs du pays, autrefois monopole du groupe gazier public Naftogaz, qui contrôlait le plus grand réseau au monde, avec 40 000 km de gazoducs.
Un réseau vieillissant, donc contraint à de lourds investissements, estimés par le gouvernement ukrainien à 5 milliards de $ (mais plutôt 16 milliards pour les experts russes).
Un appel d'offres vient d'être lancé avec trois concurrents. On ne sait si l'allemand Siemens est toujours sur le coup, c'est le cas en tout cas de l'américain Chevron qui a manifesté son intérêt dans le cadre d'un partenariat avec l'entreprise publique ukrainienne.
Un autre marché potentiellement intéressant vient même de voir le jour : celui de la vente à l'Ukraine du gaz européen … voire de la revente de gaz russe.
Ainsi, l'allemand RWE avait déjà proposé en 2012 un « accord-cadre » avec Naftogaz pour fournir une source énergétique alternative à celle russe, à partir du gaz norvégien et néerlandais.
En mars dernier, der Spiegel révélait que RWE prévoyait d'envoyer 10 milliards de m 3 vers l'Ukraine dès 2015 – soit le tiers de ce que l'Ukraine importe de Russie – du gaz russe acheminé via le gazoduc « North Stream ».
Plus récemment, et de façon plus anecdotique, GDF a également proposé fin juillet à l'Ukraine de la fournir en gaz, là encore du gaz norvégien ou russe tout simplement, les deux principales sources de gaz pour le monopole français.
Vers une escalade du conflit ? Ces sanctions qui déchirent les grandes puissances européennes
Il est difficile d'estimer si le conflit en Ukraine va s'intensifier ou non, si elle va trouver une résolution dans un partage (provisoire) du butin, un marchandage qui rappellerait étrangement les crises d'il y a un siècle, en Perse, dans les Balkans ou au Maroc.
Ce qui est sûr, c'est qu'aucun bloc n'est prêt à lâcher des territoires vitaux pour ces monopoles : la Crimée pour la Russie, l'Ukraine de l'ouest (surtout avec ses terres, sa réserve de main d'oeuvre) pour les monopoles occidentaux.
L'Ukraine de l'est, au très riche potentiel agricole et industriel, reste la pomme de discorde, soumise aux influences réciproques.
Dans cette « guerre économique » froide, la question de l'augmentation des sanctions contre le capital russe divise les grands groupes européens et américains, au vu de l'inter-dépendance relative entre les diverses économies.
Un fait à rappeler, presque comique : « RWE », ce konzern allemand qui propose à l'Ukraine de résister à la Russie en lui vendant en sous-main du gaz russe, vient de voir sa branche « énergie » (DEA) rachetée par un fonds d'investissement appartenant à Mikhail Fridman, oligarque russe proche de Poutine, deuxième fortune du pays.
A l'annonce de sanctions plus dures touchant la Russie dans le secteur bancaire et pétrolier, plusieurs grandes firmes ont exprimé leur désapprobation.
C'est le cas de certains groupes français notamment comme Peugeot et Renault dans l'automobile, BNP et la Société générale pour les banques ou encore Total dans l'énergie.
Il suffit de rappeler que Total détient 18 % du groupe gazier Novatek, qu'il espère extraire en Russie plus de 400 000 barils par jour d'ici 2020, en partenariat avec Yamal.
Même si l'époque des emprunts russe est révolue, la Société générale, elle, contrôle à 90 % la deuxième banque du pays, la Rosbank, tandis que la France est le premier investisseur dans le secteur financier russe.
Ce n'est pas le seul cas de prise importante de participation dans des groupes industriels russes : Renault (dans Avtovaz), Alstom (dans Energomash et Transmasholding), Schneider (dans Samara Electroshield) ont fait de même.
On pourrait évoquer le cas de l'anglais BP qui détient 20 % du groupe pétrolier Rosneft et qui s'est exprimé clairement contre l'adoption de sanctions envers le secteur pétrolier russe.
Enfin, entre Allemagne et Russie, il y a autant rivalité qu'interdépendance. L'Allemagne dépend à 40 % du gaz russe, elle reste le premier importateur mondial, tandis que la Russie est le premier exportateur mondial.
On sait que l'ancien chancelier Gerhard Schroder est un des architectes du projet « North Stream » négocié avec Gazprom sous son mandat, dont il est encore au conseil d'administration.
Le patronat allemand a d'abord exprimé une position opposée aux sanctions touchant la Russie, avant de soutenir le 30 juillet la nouvelle vague de sanctions de l'UE, par la voix du président de la BDI (Fédération de l'Industrie allemande), Ulrich Grillo, affirmant que :
« Celles-ci ne peuvent être exclues comme moyen de pression sur le gouvernement russe (…) les entreprises allemandes vont être durement touchées mais c’est l’heure de faire de la politique, pas des affaires. »
La lecture du conflit en Ukraine est plus que jamais – derrière l'intense voile de propagande – celle d'un conflit entre impérialismes, dénoncé par le PC ukrainien, dont le peuple ukrainien est la première victime. Un conflit qui sent de plus en plus le gaz.