Entretiens croisés réalisés par Pierre Chaillan
Vendredi, 13 Mars, 2015
L'Humanité
Le parti lepéniste se glorifie de parler d’«une autre voix», celle de l’autoritarisme probablement. pour ce qui est de la voie, celle du libéralisme lui convient très bien.
Photo : Marion Pedenon
Table ronde avec Joël Gombin, politiste à l’université de Picardie- Jules-Verne, Valérie Igounet, historienne, spécialiste du négationnisme et de l’extrême droite, et auteure (1) et Nicolas Lebourg, docteur en histoire, chercheur à l’Observatoire des radicalités politiques créé par la Fondation Jean-Jaurès.
Les faits
En 1974, Jean-Marie Le Pen obtenait 0,75 % et quelque 190 000 voix. En 2014, le Front national recueillait plus de 4 700 000 électeurs et frôlait les 25 % de suffrages exprimés.
Le débat
Comment l’extrême droite française, qui s’est reconstituée il y a quatre décennies sur des bases factieuses, traditionalistes et libérales, a-t-elle su à ce point détourner l’expression populaire de toute une partie du peuple de France ?
Le Front national prétend aujourd’hui représenter la classe ouvrière à l’aide d’un discours social. Comment démasquer l’imposture de ce mouvement d’extrême droite ?
Valérie Igounet Le discours «social et populaire » du FN ne date pas d’aujourd’hui, tout comme ses différentes mues. Il s’agit donc d’analyser l’histoire de ce parti par rapport à l’héritage du passé. Marine Le Pen prépare son FN depuis une bonne décennie. Pour être un parti crédible, une formation politique « dédiabolisée », le FN devait corriger ses faiblesses... notamment sur le plan programmatique. Il a, entre autres, travaillé les thématiques économiques et sociales, répondant aux préoccupations d’un électorat populaire. Aux dernières municipales, Steeve Briois n’est pas devenu maire par hasard à Hénin-Beaumont. Avec son équipe, il mène dans cette ville du Pas-de-Calais une campagne de terrain depuis une vingtaine d’années. Pour de plus en plus de Français, le FN est un parti qui les « comprend », un parti à l’écoute des gens et porte-parole des « invisibles, des sans-voix ». Le FN se présente comme le représentant assumé des catégories ouvrières et populaires : antilibéral, souverainiste, républicain et laïc. Fort de ses deux principaux marqueurs – la lutte contre le mondialisme économique et l’islamophobie –, il est parvenu à détourner une partie de son logiciel idéologique, tout en dénaturant les thématiques de ses adversaires politiques. Il veut s’imposer comme la nouvelle alternative politique. Depuis 1995, le FN se déclare le « premier parti ouvrier » de France. Petit rappel. En 1973, moins de 3 % d’ouvriers votaient pour le parti de Jean-Marie Le Pen. Aujourd’hui, ils sont près d’un tiers... Mais ce sont avant tout des ouvriers de droite.
Nicolas Lebourg Quand le FN se constitue, il se présente comme la « droite nationale, sociale et populaire ». Il est vite marqué par les thèses néolibérales, et son programme de 1978 incorpore l’économie à une conception darwiniste sociale. Le tournant social se produit dans les années 1990, avec la disparition de l’ennemi soviétique, une sociologie électorale et militante marquée par une prolétarisation, et le besoin de théoriser son isolement par la revendication d’une originalité : « Ni droite ni gauche. » Son positionnement n’est pas une imposture : dès le XIXe siècle, l’extrême droite revendique le mot « socialisme », mais affirme que ce dernier consiste d’abord à unir la nation. Pour elle, les questions ethno-nationale et sociale sont les deux revers de la même pièce. La question identitaire est d’ailleurs forte en milieu ouvrier. Avant le 21 avril 2002, une enquête avait montré que, quelle soit leur préférence partisane, les ouvriers avaient en premières préoccupations l’immigration et l’insécurité.
Joël Gombin Attention à ne pas caricaturer ce qu’a été et ce qu’est le Front national. Incontestablement, le « compromis national » (c’est-à-dire la coalition des « nationaux » et des « nationalistes »), formé en 1972, ne repose pas sur une analyse en termes de classe. Pour autant, on ne peut considérer l’extrême droite contemporaine comme un avatar moderne de ce que René Rémond appelait la « droite légitimiste », c’est-à-dire contre-révolutionnaire. Elle propose, dans la lignée des théories élaborées à la fin du XIXe siècle, une solution à la question sociale qui passe par la mise en avant de la solidarité nationale comme solidarité première. La notion même de classe ouvrière est absente de cette idéologie ; elle est remplacée par un peuple délimité horizontalement (les nationaux contre les étrangers) et verticalement (le peuple contre les élites cosmopolites et corrompues).
Le peuple de France s’est constitué de l’apport des immigrations : hier, à l’image du résistant FTP-MOI Missak Manouchian - mort pour ses idéaux républicains et de justice sociale - , de ces étrangers qui ont écrit son histoire, et encore aujourd’hui, à l’image de ce jeune Albanais sans papiers nommé « premier apprenti de France ». En tournant le dos à cet héritage républicain, le FN n’est-il pas en train de défaire l’exception française issue de la Révolution et du Conseil national de la Résistance ?
Nicolas Lebourg La France a effectivement opté pour le droit du sol en 1889. Mais, à la classique définition de la nation de Renan en 1882 (un patrimoine que nous enrichissons et sur lequel nous faisons un plébiscite quotidien), déjà d’aucuns répondaient que, pour recevoir un héritage, il faut avoir des ancêtres communs. Avec l’historien Abderahmen Moumen, on a montré, à partir du camp de Rivesaltes (où sont passés les républicains espagnols, puis les juifs, gitans, harkis, immigrés clandestins), qu’il existe une rencontre entre une demande sociale soucieuse de canalisation économique, politique et biologique des groupes minoritaires, et une offre étatique de gestion technocratique des flux humains. La cohésion sociale réclame que les « indésirables » soient repoussés à la périphérie, mais aussi que leurs conditions de vie soient inférieures à celles des couches sociales certes les plus paupérisées mais nationales. L’unitarisme est le cœur de la culture française depuis plusieurs siècles et, pour parodier Renan, l’antiracisme et la laïcité sont des combats de tous les jours. Dire que le FN ne correspond pas aux valeurs républicaines est donc une chose, mais quand on cite celles-ci on s’arrête bien souvent soit au légalisme soit au verbalisme incantatoire. Il faut faire vivre la République comme référent éthique, ce que paraît avoir compris la ministre de l’Éducation nationale à la suite du 11 janvier, mais aussi comme ascenseur social méritocratique et solidaire, et là on ne voit guère de chemins ouverts.
Joël Gombin L’héritage est toujours complexe et sujet à interprétations. On ignore souvent que le droit du sol, appuyé sur la conception dite « ouverte » de la nationalité de Renan, repose sur la volonté de revanche en Alsace-Moselle et appuie donc la pulsion nationaliste... N’idéalisons pas le passé : on a connu des épisodes, parfois très violents, de conflits au sein de la classe ouvrière entre Français et étrangers, comme lors du massacre des ouvriers italiens d’Aigues-Mortes en 1893. Il n’en reste pas moins qu’en effet, la France a su bâtir un cadre institutionnel, juridique, économique et social qui a permis à notre pays de s’ajuster à sa vocation naturelle de pays traversé par les migrations. Aujourd’hui, la capacité de notre pays à assurer cette intégration semble parfois rencontrer ses limites. L’enjeu me semble alors plus d’inventer des modalités de conception de la nationalité adaptées à un monde de plus en plus mobile, que de vouloir se replier sur un droit du sang contraire à notre tradition et notre imaginaire nationaux.
Valérie Igounet De par son histoire, ses marqueurs et son patrimoine idéologique, le FN ne se situe pas dans cette filiation historique. Il n’incarne aucunement les valeurs républicaines. Par contre, il les revendique et brouille les cartes. D’autres acteurs politiques participent à cette entreprise. Plus que jamais, le FN veut s’imposer comme le défenseur de principes républicains comme la liberté d’expression, la laïcité, l’égalité, etc. Il dit adopter un discours de synthèse, une ligne « nationale républicaine ». L’article 2 des statuts du Rassemblement Bleu Marine fait ainsi référence « à la souveraineté du peuple français et au respect des valeurs de la République française ». Par ailleurs, il faut rappeler certaines déclarations d’hommes politiques comme celle de Nicolas Sarkozy, au printemps 2012 : « Le FN est compatible avec la République. »
Comment déjouer le piège de la régression humaine et sociale tendu par le néofascisme à tous ceux qui refusent l’ordre établi en rejetant les responsabilités de la crise sur les étrangers et en dédouanant le capitalisme ?
Joël Gombin Il faut d’abord souligner que le terme de néofascisme n’apporte rien à la compréhension du phénomène qu’est le FN. Par ailleurs, dire que le FN, comme d’autres partis comparables en Europe, dédouane le système financier n’est pas exact : la dénonciation de la finance cosmopolite, des banquiers, est souvent au cœur de ses discours. Mais, pour lui, la finance n’est au fond qu’un autre nom de ceux qui manipulent le monde à leur profit, désignés plus ou moins explicitement : « élites cosmopolites », « juifs », etc. La frontière est parfois fine entre ces visions complotistes du monde et une analyse systémique des effets de la financiarisation du monde, mais elle est éminemment nécessaire. Le plus efficace me semble encore de produire une analyse du monde et de son évolution adaptée à la réalité contemporaine telle qu’elle peut être vécue par le plus grand nombre, et de construire un programme, une vision du monde, un projet pour le monde d’aujourd’hui. Ni la simple nostalgie d’un mouvement ouvrier éclos dans des conditions historiques radicalement différentes, ni l’invocation sans contenu de la modernité ne sauraient y suffire.
Valérie Igounet Le marqueur originel du FN, à savoir la « préférence nationale » rebaptisée « priorité nationale », imprègne le programme politique du parti de Marine Le Pen. Pour la plupart des électeurs du FN, les politiques menées jusqu’alors sont synonymes d’échecs, notamment sur le plan économique. Elles engendreraient de plus en plus d’inégalités. Comment déjouer le « piège » ? À mon sens, commencer par expliquer et revenir rigoureusement sur l’histoire de ce parti, son programme, ses idéologues, etc. En parler avec un vocabulaire précis et adapté au contexte historique actuel. Car, un des paradoxes de la lutte anti-FN perdure : elle diabolise un parti qui, lui-même, ne cesse de jouer sur cette diabolisation. Je me souviens des paroles d’un communicant du FN qui m’expliquait que, pendant les années 1980, la communication du FN passait avant tout par les contre-manifestations ; les forces adverses faisaient avancer le FN. Gardons ces phrases à l’esprit, même si, aujourd’hui, le contexte politique est radicalement différent. Enfin, remettons les choses à leur place. Notre pays compte environ 562 000 élus. Parmi eux, ceux du FN, c’est-à-dire 2 députés non inscrits, 24 députés européens, 2 sénateurs, 11 villes et moins de 1 600 conseillers régionaux.
Nicolas Lebourg Le FN n’est pas impérialiste, ne veut pas un d’État total, ni d’homme nouveau. Il ne correspond pas à la tradition fasciste, mais à celle du national-populisme. Quand celle-ci s’établit, vers 1887, on retrouve, autour du général Boulanger, des anciens de la Commune comme du royalisme, tant le national-populisme sait allier valeurs sociales de gauche et valeurs politiques de droite. Face à la postmodernité et la globalisation, Marine Le Pen sait offrir un discours unitariste et protecteur. Notre pays est marqué par une demande sociale autoritaire et une ethnicisation du social. Cela va avec un rejet fort de « l’assistanat », et souvent une équation « assistés = immigrés et Français d’origine arabo-musulmane ». Cela s’inscrit dans une droitisation qui est occidentale et que l’on peut faire remonter au premier choc pétrolier, en 1973. Il s’agit d’un démantèlement de l’État social et de l’humanisme égalitaire, lié à une ethnicisation des questions et représentations sociales, au profit d’un accroissement de l’État pénal. Le FN y répond par un programme cohérent mettant la souveraineté face à la globalisation. Ceux qui s’opposent à la lepénisation du politique doivent y répondre non par la morale, mais par la production d’offres politiques crédibles face à la globalisation.
(1) Dernier ouvrage paru : le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Éditions du Seuil. Vous pouvez aussi retrouver des analyses et décryptages sur le site http://blog.francetvinfo.fr/derriere-le-front
Ordre Nouveau Aux racines du FN La note « Aux racines du FN. L’histoire du mouvement Ordre nouveau », publiée par la Fondation Jean-Jaurès (à télécharger sur www.jean-jaures.org) est une référence. Ordre nouveau, principal mouvement néofasciste français, fonda le Front national en 1972 et fut dissous en 1973. Véritable voyage historique au cœur de la radicalité, cette étude préfacée par Jean-Yves Camus permet de comprendre cette phase de renaissance de l’extrême droite.
La revue de presse Politis 25 février 2014 Michel Soudais « Nos élus mèneront la guerre contre le traité de libre-échange transatlantique », a déclaré Marine Le Pen. (...) Il y a quatre jours à peine, les élus FN au conseil régional de Paca, en totale contradiction avec cette déclaration martiale, ont voté contre une motion du groupe Front de gauche demandant « l’arrêt des négociations sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement ». Le Monde diplomatique Mars 2014 Éric Dupin Se prétendant un parti « hors système », le Front national se plaint d’être dédaigné par les journalistes. Pourtant, ses représentants utilisent les médias (...) Qu’il est loin, le temps où les journalistes hésitaient à donner la parole au Front national (FN) ! Sa présidente, Mme Marine Le Pen, multiplie aujourd’hui les prestations radiophoniques et télévisuelles. Son second, M. Florian Philippot, est un habitué des interviews matinales