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CHANTS REVOLUTIONNAIRES

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16 juin 2014 1 16 /06 /juin /2014 12:49

                                                                         lvres en ligne 1027

 

 

Témoignages du camp de Khiam (Sud Liban) avec Soha Béchara et Cosette Ibrahim

Soha Béchara, Née à Beyrouth en 1967, elle grandit dans une famille chrétienne orthodoxe. En 1982, quand Israël envahit le Liban, elle adhère au parti communiste. En 1988, devenue membre de la résistance contre l’occupation, elle tente d’assassiner Antoine Lahad. Pour l’approcher, elle devient pendant plusieurs mois le professeur d’aérobic de son épouse. Après sa tentative d’assassinat, elle est remise aux forces israéliennes et est détenue sans procès dans la prison de Khiam. Suite à une importante campagne internationale, elle est libérée en 1998 et s’installe à Paris pour étudier. En 2000, elle publie son autobiographie écrit avec le journaliste du Monde Gilles Paris, Résistante (Paris, Jean-Claude Lattès, 2000).

Cosette Ibrahim est née en 1975 à Beyrouth. Après des études de journalisme, elle est arrêtée en 1999 dans le Sud Liban. Elle est internée pendant neuf mois à Khiam, sans être jugée. Elle vit aujourd’hui en France où elle est journaliste à France 24.

En 1988, en pleine guerre du Liban, Soha Béchara tire sur le général Antoine Lahad, chef de l’armée supplétive israélienne du Liban Sud.


Elle est communiste, chrétienne libanaise, et elle a vingt-et-un an. Lahad, blessé, survivra. Soha Béchara passera dix ans à la prison de Khiam, où elle subira la torture et l’isolement. En suivant le fil rouge des objets façonnés clandestinement par les détenues, ce récit écrit avec Cosette Ibrahim, journaliste libanaise aussi emprisonnée à Khiam, nous donne à voir la réalité des conditions de détention des femmes incarcérées : des grands-mères, des jeunes, des mamans, pratiquantes et communistes, toutes enfermées ensemble avec leurs histoires. Le camp de Khiam était devenu le principal centre de détention israélien dans la zone occupée du Liban. Pourtant, sur le papier, il n’existe pas. Evacué par l’armée israélienne et ses supplétifs en 2000 puis, détruit par les bombardements israéliens de 2006, il n’en reste que des gravats.

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16 juin 2014 1 16 /06 /juin /2014 12:38

                                                                 MARE NOSTRUM-copie-1

 

 

 

Le Monde diplomatique

Comment Paris favorise le départ des juifs français vers Israël

lundi 16 juin 2014, par Alain Gresh

« Afin de développer son activité, de mieux profiter des synergies existantes et de faciliter l’intégration professionnelle et sociale des Français en Israël, la gestion de l’Antenne Emploi-Formation a été confiée en 2008 à l’association AMI dans le cadre d’une convention annuelle passée avec le Consulat général de France à Tel-Aviv. »

Qu’est-ce que donc que cette AMI, avec laquelle le gouvernement français a signé une convention, c’est-à-dire que Paris a payée avec les deniers publics ? L’association « Alya et meilleure intégration ». Pour ceux qui ne le savent pas, Alya (« la montée ») désigne le départ des juifs vers Israël. Ce départ a toujours été au centre des préoccupations des organisations sionistes avant 1948 et du gouvernement israélien depuis.

Le site de l’association proclame : « C’est décidé, je fais mon Alya ! C’est décidé, cette année, je monte en Israël ! Mazal Tov, nous vous attendons ! Comme vous le savez, il n’y a pas d’âge pour faire son Alya : Que vous soyez jeune, en famille ou retraité, AMI vous donne toutes les clés pour mener à bien la préparation pratique des étapes nécessaires à l’accomplissement de votre Alya. »

Ce site — dont un des partenaires est le ministère des affaires étrangères français ! — propose d’aider à l’installation des arrivants dans différentes villes, dont, par exemple, Har Homa, une colonie israélienne située en territoire palestinien occupé. Rappelons que, toutes les semaines, ce même ministère condamne la colonisation — qui est, selon les statuts de la Cour pénale internationale (CPI), un crime de guerre.

Lire Julien Salingue, « Alarmes israéliennes », Le Monde diplomatique, juin 2014, en kiosques.Mais il y a loin de la parole aux actes et la France est devenue un allié stratégique d’Israël, comme en a témoigné la visite de François Hollande en novembre 2013. Comme en témoigne aussi le fait que, au moment où Paris dénonce les djihadistes partant se battre en Syrie, il ne prend aucune mesure contre les milliers de Français qui servent dans l’armée israélienne, notamment dans les territoires occupés, et violent ainsi le droit international ainsi que la politique officielle de la France (lire Marc Cher-Leparrain, « Ces Français volontaires dans l’armée israélienne », OrientXXI, 18 mars 2014).

Plus encore, l’ambassadeur de France en Israël Patrick Maisonnave reçoit des soldats israéliens, comme l’écrit l’édition française du Jerusalem Post le 14 janvier 2014 : « Ce sont dix soldats “seuls”, enrôlés dans Tsahal alors que leurs parents sont restés en France, qui sont arrivés jeudi 9 janvier à Yaffo pour rencontrer l’ambassadeur de France. » Patrick Maisonnave s’est félicité de « l’engagement courageux » de ces soldats dans une armée d’occupation dont les crimes sont documentés tous les jours par les organisations de défense des droits humains. Mais pour le représentant de la République, les Palestiniens ne sont sans doute pas des êtres humains. Pour les Français qui servent dans cette armée non plus : il faut notamment lire dans cet article les propos hallucinants de cette soldate qui déplore que pendant l’opération « piliers de défense » contre Gaza en novembre 2012, son kibboutz a été bombardé, oubliant ainsi les milliers de victimes palestiniennes… Ce ne sont pas des êtres humains, on vous dit.

Le site de l’AMI précise aux jeunes, ceux qui sont « aidés » par le consulat, qu’ils devront faire leur service militaire :

« En Israël, l’armée est obligatoire et constitue une période déterminante dans le processus d’intégration. Sauf dérogation donc, les jeunes olim devront faire leur service militaire. Le temps d’incorporation dépend de l’âge que vous aurez au moment de votre arrivée en Israël. »

On se souvient du scandale qu’avaient provoqué en 2004 les appels du premier ministre israélien de l’époque, Ariel Sharon, enjoignant aux juifs de France d’émigrer en Israël (« Ariel Sharon appelle les juifs à quitter la France », Nouvelobs.com, 19 juillet 2004). On ignorait que le gouvernement français participait à cette entreprise.

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 15:27

 

 

                                                                         bougez-avec-la-poste.jpg

 

source: Pascal Esposito  

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 15:21

                                                                     CERVEAU

 

 

      Les chiites, majoritaires dans le golfe Persique

Par Hosham Dawod (juin 2010)
Anthropologue au CNRS-F.MSH

De nos jours, si les chiites ne constituent que 12 à 15 % de la population musulmane mondiale, on les situe dans un espace quasi continu, le Moyen-Orient, quand bien même celui-ci reste ethniquement et linguistiquement varié. Ils sont majoritaires non seulement en Iran, mais aussi à Bahreïn, en Irak et en Azerbaïdjan. De fortes minorités chiites se trouvent aussi en Afghanistan, au Koweït, au Pakistan, en Inde, en Arabie saoudite. Cela veut donc dire que la population autour du Golfe est majoritairement chiite, là même où se trouvent 60 % des réserves mondiales de pétrole connues aujourd’hui.

Les chiites, 15 % de la population musulmane. (© Arerion/Capri)

      Historiquement, le chiisme est un mouvement politique contestataire apparu lors de la succession du prophète Mahomet en 632 en se présentant comme le « parti d’Ali » (chiat Ali en arabe, d’où « chiisme »). Ali était à la fois le cousin en ligne paternelle et le gendre du Prophète, qui n’a pas eu de descendant mâle. Tous deux appartenaient à la même tribu de Quraïsh et à la même maison (Bani Hashim). Pour les chiites, le califat devait revenir de droit aux descendants des Bani Hashim, autrement dit à Ali. Mais, l’assemblée des compagnons du Prophète a choisi Abou Bakr, un vieux compagnon de Mahomet, comme premier calife. Ce fut l’origine du premier grand schisme à l’intérieur de l’islam, d’où devait dériver peu à peu l’opposition entre chiites et sunnites. La terre natale du chiisme était Médine, mais très vite, il s’installa et se développa à Koufa, en terre d’Irak, d’où il s’étendit vers d’autres contrées musulmanes. Le chiisme fut surtout la première organisation clandestine de l’histoire de l’islam. Dans sa lutte parfois sanglante contre les potentats, il enchaîna les échecs et se transforma au fur et à mesure en un courant ésotérique, souvent rigoriste.
Le chiisme ne recouvrait donc au départ aucune connotation ethnique particulière. Ce fut plus un conflit politique de succession qui engendra la rupture entre les deux grands pôles de l’islam. Aujourd’hui, les termes « chiites », « chiisme » ont pour fonction de distinguer un ensemble de croyances et de pratiques islamiques d’autres croyances se rattachant à d’autres écoles. Étant entendu que le chiisme n’est pas un bloc monolithique et qu’il est lui aussi traversé de courants et de sous-groupes, le courant majoritaire et dominant est celui des duodécimains.
Si tous les courants historiques chiites reconnaissent Ali comme leur chef, ils divergent cependant sur la suite : certains vénèrent jusqu’à son cinquième descendant (zaïdites), d’autres vont jusqu’au septième (ismaélites), tandis que le chiisme majoritaire attend le douzième imam, l’imam caché (duodécimains). Zaïdisme, ismaélisme et imamisme duodécimain constituent les principaux courants du chiisme.

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 15:14

                                                                   cerveau animé

 

 

 

Antisémitisme

 

Contre la discrimination, contre l’exclusion, contre l’obscurantisme, contre les identités étroites, contre la prétendue guerre des civilisations, et aussi contre les perversités du monde moderne, contre les manipulations génétiques hasardeuses… Patiemment, je m’efforce de bâtir des passerelles, je m’attaque aux mythes et aux habitudes de pensée qui alimentent la haine… C’est le projet de toute une vie, qui se poursuit de livre en livre, et se poursuivra tant que je pourrai écrire

 - Amin Maalouf -

 

par Fida Dakroub

Généralités

Giambattista Vico fait quelque part cette remarque que les sociétés humaines progressent à travers une série de phases allant de la barbarie à la civilisation pour retourner à la barbarie, dans un trajet cyclique, corsi e ricorsi storici. Il en distingue trois :

La première phase, l’âge des dieux, est celle de l’émergence de la religion, de la famille et d’autres institutions de base ;

la deuxième phase, l’âge des héros, où le peuple est maintenu sous le joug d’une classe dominante de nobles ;

la troisième phase, l’âge des hommes, où le peuple s’insurge et conquiert l’égalité, processus qui marque cependant le début de la désintégration de la société[1].

Malheureusement, Vico n’a pas vécu assez longtemps pour en ajouter une quatrième, l’âge des charlatans, qui précède celle deshommes et qui marque l’émergence des députés, des consuls, des sénateurs, des orateurs, des représentants du peuple et d’autres institutions d’escroqueries politiques et discursives, voire des usurpateurs qui, en maîtrisant la rhétorique et la propagande, purent maintenir le peuple sous le joug de faux discours et de fausses croyances en lui volant et le savoir et le pouvoir. Partout dans le monde, des dirigeants politiques, suivis d’une foule d’analystes assidus, d’experts diligents, de charlatans et de faux messies, produisent une représentation erronée du monde réel, et un discours mensonger qui justifie cette représentation ; et entre l’erreur et le mensonge, la vérité se perd.

Pourtant, mieux vaut tard que jamais ; et ce que Giambattista Vico, et ultérieurement Karl Marx, n’a pas eu la longévité requise pour élaborer pendant son « cycle » passé peut être dit pendant le cycle courant.

 

Introduction

1. Unités d’analyse

Ce travail ne prétend pas fournir une étude historique linéaire des idées et des institutions politiques qui marquent, depuis des siècles, la vie politique des hommes ; au contraire, tous les matériaux relatifs à ce sujet ont été empruntés à d’autres écrivains qui les avaient travaillés profondément. Par contre, le défi auquel ce travail se met de faire est d’étudier, grâce à la matière historique disponible, ces moments décisifs dans lesquels certaines idées politiques s’établirent en tant qu’idoles politiques, voire d’étudier comment le politique se transforma en religieux, comment des idées, qui prétendaient initialement libérer l’homme, se finirent, tout en s’élevant au rang des idoles, à organiser l’exploitation de l’homme par l’homme ; comment donc, la pratique politique devint une adoration rituelle.

Des moments décisifs, certainement, mais aussi illusoires parce que, parallèlement à l’établissement desdites idées, les êtres humains se trompaient eux-mêmes sur eux-mêmes, et créèrent par conséquent une fausse représentation de leur monde réel et de leur situation concrète. S’agit-il donc d’une critique de la religion ? Pas du tout, ce serait un travail inutile, car la religion est une structure créée par la société de classes, et qui évolue selon ses besoins ; elle se désintégrera une fois les classes sociales auront été abolies. Au fond, la critique ne doit pas porter sur les effets de la problématique, mais sur la problématique elle-même qui est ici l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Karl Marx indique l’aspect illusoire de la religion :

 

La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas     encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux[2].

 

Il en va de même pour cette étude qui ne vise pas à critiquer la religion ni à élaborer une analyse politique de l’exploitation économique, mais précisément à traquer, dans l’histoire, les événements sociaux et économiques dans lesquels certaines idées et pratiques politiques, qui nous dominent encore, s’émergèrent pour la première fois dans la vie des hommes – des événements qui sont, dans leur totalité, d’une nature de lutte de classes – et de les redéfinir non dans le contexte de ce qui estdominant, la synergie sociale, mais dans le contexte de ce qui est déterminant, l’antagonisme social.

Des notions-idoles comme la démocratie, la république, la corruption, le travail, l’exploitation seront soumises à l’analyse concrète de la situation concrète. Entre autres, j’aborde dans cette étude les démocraties bourgeoises, les républiques occidentales, les oligarchies corrompues, l’expansion de l’Empire américain et son implication dans des guerres régionales infinies en Syrie, en Irak, en Ukraine ; de la manipulation du peuple par les médias, mais aussi de l’antisémitisme. Ces thèmes seront aussi traités parallèlement à l’histoire de l’impérialisme athénien et romain, telle que la guerre du Péloponnèse, le renversement de la monarchie romaine et de l’établissement de la res publica, la guerre contre Jugurtha, Rome et les guerres civiles, l’exploitation des esclaves et leur émancipation, Périclès, Gaius Marius, Sulla, mais aussi Abraham Lincoln et George W. Bush.

S’agit-il alors d’une étude de l’histoire antique ? Non, il s’agit précisément d’une analyse critique du présent recomposéà la lumière du passé surcomposé pour en tirer de nouvelles définitions. Donc, c’est un travail de traque et de redéfinition.

 

Pourquoi redéfinir ? N’est-il pas vrai que les mots perdent, à travers des siècles d’usage, leur propre sens ou, plus précisément, leur sens propre pour en obtenir d’autres ? Notons ici que les mots s’évoluent parallèlement à l’évolution sociale, ils perdent leurs sens propres pour en gagner de nouveau. À l’exemple notoire du mot « cheval » qui indique en français cet animal domestique de la famille des solipèdes. Ce mot dérive du latin « caballus » qui définissait initialement et exclusivement un « cheval de travail ». Par contre, c’était le mot « equus » qui, en latin, indiquait l’espèce des solipèdes ; il a été plus tard supplanté par le mot « caballus » ou « cheval ».

Ce phénomène de dérivation sémantique est commun dans le domaine de langues – la linguistique diachronique l’a travaillé profondément et explicitement – ; il l’est encore dans le domaine des pratiques politiques. Pourtant, si la dérivation sémantique se présente explicitement dans le domaine de la linguistique diachronique, elle le fait implicitement dans le domaine des sciences politiques. En d’autres termes, nous trouvons des milliers de livres, d’articles, d’analyses sur la défaillance de telle ou telle démocratie, de telle ou telle pratique politique ; on suggère des réformes, et parfois on appelle aux révolutions pour réparer la défaillance, mais à la fin on tombe dans le même piège ; un certain Jules César, un certain Maximilien Robespierre, un certain Joseph Staline. Tel est le cas par exemple de la démocratie ; n’était-elle pas initialement une invention aristocratique ?

Périclès, un membre de l’aristocratie athénienne, la mit en pratique afin de garantir la place d’une certaine classe dominante, l’aristocratie athénienne, à la tête d’une société bouleversée par de troubles politiques et sociaux. Aristote détermine bien, dans les Politiques, que la démocratie n’est pas seulement le règne de la majorité, mais aussi le règne d’une certaine classe sociale. Dans ce sens, ces deux critères, celui du nombre et celui de la classe sociale, doivent être pris en considération lorsqu’on définit la démocratie. Aristote nous avertit de l’erreur d’assumer que la démocratie pourrait être définie arbitrairement comme une forme de constitution qui mène au règne de la majorité. Je cite ici la traduction en anglais parce que je l’ai trouvée la plus directe dans son traitement du sujet de la démocratie :

 

It ought not to be assumed, as some people are nowadays in the habit of doing, that democracy can be defined, without any qualification, as a form of constitution in which  the greater number are sovereign (…) It is better, therefore, to say that democracy exists wherever the free-born are sovereign, and that oligarchy exists wherever the rich are sovereign, though it so happens that the former are many and the latter few[3].

 

Aristote insiste ici sur le critère de liberté, la démocratie ne peut être établie que là où il se trouve de personnes libres qui sont nées libres. C’est précisément ce point-ci que l’État bourgeois de nos jours manipule. Aristote utilisait le mot « libre » par rapport au mot « esclave ». Cependant, il sera mieux ici de noter que les mots « esclavage » et « liberté » à l’époque d’Aristote profitaient d’une valeur économique et non pas d’une valeur morale. L’esclavage était un mode de production, et l’esclave constituait, comme l’indique Aristote, un outil animé de production par rapport à l’homme libre qui était libre non dans le monde de vertus et de belles idées, mais dans celui du processus de production.

De nos jours, après que l’esclavage fut aboli, ce mot ne porte plus une valeur économique, mais bien une valeur morale. Par contre, nos sociétés industrielles ne se divisent pas, comme à l’époque d’Aristote, en libres et esclaves, mais en patrons et salariés, en capitalistes et prolétaires, ce qui mène à dire que le critère moral des Lumières, celui qui précise que « l’homme est né libre » et que la recherche du bonheur individuel est assurée par la pratique de la vertu, perd son sens une fois abordé à la lumière des rapports de production qui lient le prolétaire au capitaliste, le salarié au patron.

La liberté dans ce sens est économique. Il ne suffit pas que l’être humain soit né libre moralement, mais il faut qu’il soit né économiquement libre. Tout bien réfléchi, la démocratie bourgeoise devient, dans ce sens, un système politique, forme de gouvernement, dans lequel la souveraineté émane de ceux qui sont économiquement libres, voire de ceux qui possèdent la liberté économique, le capital. Une  analyse approfondie sur ce sujet sera faite plus tard dans les chapitres à suivre.

 

2. Espace d’analyse

Après avoir traité de la question des unités d’analyse, passons à la question de l’espace d’analyse. Où est-ce qu’il se situe cet espace, en Occident ou en Orient, au Nord ou au Sud, aux Centres ou aux Périphéries ? Si dans ces deux derniers, comment les définir donc, géographiquement ou discursivement ? Notons que l’espace d’analyse est vaste, d’où se présente la nécessité méthodologique de le limiter. En plus, je tends à éviter l’usage de la rhétorique, devenue archaïque, de « nous et eux », de « Occident et Orient », de « Nord et Sud », et je penche pour l’emprunt du vocabulaire de Samir Amin[4], « Centres » et « Périphéries », pour les appliquer non dans le domaine de l’analyse économique, mais dans le domaine de l’analyse discursive.

La théorie majeure de Samir Amin est celle du développement inégal différenciant les centres du capitalisme, où l’appareil de production s’est développé et où le prolétariat peut accéder au statut de classe moyenne consommatrice, et leurs périphéries, où sont produits ou extraites les matières premières transformées et valorisées dans les centres et où le prolétariat ne peut accéder à l’autonomie matérielle. Or, cette dichotomie, même si elle nous paraît pertinente sur le plan de l’analyse économique, elle ne manque pas de fracture imaginaire sur le plan de l’analyse discursive.

N’est-il pas vrai que les centres capitalistes, comme les démocraties occidentales, se marquent aussi par une pluralité discursive grâce à un certain degré de tolérance, au contraire des autres pays totalitaires où l’on risque une peine de mort si l’on exprime des idées alternatives au discours dominant ? Cette pluralité discursive qui marque les démocraties occidentales nous mène ici à dire que l’Occident, donc le Centre, ne constitue pas un domaine discursif monolithique tel qu’il est présenté dans le discours des Périphéries anticoloniaux, postcoloniaux et parfois antioccidentaux, mais un domaine discursif pluraliste.

Au grand dam du discours des Périphéries, l’Occident reste la seule oasis où l’on peut profiter d’un degré avancé de démocratie, de droits de la personne et de liberté de l’expression ; ailleurs, le jeu des idées et de l’expression pourrait être très coûteux ; le monde arabe et musulman, dans ce sens, constitue l’exemple le plus notoire. En Occident, la démocratie, dans certains domaines, pourrait prendre l’aspect d’une façade, mais aux Périphéries, la terreur devient une norme, d’où vient la difficulté de prendre parti, de choisir entre la façade de la démocratie bourgeoise des Centres et la terreur qui domine les Périphéries, lorsqu’il s’agit des droits de la personne et de liberté de l’expression.

 

Pour toutes ces raisons, je tends, dans cette étude, à me détacher d’abord des a priori du discours des Périphéries sur l’Occident, puis des idoles de l’Occident, donc des Centres, sur les Périphéries. Il reste à dire que cette étude dénonce explicitement l’impérialisme, la guerre et l’exploitation de l’homme par l’homme, elle dénonce la brutalité israélienne contre le peuple palestinien, mais elle dénonce aussi, et fortement, le discours antisémite, explicite ou sous-entendu, incarné dans certains discours alternatifs et anti-impérialistes qui se veulent libérateurs, socialistes, progressistes et anticoloniaux ; des discours qui, sous prétexte de condamner l’injustice israélienne, incitent à la haine contre le Juif en tant que juif. À plus forte raison, le critère le plus capital pour ce détachement discursif reste toujours la dénonciation explicite de l’antisémitisme.  ( À suivre )

Fida Dakroub, Ph.D

 

Notes

[1] Vico, Giambattista. New Science. Trad. de l’italien par David Marsh. London : Penguin Classics, 2013, 521 p.

[2] Marx, K. (1998). Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. (J. Molitor, Trad.) Paris : Éditions Alla. Consulté le avril 20, 2014, sur L’Archive Internet des Marxists: http://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.pdf

[3] Aristotle. Politics. (E. Barker, Trad.) Oxford University Press, 1998, 423 p., p. 140

[4] Amin, Samir. Le Développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique. Paris : Éditions de minuit, 1973, 384 p.

[5] Le Nouveau Petit Littré. Paris : Éditions Garnier, 2009, 2280 p.

[6] Le Nouveau Petit Robert. Paris : Dictionnaires Le Robert, 2001, 2841 p.

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 14:56

 

 

A la recherche du Peuple perdu

un article paru dans L'Humanité daté du 3 juin

 

Le philosophe Jean-Claude Michéa a récemment élaboré, à partir d’Orwell, un théorème d’une actualité cinglante : Quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger. Les récentes larmes électorales de Jean-Luc Mélenchon relèvent de cet axiome.

Ce qui domine en effet dans de larges couches de la population, celle des exclus de la mondialisation, celle des « petits » (ouvriers, employés, retraités issus de ces catégories, celle du chômage de masse, des petits paysans…), c’est le sentiment amer d’une friabilité généralisée à laquelle rien ne devait échapper (travail, compétences, savoirs…), l’impression d’être confronté à une société toujours mouvante, immaîtrisable, ne proposant plus pour horizon que l’urgence et l’adaptation.

Le PCF d’autrefois en assurait la prise en charge électorale.

Pourquoi n’est-ce plus le cas ?

Parce que le Front National porte une analyse terriblement efficace de la mondialisation. Cette dernière conduit à ce que le sociologue Zygmunt Bauman nomme une société liquide, une société où l’avenir, le niveau de vie, le travail sont incertains. 

 Cette société s’est donnée pour âme, les principes et valeurs de la fluidité, de la révolution et de la communication permanentes. Dans la société d’avant cette nouvelle hégémonie, l’Etat-Nation régulait, régnait, conférait une identité. Un travail pouvait définir une vie. Etc., etc. Le capitalisme de cette ère avait généré un puissant double antagoniste, sous la forme du mouvement ouvrier qui parlait lui aussi le langage « solide » des classes, du destin identitaire lié au travail, de l’Etat, et même de la Nation, comme ce fut longuement le cas d’un PCF héritier d’une tradition ancrée dans la Révolution française.

Ce que le vote FN manifeste c’est cette nostalgie du solide, de la prise collective sur la vie ordinaire, ce rejet de l’impuissance face à l’inéluctabilité de l’adaptation à « l’économie telle qu’elle va »…

Sur ce plan, c’est d’ailleurs tout bénéfice pour lui que d’être éternellement associé au Mal par les gestionnaires de l’adaptation forcenée au nouveau cours du Capitalisme mondial. Le débat est alors réduit à un duo en forme de chaos mental : Global Capitalism ou Le Pen.

Avec des ennemis comme ça, le Front National n’a assurément pas besoin d’amis…

Face à cela, penser que les références nébuleuses à l’Europe sociale, à un smic européen où à la « subversion » de l’euro impressionneront l’électeur, c’est se payer de mots.

Entretenir ainsi le flou sur le rapport à l’Europe, à la Nation, à la souveraineté, parler, dans le même wagon, de l’horreur des Frontières et des souverainetés populaires, c’est se condamner, à termes, à une fossilisation inéluctable. Phénomène d’autant plus fascinant que jusqu’à l’invention de la Gauche plurielle, il n’était question que du refus de « l’Europe supranationale du Capital ».
 

Un débat sur le sujet ne serait peut-être pas inutile, car on a rarement vu qu’une identité vacillante constituait un mythe politique attractif.

Thierry Blin

Maître de conférences en sociologie
Texte publié dans le journal l’Humanité du 3 juin 2014.

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 14:50

                                                                            CERVEAU

 

 

 

Mardi 10 juin 2014

L'homme au cigare entre les dentsLes commémorations du débarquement du 6 juin 44 ont été l’occasion, non pas tellement d’inventer des mensonges (ils existent depuis longtemps), mais de tenter de les confirmer. Les motivations des Anglo-saxons en débarquant sur nos côtes n’étaient en effet portées par aucune noblesse.

La première raison est assez bien connue : ce sont les Soviétiques qui ont vaincu l’armée allemande… et non les Étasuniens. À plusieurs reprises et depuis plusieurs années, les Soviétiques avaient souhaité que « leurs alliés » étasuniens ouvrent un second front pour soulager leur effort de guerre. Mais ces derniers se réjouissaient des difficultés militaires de l’URSS. Entrés en guerre sur le tard, ils rêvaient secrètement à son épuisement !

Mais voilà que l’armée allemande vacille. L’affaire avait commencé à s’éclaircir depuis fin 41, après la contre-offensive victorieuse de l’Armée Rouge devant Moscou : l’Allemagne n’avait pas les ressources pour mener une guerre de longue haleine (on va y revenir…) et cette contre-offensive a montré que, justement, elle le serait.

Survint la bataille de Stalingrad, gagnée au prix d’un héroïsme reconnu par tous mais aussi grâce à une grande habileté militaire. L'armée soviétique écrabouille l’armée allemande et se retrouve à foncer vers Berlin.

Et c’est seulement à ce moment-là que les Étasuniens se sont décidé à agir. Pas pour libérer qui que ce soit, l’affaire était en court (y compris en France même par la Résistance). Mais pour voler au secours de la victoire. En clair, tirer les marrons du feu !

Les Américains n’ont donc pas vaincu l’armée allemande ! Ajoutons au passage qu’ils n’ont pas vaincu non plus l’armée japonaise : là, c’est l’Armée rouge chinoise qui s’en est occupé !

D’ailleurs, effrayés de voir que ce seraient les communistes chinois et les Soviétiques qui pourraient recevoir la capitulation du Japon, ils ont utilisé la bombe atomique  pour empêcher ça ! Les États-Unis sont encore aujourd’hui le seul pays à avoir commis ce crime.

Autre aspect un peu moins connu : le capital étasunien a participé à l’effort de guerre allemand. En effet, l’élite économique étasunienne était très admirative d’Hitler. Il y avait deux raisons à cela. Hitler apportait une solution à ses deux problèmes : la crise de surproduction était d’une part réglée par la production de matériel de guerre et d’autre part, « les rouges » (comme on disait à l’époque) étaient éliminés. Bien sûr, Hitler était raciste, mais ça ne lui posait aucun problème : elle l’était elle aussi !

La production de moteurs, de camions, de chars, d’avions, et toutes ces choses étaient assurée en partie par les Américains et en partie sur place, en Allemagne. En effet, Opel est une entreprise de General Motors depuis 1929, et Ford avait aussi des usines dans le Reich. Le personnel ne coûtait pas vraiment cher : il venait des camps de concentration. L’État allemand payait rubis sur l’ongle la production, et les capitaux étaient rapatriés via la Suisse (opportunément neutre, toute chose a toujours une bonne raison !) qui venait de créer, toujours aussi opportunément, la Banque des règlements internationaux !

Mais pour faire fonctionner tous ces moteurs, il fallait du carburant et de l’huile. Où sont les puits de pétrole allemands ? Il n’y en avait pas. Or, les États-Unis en regorgeaient ! C’est ExxonMobil, fondée fin 19ème par Rockefeller, qui fournira tout ce qu’il faut !

La stratégie allemande était basée sur la Blitzkrieg, la guerre éclair. Une bonne raison à cela était le manque de ressources de l’Allemagne : il fallait donc s’emparer rapidement des ressources de l’adversaire. L’essentiel résidait alors dans la coordination entre l’infanterie, transportée en camion, les chars et l’aviation. La performance des communications était déterminante : AT&T et IBM savaient faire et louèrent bien volontiers leurs services.

Vous trouverez encore quantité d’informations sur la participation étasunienne à la guerre de l’Allemagne hitlérienne dans le livre de Jacques Pauwels, Le mythe de la bonne guerre.

Enfin, ces soi-disant libérateurs avaient un tout autre plan : faire de la France un protectorat étasunien. C’était l’AMGOT (un gouvernement militaire) qui devait gérer le pays. Des cadres avaient été formés aux États-Unis et des francs avaient déjà été imprimés avant le débarquement. Tout était prêt. La mayonnaise n’a finalement pas pris en France (mais un peu en Italie) parce que le général de Gaulle avait déjà créé un gouvernement provisoire. Et la Résistance y était évidemment et fermement opposée. Mais l’assujettissement se poursuivit malgré tout avec le plan Marshall.

Donc, après avoir aidé l’Allemagne à faire la guerre, après avoir cherché la défaite soviétique, après avoir volé au secours de la victoire, après avoir utilisé la bombe atomique contre le Japon, le bilan était déjà bien lourd.

On rajoutera néanmoins une petite louche avec la « dénazification ». En effet, arrivés à Berlin, les Étasuniens récupérèrent tous les nazis utiles (en particulier les scientifiques, dont Von Braun) qu’ils pouvaient trouver et les ont expédiés Outre-Atlantique. Ce sont quelques milliers d’entre eux qui firent la traversée…

Enfin, nos braves Ricains ont ardemment soutenu les « chasseurs » de nazis (tels le couple Klarsfeld), mais à une condition : qu’ils aillent les chercher où ils voulaient… sauf sur le sol étasunien !

Bref, le débarquement libérateur est un sanglant conte de fée.

D.R.

                                                          source:Poing RESISTANCE

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 12:44

 

 

Clio

 

Clio, la muse de l'Histoire

 

 

  par Descartes

« Les peuples qui oublient leur passé sont condamnés à le revivre », disait Ghandi. Ce que le sage hindou a omis c’est d’indiquer le sort des peuples qui, sous prétexte de maintenir vivante la mémoire, transforment leur histoire suivant les canons hollywoodiens jusqu’à en faire une présentation digne d’un film de Walt Disney. Voilà les réflexions qui m’ont assailli en regardant les reportages des cérémonies du 70ème anniversaire du débarquement anglo-américain sur les plages normandes.

Le débarquement de Normandie fait partie des épisodes de la IIème guerre mondiale les plus mythifiés. Du « jour le plus long » à « il faut sauver le soldat Bryan », Hollywood a prêté sa plume et sa caméra complaisante au mythe, ce même mythe qu’on retrouve dans la bouche de notre président. Celui du « bon » GI sacrifiant sa vie pour « libérer l’Europe », celui d’une bataille titanesque qui aurait « décidé du sort du continent », et ainsi de suite. Nous sommes supposés être éternellement reconnaissants à ces soldats qui sont venus nous libérer. Mais cette image d’Epinal occulte un certain nombre de vérités qu’il faut connaître si l’on veut comprendre la suite. Alors, on va essayer de rétablir ces vérités.

D’abord, sur les chiffres. Il y eut quelque 200.000 soldats, marins et autres personnels engagés dans le débarquement sur les plages normandes. Parmi eux, il y eut quelques 10.000 morts. A titre de comparaison, la bataille de Verdun à son apogée « consommait » 50.000 vies chaque jour, et la bataille de Stalingrad a englouti un demi million de soviétiques, plus du double de l’ensemble des morts américains sur le théâtre européen (180.000). Le débarquement n’est donc, à l’échelle des batailles de la première et de la deuxième guerre mondiale, qu’une bataille mineure. Il faut aussi rappeler que les GI’s qui ont débarqué sur les plages de Normandie n’étaient pas des volontaires engagés pour « libérer l’Europe », mais des conscrits tenus d’aller là où leur gouvernement les envoyait. Il y a donc dans la « reconnaissance » qu’on peut leur témoigner à titre individuel une certaine ambiguïté. Pourquoi devrions nous leur être « reconnaissants » aux soldats qui ont sauté sur nos plages, puisqu’ils n’avaient pas vraiment le choix ? S'il fallait être reconnaissant, c'est surtout envers le gouvernement américain, qui a décidé d’envoyer ses troupes, et non aux soldats qui sont allés là ou on les a envoyés. Cela n’exclut pas les gestes d’héroïsme personnels, gestes qu’on peut d’ailleurs trouver dans toutes les armées. Mais le soldat conscrit n’est pas un militant, il ne choisit pas sa cause et n’a donc aucun mérite personnel lorsqu’il se bat pour la bonne cause, pas plus qu’il n’est coupable lorsqu’il se bat pour la mauvaise.

Faut-il donc être reconnaissant au gouvernement américain pour nous avoir « libérés » ? S’il ne l’avait fait que pour cela, s’il avait sacrifié la vie de ses citoyens pour notre liberté, sans doute. Mais était-ce le cas ? On ne peut que constater que lorsque les américains décident enfin de s’engager en Europe, Hitler est au pouvoir en Allemagne depuis onze ans, les camps de la mort fonctionnent depuis belle lurette et les allemands occupent la France depuis quatre longues années. Et que pendant tout ce temps, les Etats-Unis ont conservé des relations diplomatiques et commerciales avec l’Allemagne – IBM aura des ennuis plus tard pour avoir fourni du matériel de bureau qui sera utilisé pour le fichage des juifs promis à la déportation. Et il a fallu que l’Allemagne prenne l’initiative de déclarer d’elle-même la guerre aux Etats-Unis pour que les américains sortent de leur neutralité. Il ne me semble pas abusif d'en conclure que pour les américains la liberté des européens était un souci assez secondaire…

En fait, les américains n’ont pas sacrifié leurs citoyens pour notre « liberté », mais pour la défense de leurs intérêts géopolitiques. Hitler était resté pour la diplomatie américaine un dirigeant parfaitement acceptable pendant une décennie, tout simplement parce qu’il constituait une barrière efficace contre le communisme, perçu comme le principal ennemi par les couches dirigeantes américaines. Et pas qu'américaines, d'ailleurs: jusqu'à 1939, les classes dirigeantes des puissances européennes s'étaient, elles aussi, fort bien accommodés du pouvoir nazi et refusé tout système de sécurité collective en Europe qui aurait pu s'opposer à l'Allemagne. Hitler n’est qu’un homme de plus parmi la longue série des tyrans sanguinaires que les américains ont soutenu pour la même raison, et qui inclut des noms aussi illustres que Suharto, Trujillo, Somoza, Franco ou Videla. C’est d’ailleurs à Franklin D. Roosevelt qu’on attribue la célèbre formule « Somoza est peut-être un fils de pute, mais c’est notre fils de pute ». Hitler était, lui aussi « notre fils de pute ». Seulement, le 2 février 1943 les troupes allemandes commandées par Von Paulus ont capitulé à Stalingrad. Depuis, les allemands reculent partout sur le front de l’Est. En août1943, à Koursk, la plus grande bataille de chars de l’histoire s’est terminée par une défaite allemande qui marque la fin des rêves de conquête du régime nazi. Début 1944, l’Armée Rouge traverse les anciennes frontières séparant l’URSS de la Pologne et de la Roumanie. Tout le monde sait alors que la guerre est perdue pour l’Allemagne, et qu’il n’est qu’une question de temps avant que les chars soviétiques se trouvent à Berlin. Le risque de voir l’URSS gagner toute seule la guerre et devenir prédominante sur le continent devient une possibilité réelle. Une possibilité que les américains ne peuvent permettre. Il faut débarquer rapidement en Europe non pas pour la « libérer », mais pour empêcher une prédominance soviétique sur le continent.

J'insiste: aussi longtemps que Hitler triomphait à l’Est, les américains lui ont foutu une paix royale. C’est lorsqu’il est devenu faible, lorsqu’il s’est avéré qu’il n’avait plus les moyens d’arrêter les progrès de l’Armée Rouge qu’il est devenu pour les américains un problème. Toute la réécriture de l’histoire de cette période repose sur un oubli volontaire des dates et des faits. Tout le monde répète la vulgate officielle, sans que personne n’ait la curiosité de se demander pourquoi les américains, si épris de liberté, ont attendu l’été 1944 – moins d’un an avant que les soviétiques atteignent Berlin, quelle coïncidence – pour finalement intervenir en Europe. La réalité historique ne correspond donc pas à la vision bisounours qu’on nous vend lors de ces commémorations. Les Etats n'agissent pas par sentiment, mais par intérêt. Il n’y a jamais eu d’Amérique éprise de liberté au point de sacrifier ses enfants sur l’autel de la liberté des autres. Il y a, et il y a toujours eu une Amérique soucieuse de défendre ses intérêts et agissant militairement en conséquence dans la plus stricte conformité avec les principes de la Realpolitik, soutenant les pires régimes et les pires dictateurs lorsque cela lui était avantageux, les renversant lorsqu’ils devenaient inutiles ou dangereux. L’amour de la liberté qui selon ses thuriféraires animait l’Amérique n’a pas suffit pour que celle-ci exige en 1945 le départ de Francisco Franco. Tout simplement, parce que le dictateur espagnol ne présentait guère de danger pour les intérêts américains, au contraire. Mais il fallait battre Hitler parce qu’il devenait dangereux par son alliance avec le Japon et inutile comme antidote au communisme.

Mais aujourd’hui, cette falsification de l’histoire est presque effacé par une falsification encore plus insidieuse, qui est celle conduite par les européistes. Depuis des années, les idéologues de la construction européenne essayent de fabriquer une « histoire d’Europe » consensuelle et donc lavée de tout conflit. Pour ce faire, on procède généralement par élision, les épisodes qui sortent du moule « nous sommes tous des européens » étant impitoyablement effacés. Suivant cette veine, des livres scolaires ont même été produits dont la lecture ne peut que provoquer l’hilarité d’un lecteur moyennement éduqué, tellement ils sont caricaturaux. Or, cette même doctrine semble maintenant appliquée lors des commémorations. Ainsi, nous avons pu voir dans les discours officiels un débarquement anglo-américain… sans ennemi. On a appris que les valeureux soldats anglais et américains s’étaient fait tirer sur les plages comme des lapins par les mitraillettes, qu’ils se sont noyés lorsque leurs bateaux ont heurté des mines… mais on ne sait toujours pas qui posait ces mines, qui tenait ces mitraillettes. Qui cela pouvait bien être ? Mystère…

Un mystère d’autant plus épais que le drapeau Allemand flottait à côté de ceux des peuples dont les combattants ont participé au débarquement. Et que le chancelier d’Allemagne était dans la tribune, parmi les chefs d’Etat et de gouvernement des nations alliées, pour contempler le spectacle et écouter les discours. L’Allemagne était donc du côté des alliés. Mais alors, qui tenait les mitraillettes ? Qui posait les mines ? Qui avait bâti le mur de l’Atlantique ? Qui avait occupé la France, cette France que les soldats du débarquement cherchaient, nous dit-on, à libérer ?

La mythologie européiste est simple : Hitler, tout le monde le sait, n’était pas allemand. C’était un alien venu de la planète Zorg avec son équipage. Ensemble, ils ont réussi grâce à leur technologie extraterrestre à prendre le contrôle des cerveaux des allemands – pour des raisons mystérieuses, cela n’a pas marché sur les autres – et à les pousser à une guerre criminelle et au génocide. Et un jour de mai 1945 Hitler se tire une balle dans la tête et tout à coup les allemands se réveillent du charme et se disent « comment est-ce possible ? Nous n’avons pas pu faire tout cela, ou en tout cas nous n’en sommes pas responsables puisque nous étions comme ensorcelés. Tout ça n’a rien à voir avec l’histoire, la culture, les institutions de l’Allemagne. C’est un pur produit de la planète Zorg ». Et le reste de l’Europe ne peut, bien entendu, que leur pardonner, puisque ce n’est pas leur faute. C’est grâce à ce raisonnement qu’on peut soutenir la contradiction de base qui consiste à nous demander d’un côté de nous souvenir éternellement « de ces jeunes gens qui sont venus d’Amérique nous libérer » tout en exigeant que nous oublions « ces jeunes gens qui sont venus d’Allemagne nous asservir ». On peut se demander comment une mémoire aussi sélective peut servir de base à une véritable compréhension historique.

Les habitants de la planète Zorg s’appellent « les nazis ». Ce sont eux les coupables de tout. Ce sont eux qui ont contrôlée les cerveaux des allemands. Et comme ils ont disparu, on peut sans crainte absoudre l’Allemagne d’aujourd’hui comme si elle n’avait pas de continuité avec l’Allemagne d’hier. Le problème, c’est que cette explication est un peu superficielle. Ce ne sont pas les « nazis » qui ont fait la guerre en Europe entre 1939 et 1945. C’est cette bonne vieille armée allemande, héritière des traditions prussiennes, dont les officiers en grande majorité méprisaient ces « parvenus » qu’étaient les nazis, mais qui ont collaboré avec eux parce que les nazis avaient le bon goût de leur laisser les mains libres. Hitler n’a pas forcé les généraux allemands à attaquer la France, la Pologne ni même l’URSS. Au contraire, il leur a donné l’opportunité de faire ce qu’ils cherchaient à faire depuis des longues années. La défaite de 1945 n’est pas celle des nazis, c’est celle de l’Allemagne, dont le peuple a soutenu le régime jusqu’à la dernière minute et même au delà. Comment comprendre sinon que bien des années après leur défaite les allemands aient conspué des personnalités allemandes connues pour s’être engagées aux côtés des alliés ? Y avait-il des revenants de Zorg lorsque la sublime Marlène Dietrich reçut des crachats pour s’être associée aux « ennemis de l’Allemagne » ?

Angela Merkel n’aurait pas du aller à Ouistreham, tout comme Joachim Gauck n’aurait pas du aller à Oradour il y a quelques mois. Leur présence en ces lieux à titre officiel est une falsification de l’histoire. Merkel assise à côté de Hollande, de Obama, d’Elizabeth II et même de Poutine donne l’illusion que l’Allemagne était du côté des soldats qui ont débarqué. Et bien non. Les allemands – que Merkel représente, car l’histoire ne commence pas en 1949 – étaient de l’autre côté. C’étaient eux qui tiraient sur les soldats auxquels la cérémonie d’Ouistreham prétendait rendre hommage. Franchement, si j’avais un parent mort sur les plages de Normandie, je me sentirais insulté de voir le drapeau allemand traité avec les mêmes honneurs que les autres, et le chancelier d’Allemagne suivre la cérémonie à parité avec les autres chefs d’Etat. Il ne s’agit pas de faire de l’antigermanisme primaire, mais de donner aux symboles toute leur importance. J’ai des amis allemands, que j’accueille avec grand plaisir en France, et il ne me viendrait pas à l’idée de leur reprocher les crimes de leurs ancêtres. Avec eux, nous ne parlons jamais de cette époque, tout simplement parce que nos rapports, notre « vivre ensemble » repose sur l’oubli des offenses passées. Et c’est pourquoi il ne me viendrait pas à l’idée de les inviter à une cérémonie du souvenir. Il y a une grande contradiction a invoquer le « devoir de mémoire » en même temps que le « droit à l’oubli ».

On peut se demander le sens d’une idéologie « européenne » fondée sur un mensonge. Non, l’Allemagne n’était pas du côté les alliés. Ni l’Allemagne officielle, ni l’Allemagne éternelle. Il n’y eut même pas un De Gaule allemand qui se serait réfugié à l’étranger, qui aurait pu revendiquer la représentation de la « vraie » Allemagne pendant la période nazi et sauver ainsi l’honneur. Cela était impossible tout simplement parce que Hitler a été le gouvernement légitime de l’Allemagne, soutenu par une grande majorité des allemands. Un soutien qui ne tenait pas seulement au régime de terreur et de contrôle instauré par les nazis, mais aussi parce que la politique impériale du gouvernement nazi répondait à une demande populaire. La meilleure preuve en est que quinze ans après la fin de la guerre, ceux qui avaient soutenu les alliés étaient encore considérés des traîtres : on se souvient de l’accueil glacial et des agressions dont fut victime Marlène Dietrich lors de son retour en Allemagne en 1960, et qui conduiront l’actrice à ne plus jamais retourner dans son pays natal. En 1966, vingt ans après la guerre, les allemands porteront au pouvoir un ancien haut fonctionnaire nazi, Hans Kiesinger. Dans ces conditions, je ne vois pourquoi l’Allemagne devrait participer officiellement à des commémorations qui ne sont pas les siennes.

Ce qui nous conduit à la troisième falsification de l’histoire dans cette affaire, qui est celle des rapports entre la France – c'est-à-dire le Gouvernement provisoire d’Alger - et le débarquement. Nonobstant l’action de Kieffer et de ses hommes, américains et britanniques ont tenu le gouvernement provisoire en général et De Gaulle en particulier à distance. Tout simplement parce que l’objectif initial n’était pas de « libérer » la France, mais de la soumettre à une nouvelle occupation, américaine cette fois-ci. Les américains ont constitué l’AMGOT (acronyme anglais pour « Allied Military Government of Occupied Territories »), dès 1943, organisme formé par des civils spécialement formés et censés administrer – dans l’intérêt des américains, cela va de soi - l’ensemble des pays « libérés » par les anglo-américains sur le modèle proconsulaire. Ce modèle a été effectivement mis en œuvre en Italie et au Japon est resté la doctrine des américains en la matière jusqu’à nos jours. C’est celle qui a été mise en oeuvre en Irak avec les résultats que tout le monde connaît. Des administrateurs américains seront installés à la place des préfets, des sous-préfets et des maires, des juges américains trancheront les litiges et un proconsul américain contrôlera les instruments de souveraineté et notamment la monnaie. Des « faux francs » (dits « francs drapeau », avec la mention « France » et non « République française ») ont été d’ailleurs imprimés et les troupes qui débarquent en Normandie en ont en poche.

Dans sa lettre à Churchill du 8 mai 1943, Roosevelt résume parfaitement sa vision de la France post-guerre : « Je suis de plus en plus convaincu que nous devons considérer la France comme un pays occupé militairement et gouverné par des généraux britanniques et américains (…). Nous devrions garder 90% des maires nommés par Vichy et une grande partie des fonctionnaires de base dans les municipalités et départements. Mais les postes importants doivent être sous la responsabilité des commandants militaires, américain et britanniques. Cela devrait durer entre six mois et un an (…). Peut-être que De Gaulle pourrait devenir gouverneur de Madagascar ».

Si ce modèle n’a finalement pas été mis en œuvre, ce n'est pas parce que les américains y ont renoncé. C'est le résultat de la guérilla conduite par le « gouvernement provisoire de la République français » constitué à Alger par De Gaulle. Guérilla sur le terrain, avec des « administrateurs » américains qui ont été presque toujours devancés par des commissaires de la République et des maires français issus de la Résistance qui ont pris les commandes, bénéficiant d'une administration patriote, largement infiltrée par la Résistance, qui sortait de quatre années d’occupation étrangère et n’avait pas envie de servir un nouvel occupant. Guérilla dans les médias américains aussi, ou la France Libre comptait d’importants appuis (1). C’est cette affaire qui explique pourquoi De Gaulle a toujours refusé de se rendre sur les plages du Débarquement ou de participer aux cérémonies de commémoration d’une affaire qu’il considérait – à juste titre – comme une tentative américaine d’asservir la France. Voici ce qu’il dit à Alain Peyrefitte le 30 octobre 1963 :

« Le débarquement du 6 juin, ç’a été l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi ! Comme ils venaient de le faire en Italie et comme ils s’apprêtaient à le faire en Allemagne ! Ils avaient préparé leur AMGOT qui devait gouverner souverainement la France à mesure de l’avance de leurs armées. Ils avaient imprimé leur fausse monnaie, qui aurait eu cours forcé. Ils se seraient conduits en pays conquis. C’est exactement ce qui se serait passé si je n’avais pas imposé, oui imposé, mes commissaires de la République, mes préfets, mes sous-préfets, mes comités de libération ! Et vous voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? Non, non, ne comptez pas sur moi ! Je veux bien que les choses se passent gracieusement, mais ma place n’est pas là !

Et puis, ça contribuerait à faire croire que, si nous avons été libérés, nous ne le devons qu’aux Américains. Ça reviendrait à tenir la Résistance pour nulle et non avenue. Notre défaitisme naturel n’a que trop tendance à adopter ces vues. Il ne faut pas y céder !

En revanche, ma place sera au mont Faron le 15 août, puisque les troupes françaises ont été prépondérantes dans le débarquement en Provence, que notre première armée y a été associée dès la première minute, que sa remontée fulgurante par la vallée du Rhône a obligé les Allemands à évacuer tout le midi et tout le Massif central sous la pression de la Résistance. Et je commémorerai la libération de Paris, puis celle de Strasbourg, puisque ce sont des prouesses françaises, puisque les Français de l’intérieur et de l’extérieur s’y sont unis, autour de leur drapeau, de leurs hymnes, de leur patrie ! Mais m’associer à la commémoration d’un jour où on demandait aux Français de s’abandonner à d’autres qu’à eux-mêmes, non !

Les Français sont déjà trop portés à croire qu’ils peuvent dormir tranquille, qu’ils n’ont qu’à s’en remettre à d’autres du soin de défendre leur indépendance ! Il ne faut pas les encourager dans cette confiance naïve, qu’ils paient ensuite par des ruines et par des massacres ! Il faut les encourager à compter sur eux-mêmes !

Allons, allons, Peyrefitte ! Il faut avoir plus de mémoire que ça ! Il faut commémorer la France, et non les Anglo-Saxons ! Je n’ai aucune raison de célébrer ça avec éclat. Dites-le à vos journalistes. »

Il reprend : « Ceux qui ont donné leur vie à leur patrie sur notre terre, les Anglais, les Canadiens, les Américains, les Polonais, Sainteny et Triboulet seront là pour les honorer dignement. »

Voilà comment parlait un homme d’Etat, qui connaissait l’histoire et savait le poids des symboles. Le contraste avec notre « pépère », prêt à faire n’importe quoi pour apparaître sur la photo à côté d’Obama est saisissant…

Descartes

(1) Vous trouverez un excellent article sur la question (en anglais, malheureusement) à cette adresse : http://rall.com/1991/11/05/dubious-liberators-allied-plans-to-occupy-france-1942-1944.

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 12:31

 

Clio

 

 

 

Colloque de l’ANACR, 26 mai 2014, Bastia

Contribution de Francis Arzalier :

Résistance corse et Résistance nationale française

Approche comparative

 

L’approche comparative entre la Résistance en Corse et la Résistance nationale sur l’ensemble du territoire français a trop souvent été polluée par des considérations politiques ou idéologiques.

          Mon objectif n’est pas de prétendre refaire une histoire exhaustive de cette période, mais de remettre en lumière les similitudes et les spécificités essentielles de la Résistance corse et dans les autres régions de l’ensemble national français.

 

          1 – La Résistance corse est d’abord spécifique en matière de chronologie et de situation. La Corse a subi, comme la moitié sud de la France, les conséquences de la défaite de 1940, et le régime pétainiste ensuite. Mais l’occupation par les forces armées italiennes a été beaucoup moins longue qu’en diverses parties du continent, dix mois et demi entre le 11 novembre 1942 et le 4 octobre 1943, alors que le Nord et l’Alsace Lorraine avaient subi plus de quatre ans durant l’occupation allemande et le statut de zone interdite. La Provence elle-même a été occupée par les nazis durant plus de vingt mois, avant sa libération. Ces différences ne diminuent en rien le poids des 80 000 Italiens submergeant une île peuplée par moins de 300 000 habitants. Mais n’omettons pas ce constat : la Résistance active en Corse, et notamment sa phase armée, s’est concentrée sur quelques mois, à la différence de la Bretagne par exemple, et cela du fait de sa situation géographique, proche du théâtre de guerre dès 1942.

 

 

 

 

Deuxième spécificité, que tous les observateurs, survivants et chercheurs ont notée : l’occupation par les soldats italiens, même si elle aggravait la pénurie, n’a pas eu la brutalité de celle des troupes de la Wehrmacht et SS. A l’exception d’une minorité active de policiers et d’agents fascistes, les fantassins « lucchese », largement fatigués de la guerre en 1942, ne cachaient pas leur désir de « ritornare a casa », et consacraient une bonne partie de leur temps dans les villages à quémander des vivres auprès des Corses.

La troisième spécificité de la Corse en ces années de guerre est une aggravation de l’insularité, entraînant difficultés d’approvisionnement et pénuries, mais aussi de communication. Ainsi, les directives lancées par des organisations nationales clandestines à Paris n’avaient guère de chance de parvenir en Corse durant la pétainisme, la presse d’opposition étant muselée. Elles en auront encore moins après l’invasion italienne. Les informations venues de la Résistance nationale n’arrivaient que grâce à des voyageurs venus du continent, légaux ou clandestins. Ces difficultés relationnelles amèneront les militants de la Résistance corse à plus d’initiatives locales qu’en d’autres régions : il était plus facile de connaître les mots d’ordre clandestins venus de Paris quand on vivait à Brest ou à Toulouse qu’à Bastia, en 1943.

          2 – La spécificité la plus importante de la Résistance corse tient au rôle essentiel, quasi hégémonique, du Front National en son sein en 1943. Non que ce mouvement ait été inventé dans l’île. C’est au contraire l’adaptation locale de l’orientation stratégique nouvelle, initiée en Ile de France par la direction clandestine du Parti Communiste Français, au printemps 1941. Cette orientation nouvelle a été précisée peu à peu dans le matériel édité à Paris par le PCF (l’Humanité, Cahiers du Bolchevisme, 1er et 2ème trimestres 1941 ; Vie du Parti, mêmes dates) : l’hostilité croissante du peuple français à la politique de Pétain, l’extension de la guerre dans les Balkans et la croissance qui en résulte des luttes contre les occupants allemands, et le « nouvel ordre européen » doivent se traduire par « un Front National de lutte pour l’indépendance de la France », réunissant tous ceux favorables à la libération de la nation française

 

 

 

 

« à l’exception des capitulards et des traitres », sans référence comme quelques mois auparavant à un objectif de socialisme, que concrétisait sur les murs le mot d’ordre assez irréaliste de la fin 1940 : « Thorez au pouvoir ». Cette tactique datée officiellement du 15 mai 1941, était en genèse depuis plusieurs semaines, avec l’accord de l’Internationale. Elle sera confirmée et renforcée après l’invasion nazie contre l’URSS, du 22 juin 1941. Elle se traduit notamment, en région parisienne par la constitution par les militants clandestins du PCF, de « comités de Front National ». Cette initiative de « Front National » a été reprise en Corse par les dirigeants communistes insulaires, informés par des contacts individuels : Pierre Georges, futur colonel Fabien, rencontra en Corse des jeunes communistes en janvier 1941, mais d’après le témoignage de Léo Micheli, d’autres sources existèrent. Le paradoxe est que le PCF, très faible en Corse avant la guerre (quelques dizaines de militants, et 660 voix aux élections de 1936) se soit suffisamment structuré en clandestinité dès 1942 pour créer le Front National dans la plupart des localités de l’île. Plus significatif encore, la faiblesse des mouvements de résistance non communistes, le coup fatal qui leur fut porté par l’arrestation de Fred Scamaroni et ses contacts, firent que le Front National, à l’origine exclusivement communiste, engloba la quasi-totalité des résistants actifs à l’été 1943. Ce ne fut le cas dans aucune autre région française, y compris dans celles où la résistance communiste a été forte, comme en  Limousin ou dans le Nord-Pas-de-Calais. Ce rôle d’animateur de la Résistance en Corse par le Front National et les communistes, souvent oublié par souci d’unanimisme consensuel, ne doit pas être occulté, parce qu’il est un fait historique. Il permet aussi de tordre le cou à une autre distorsion mémorielle, qui consiste à parler de la Résistance corse comme si elle avait été séparée de la Résistance sur le continent. Il suffit de rappeler que le sigle complet du FN était « Front National de Lutte pour l’Indépendance de la France ».

          3 – Ce qui m’amène à évoquer, dans une optique comparative encore, les sources idéologiques d’inspiration de la Résistance insulaire.

Indéniablement, ce sont les thèmes portés en France par les communistes qui dominent en Corse, notamment le choix délibéré d’une action populaire et armée contre « l’attentisme » qui se fixait comme seul objectif la recherche de renseignements au service d’intervenants alliés. Ce débat a eu lieu entre mouvements résistants sur le continent mais il n’en est pas un simple écho. Après les manifestations populaires de ménagères et d’étudiants, au printemps à Bastia, à l’image de celles de Paris en 1940 et 41, l’insurrection est décidée au printemps 1943, par les dirigeants communistes insulaires, sans directives venues de Paris, et malgré l’opposition clairement affirmée de Giraud dans un premier temps, de De Gaulle, et même de leurs représentants au sein de la direction du Front National, Colonna d’Istria et Maillot.

Ce choix de la Résistance corse durant l’été 1943 a évidemment pesé sur le débat entre mouvements de résistance en France. Charles Tillon, qui fut leur chef, s’en fait l’écho dans son livre « Les FTP » paru en 1962 et 1967. Dans un chapitre intitulé « Les leçons de la Corse », il écrit :

 « L’expérience corse démontre l’erreur de l’attentisme, la sous-estimation de la capacité d’initiative dans le peuple…

Il ne faut certes pas dissimuler qu’en Corse, un concours de circonstances favorables, notamment le refus de nombreuses unités italiennes de participer à la répression et même leur aide à la Résistance, a favorisé une victoire rapide.

Mais la Corse a su justement se saisir des meilleures circonstances pour sa victoire, ce qui est digne du meilleur général !

Enfin, un concours loyal, sous forme d’armes et d’appui militaire, a été apporté à toute la Résistance par le général Giraud…La Corse a montré qu’en l’absence d’un débarquement, lorsqu’un certain rapport de forces s’établit, un pays entier pourrait aussi envisager de se libérer de l’occupant si les promesses de second front devaient dépasser la limite de son endurance… » 

-         Ce débat interne à la Résistance entre partisans de l’union du peuple en vue d’une insurrection armée et partisans de l’attentisme en attendant un débarquement allié,  n’existait pas qu’en France, mais dans la plupart des pays d’Europe occupés par les nazis. L’historien ne peut s’empêcher de voir, toutes proportions gardées, les ressemblances entre la stratégie autonome de rassemblement populaire antifasciste débouchant sur l’insurrection armée du Front national en Corse, et celle animée en Yougoslavie par Josip Broz Tito, qui débouche en 1943 sur la formation d’une armée de partisans, dont la représentativité devint telle que les dirigeants britanniques, pourtant conservateurs, lui parachutèrent des armes et des conseillers militaires, alors que la attentistes de Mihailovic perdaient toute crédibilité à leurs yeux. Reste une question : les animateurs de la Résistance corse de 1943 étaient-ils informés de ce qui se passait parallèlement en Yougoslavie ?

Le témoignage des animateurs de la Résistance corse en 1942-43, comme Léo Micheli, ne le pensent pas. Il est vrai que Bonafedi, jeune militant insulaire, évadé de son camp d’internement, avait rejoint les combattants yougoslaves. Mais on ne le sut à Bastia qu’après sa mort, et la libération de l’île.

 

-         Une autre inspiration évidente de la Résistance corse de 1942-43 a été, comme le souligne Tillon, son internationalisme, et sa capacité à convaincre les Italiens de basculer dans le camp anti-nazi. Certes, la chute du fascisme à Rome a été l’événement décisif, mais les dirigeants communistes du FN ont su, des mois avant, utiliser les services d’antifascistes italiens pour imprimer les appels en italien aux soldats occupants, négocier avec certains de leurs chefs, etc. Internationalisme d’autant plus méritoire que les préjugés anti-lucchesi étaient fort répandus dans l’île. Même s’il y eut dans les Résistances sur le continent des phénomènes similaires (des Allemands antinazis ont participé aux maquis de Lozère, et les Espagnols antifranquistes participèrent à la libération de Nimes et du Sud-Ouest), ils n’eurent pas la même ampleur. Il faut rappeler un seul chiffre : les Italiens eurent, en 1943,  au cours des combats contre les Allemands les plus grosses pertes en hommes, environ 600 : cela montre bien un hommage mémoriel.

 

-         Autre spécificité idéologique de la Résistance insulaire : c’est son ancrage identitaire délibéré, dont « l’appel au peuple corse » diffusé à Bastia pour le 1er mai 1943 est un exemple parfait. Il appelle, dans l’optique communiste, à l’action populaire « pour le pain, le ravitaillement, les salaires, contre les réquisitions » et aux actions armées immédiates contre l’occupant sans attendre une libération venue d’Alger ou de Londres. Ce peuple corse qui est appelé à « l’insurrection nationale » selon le terme de De Gaulle, se situe évidemment dans le cadre de la libération de l’ensemble de la nation française, pour « rester français » dit le texte : pour les résistants de 1943, de Nicoli à Scamaroni, cela allait de soi ; d’autres tracts résistants insulaires se réfèrent aux grands ancêtres mythifiés du passé insulaire, de Paoli à Sambucuccio (document joint 1).

 

Cette charge identitaire du discours résistant en Corse est évidemment plus forte qu’en d’autres régions : on ne se réfère pas au peuple breton dans les tracts FTP du Finistère.

Notons aussi que les références identitaires sont très présentes dans le discours des leaders corses de la collaboration : ainsi, Sabiani appelait en novembre 1943 les Corses de Paris à s’opposer à la libération récente de l’île (document joint 2).

 

4 – Mon approche comparative ne s’attardera pas sur les individus qui ont fait la Résistance corse : ils ont souvent été largement évoqués par la suite, au détriment du rôle des organisations, dans le processus d’héroïsation postérieur à la guerre. Je me contenterai de quelques remarques d’ordre sociologique.

Dans certaines régions comme le Nord de la France, la Résistance fut massivement ouvrière. Ce ne pouvait évidemment être le cas en Corse, à peu près dépourvue de grands sites industriels. Les animateurs du Front National sont en 1943 très divers socialement. Notons toutefois le rôle essentiel joué par des instituteurs, promotion sociale évidente pour les fils de familles insulaires modestes : Jean Nicoli, Jérôme Santarelli étaient instituteurs ; François Villori fils d’instituteur, et Arthur Giovoni, professeur. On peut noter aussi parmi eux l’importance de ceux qui avaient dû, un certain temps, quitter l’île natale pour trouver du travail au continent ou dans l’empire colonial, comme Nicoli, Vittori, Benigni, Giasti. Dans les réseaux liés à la gauche radicale ou gaulliste, même diversité, mais une présence plus grande de notables, de commerçants, de militaires de carrière. L’analyse sociologique exhaustive des résistants insulaires reste à faire, dans l’optique ouverte par la contribution à ce colloque par Ravis-Giordani.

 

     5 - Il me reste à évoquer un sujet qui, pour être parfois douloureux, ne peut être considéré comme tabou, quelle que soit la région de France : c’est celui de la non-résistance dans l’opinion, à ne pas confondre avec l’anti-résistance, dont la collaboration avec l’occupant fut la forme extrême.

Les historiens ont depuis longtemps évacué le mythe de l’unanimité nationale dès l’appel de De Gaulle le 18 juin 1940. En réalité, l’opinion de toutes les régions françaises, traumatisée par la défaite, est très majoritairement non- résistants, en 1940 et 41, notamment dans la zone sud non occupée, ce nouvel état vichyssois, dont la Corse fait partie. Indéniablement, une grande partie des insulaires considère le maréchal Pétain comme un rempart possible contre les exactions des vainqueurs, y compris contre l’annexion italienne. Les partis politiques de gauche ont volé en éclats, sont déconsidérés, y compris le parti giaccobiste. Ce n’est que peu à peu que se retissent des réseaux clandestins réprimés par la police, notamment du PCF, et que l’opinion évoluera vers le scepticisme, puis l’opposition. Mais en 1941, la Légion Française des Combattants, qui affirme publiquement son maréchalisme, regroupe environ 20% de la population masculine de l’île, une affluence moyenne comparée aux départements de la France méridionale (JP Cointet, La légion française des combattants, Albin Michel, 1995), pour s’étioler ensuite.

 

Le journal de Petru Rocca, A Muvra, avait réussi durant les années 30 à fidéliser un public important dans l’île sur le thème revendicatif de l’identité corse, sur les plans culturels et politiques. Progressivement, le discours « corsiste » de A Muvra est de plus en plus proche des thèses de l’idéologie mussolinienne, aligné sur le rêve fasciste d’une Europe anticommuniste, antibolchevique et réorganisée sur des bases ethniques. On ne peut multiplier les citations de A Muvra ; je me limite à deux, explicites :

« Le triangle maçonnique qui luit toujours à Paris, à Berlin, à Moscou, tandis qu’il est éteint à Rome…» (A Muvra, 20 février 1928).

A Muvra approuve avec enthousiasme l’intervention italienne et Allemande contre les Républicains espagnols en 1937, la conquête coloniale de l’Ethiopie, dont les habitants sont qualifiés de « populations de l’âge de bronze ». Et finalement toutes les initiatives de l’Axe Rome-Belin à la veille de la guerre :

« On ne sait ce qu’on doit admirer le plus, de la constante fidélité à la vraie patrie du peuple des Sudètes, soulevé grâce au courage de Konrad Henlein (leader nazi de la minorité germanique en Tchécoslovaquie, N d A) ou de  l’unanime volonté du peuple allemand de secourir des peuples martyrisés, que Hitler a manifestée avec une énergie indomptable…Bon sens et justice, tel fut le fondement de la paix romaine proposée par Mussolini (…) qui marque le premier pas vers de nouveaux concepts ethniques d’une Europe refaite à Munich sur les ruines de l’Europe de Versailles » (A Muvra,10 octobre 1938).

Petru Rocca est, à cette date, devenu l’idéologue d’un fascisme proprement corse, à ne pas confondre avec l’irrédentisme de quelques insulaires désireux de rattachement à l’Italie, ce qui les amènera à la collaboration active avec les forces d’occupation contre la Résistance. La mouvance muvriste relèvera plutôt en majorité de la non-résistance. Le journal cesse de paraître en septembre 1939, à la fois du fait de la répression et de la désaffection de nombreux lecteurs qui, attachés à l’identité corse, n’en sont pas moins indignés des revendications italiennes, puis de l’occupation. Petru Rocca se réfugie durant les mois de guerre, dans une neutralité muette et ambigüe, qui ne l’empêchera pas d’être lourdement condamné pour collaboration, à la libération, plus lourdement que Dominique Paoli, maire pietriste d’Ajaccio durant la guerre, qui s’était tout autant engagé dans l’approbation du fascisme. Et il faut rappeler que Sabiani, directement responsable de crimes  pro-nazis à Marseille, est mort dans son lit longtemps après les faits.

A titre de comparaison, en Bretagne, où le mouvement identitaire était actif lui aussi, on peut noter en similitude une indéniable attirance pour les idéologies fascistes, notamment par anticommunisme et ethnicisme, et une dérive collaboratrice minoritaire. Mais une grande différence : la minorité qui dériva des sentiments identitaires à la collaboration avec les occupants se réduisit en Corse à quelques individus, alors que la Bretagne eut une véritable SS bretonnante, qui fit le coup de feu, au nom du nazisme, contre les FTP.

 

En fait, la collaboration anti-résistante fut en Corse plus le fait du Parti Populaire Français que des autonomistes-muvristes. Le parti de Jacques Doriot, anticommuniste, antisoviétique et nationaliste français en liaison avec Simon Sabiani, leader PPF et Corse de Marseille, est très bien implanté dans l’île au début de la guerre, avec plusieurs centaines de militants, et quelques-uns iront combattre dans les supplétifs nazis, LVF, du front de l’Est, alors que quelques autres se feront délateurs, comme le prouvent les dossiers de la commission d’épuration conservés aux archives départementales.

Finalement, cette anti-résistance a été en Corse moins active qu’en d’autres régions périphériques, Bretagne ou Alsace, et comme en pays niçois, a relevé plus de l’ultra nationalisme français que des dérives du corsisme, contrairement à une idée reçue et cultivée postérieurement, pour des raisons politiciennes.

 

Les relations entre histoire et mémoire dans les diverses régions de France mériteraient aussi une approche comparative : elle n’est pas aujourd’hui à notre menu !

 

 

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 12:28

 

 

Clio

 

Clio, la muse de l'Histoire

 

 

Colloque de l’ANACR 2B, « Histoire et mémoire de la Résistance ,  Bastia, 26 mai 2014

 

Georges RAVIS-GIORDANI

 

L’esprit de résistance en Corse

 

Dans la préface à son livre La Crise de la culture, Hannah Arendt  fait référence au livre de René Char, Feuillets d’Hypnos, écrit pendant les années de résistance. René Char écrivait :

 « Archiduc me confie qu’il a découvert sa vérité  quand il a épousé la Résistance. Jusque-là il était un acteur de sa vie, frondeur et soupçonneux. L’insincérité l’empoisonnait... Une tristesse stérile peu à peu le recouvrait. Aujourd’hui il aime, il est engagé, il va nu.... ».

 

Reprenant cette image, H. Arendt écrit : 

 

«  Dans cette nudité, dépouillés de tous les masques – de ceux que la société fait porter à ses membres aussi bien que de ceux que l’individu fabrique pour lui-même dans ses réactions psychologiques contre la société – ils avaient été visités pour la première fois dans leur vie par une apparition de la liberté, non certes parce qu’ils agissaient contre la tyrannie et contre des choses pires que la tyrannie – cela était vrai pour chaque soldat des armées alliées – mais parce qu’ils étaient devenus des challengers, qu’ils avaient pris l’initiative en main et par conséquent, sans le savoir ni même le remarquer avaient commencé de créer entre eux cet espace public où la liberté pouvait apparaître »

 

Et elle revient à René Char :

 

« A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis »

 

On pourrait évoquer aussi ce qu ‘écrit A. Camus dans l’Homme Révolté :

« En même temps que la répulsion à l’égard de l’intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l’homme à une partie de lui-même ».

 

Je pourrais aussi évoquer ce passage d’Un Destin philosophique dans lequel Jean-Toussaint Desanti raconte comment il est passé de la résistance passive à la résistance active le jour où, devant le Commissariat du Panthéon il a vu des enfants juifs, parqués sur le trottoir en attente d’une déportation dont ils ne devaient pas revenir.

Je pourrais aussi évoquer le témoignage de quelques résistants qui disent comment ils sont entrés en résistance. Pierre Messmer par exemple ; je cite

«  Pour moi le glas a sonné lorsque j’ai entendu à la radio la voix chevrotante de Pétain annonçant l’armistice ».

 

Ou encore Geneviève de Gaulle-Anthonioz : «Pour moi le début de la résistance ne fut pas l’appel du 18 juin que je n’ai pas entendu mais l’intervention du maréchal Pétain à la radio.... J’avais 19 ans, je n’arrivais pas le croire. A tel point que j’ai dit à mon père « C’est un type de la 5e Colonne qui se fait passer pour la Maréchal ».

 

Pour Dominique Lucchini, « Ribeddu », c’est un incident, une querelle avec un soldat italien qui le jette au maquis. On pourrait citer bien d’autres exemples du même type.

 

On le voit, le point de départ c’est souvent un choc émotionnel, un détail concret qui fait apparaître tout d’un coup comme radicalement inacceptable la situation dans laquelle on se trouve plongé.

Ces témoignages disent tous que l’entrée en résistance, tout au moins dans les deux premières années de la guerre, a été un choix personnel, une aventure  dans laquelle on s’engage sans savoir où elle va nous mener mais en tout cas parce qu’il n’est pas possible de faire autrement. Ils disent mieux que je ne saurais le faire  ce qu’était cet esprit de résistance, on pourrait presque dire l’instinct de résistance. Ils nous permettent de mieux comprendre pourquoi ces hommes et ces femmes ont pu aller, au péril et au prix de leur vie, jusqu’au bout de leur engagement.

Pour d’autres, le cheminement a été plus long et plus complexe. Pour le commandant en retraite François-Marie Pietri, ancien combattant, officier sorti du rang, la seule préoccupation en 1940 c’est d’éviter à tout prix que la Corse soit annexée par l’Italie ; il pense alors que Pétain et son gouvernement peuvent être le bouclier contre cette annexion, et c’est dans cet esprit qu’il crée la Légion corse, rassemblement de militaires s’engageant à se battre si besoin était contre cette annexion. Il va même jusqu’à se rendre à Vichy, où il prend des contacts avec le gouvernement pour obtenir des appuis et des armes. Son cheminement va passer  par une série de désillusions : l’entrevue de Montoire d’abord en octobre 40, puis le retour de Laval comme chef du gouvernement en avril 42 et enfin l’invasion des troupes italiennes en novembre 42. Progressivement donc, la Légion corse va prendre le chemin de la lutte armée et  le commandant Pietri va mettre sur pied dans sa région de San Gavino di Carbini, un maquis qui jouera un rôle dans les combats de septembre 1943.

Chez François Geronimi, né dans une famille de militaires, lycéen en 1940, le cheminement combine le patriotisme, héritage familial, et la révolte de l’adolescent contre le père, englué dans son attachement d’officier et d’ancien combattant au Maréchal. 

Peu à peu, au fur et à mesure que la situation devient plus claire, au fur et à mesure que le rapport des forces se modifie, ces engagements individuels vont faire place à des engagements qui, tout en restant toujours individuels et uniques, vont obéir à des mouvements collectifs. C’est à ceux-là que je voudrais m’attacher.

 

***

 

Peut-on éclairer la Résistance en Corse en la confrontant à ce que nous savons de l’histoire et de la société de l’île ? N’étant pas historien, je me suis efforcé de faire une lecture ethnologique des travaux que j’ai pu consulter ; ceux d’H. Chaubin, S. Gregori, F. Pomponi, A. Rovere.

 

L’histoire de la Corse c’est celle d’une terre marquée depuis toujours par sa proximité géographique et culturelle avec l’Italie. C’est aussi celle d’un peuple intégré à la nation française dans une période cruciale de leur devenir, à l’une et à l’autre, le moment de leur histoire où la Corse et la France essaient de construire une nation dans la liberté.

Avant l'unification de 1860, qui estompe les différences entre les régions italiennes, on sait faire clairement, en Corse, la distinction entre  d'une part la Toscane, ou les Etats du Pape, régions avec lesquelles les relations économiques et culturelles sont permanentes, connotées à l'image positive d'une italicité proche, et, d'autre part, Gênes, l'ancienne  puissance dominante, vis à vis de laquelle les sentiments sont de ressentiment. Quand l'Italie fasciste revendique la Corse, c'est la France qui devient le pôle d'altérité positif, et d'autant plus que l'on est au lendemain de la guerre de 14-18 qui, par le sang versé, a resserré les liens entre l'île et la nation. Inversement, chaque fois que les Corses se penchent, dans le bilan de deux siècles de Corse française, sur la colonne "débit", l'italianité de la Corse peut redevenir un fantasme tentateur.

A la fin des années 1930, la revendication irrédentiste de l’Italie fasciste sur la Corse est d’autant plus menaçante que la Corse n’est pas intégrée physiquement au continent et qu’il y a dans l’île un mouvement politique qui prête une oreille complaisante à ces prétentions. Ce mouvement, bien que très minoritaire, faisant fond sur une aspiration naturelle à la reconnaissance de la culture et de la langue, dispose de moyens d’expression qui ne sont pas négligeables. Si la revue Corsica antica e moderna ou la page corse du journal de Livourne Il Telegrafo ne sont lues que par quelques abonnés, la revue A Muvra et son almanach annuel pénètrent dans beaucoup de foyers. Mais il faut minimiser l’influence de l’idéologie irrédentiste : elle ne touche avant la guerre que quelques milieux intellectuels. Elle prépare en revanche la collaboration en lui fournissant une justification idéologique.

Le 30 novembre 1938, des députés italiens réclament ouvertement l’annexion de la Corse, de la Tunisie et de la Savoie, déclenchant quelques jours après une vive réaction des Corses : plusieurs dizaines de milliers de personnes, (20 000 à Bastia) se rassemblent pour entendre ce qui est resté dans l’histoire sous le nom de « Serment de Bastia » :

 « Face au monde, de toute notre âme, sur nos gloires, sur nos tombes, sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir français. »

 

La déclaration de guerre de l’Italie à la France, le 10 juin 1940, suivie 15 jours après par la signature d’un armistice et l’arrivée d’une délégation italienne chargée  d’appliquer l’armistice, attisent les craintes d’annexion. Au mépris ancien pour le travailleur immigré italien s’ajoute maintenant le ressentiment et la rage que leur inspire cette déclaration de guerre annoncée alors que la France était déjà vaincue et ces « vainqueurs » qui en quinze jours de guerre ont été repoussés sur tous les fronts. Ils y ont même perdu, dans les Alpes, le fort construit à grands frais au sommet du Mont Chaberton (3 000 m.) qui menaçait  Briançon.

Face à cette menace, le régime de Vichy se présente comme le rempart contre cette menace d’annexion. Certains, les plus nombreux, font confiance au Maréchal. D’autres, peu nombreux, placent leurs espoirs dans l’Angleterre qui continue la lutte et dans ce général inconnu qui l’a rejointe.

La situation est d’autant plus complexe que la Corse accueille sur son sol  17 000 Italiens dont un certain nombre sont d’antifascistes qui ont fui le régime de Mussolini ; d’ailleurs, en 1939, 500 d’entre eux ont demandé à être incorporés dans l’armée française. Sommés de souscrire une déclaration de loyalisme à l’égard de la France, la très grande majorité des Italiens signent cette déclaration.

Telle est donc la situation de la Corse. Rien, pendant les années qui vont suivre, ne va dissiper cette inquiétude qui, au contraire va aller en grandissant, surtout après l’entrevue de Montoire (oct. 40)  et plus tard le retour au pouvoir de Laval (avril 42) dont on connaît les liens qui l’unissent à Mussolini.

Cette appréhension fonde paradoxalement à la fois l’adhésion à Vichy et l’attention à ce qui se passe du côté de l’Angleterre. Elle va être, pour les Corses, le ciment de la Résistance.

 

 

***

 

Je voudrais maintenant en venir à examiner ce qui dans la société corse telle qu’elle était en 1940, donne à la Résistance sa coloration propre.

 

Notons tout d’abord qu’en 1940 la démographie de la Corse est celle d’une société relativement jeune : 45 % de la population a moins de 30 ans et, bien entendu pour les hommes, les classes de 40 à 65 ans sont réduites par les pertes subies pendant la guerre de 14-18.  Le contraste est donc fort entres les classes « jeunes » et les classes « vieilles ». Ce n’est pas là un trait original, il est propre à toute la France, mais il est important dans une société où le pouvoir, familial et politique, est traditionnellement entre les mains des plus âgés.

Sylvain Gregori note que ces classes jeunes sont délaissées par le système des clans qui fonctionne sur le vote groupé familial dont la décision revient aux chefs de famille. Il souligne toutefois que le Parti communiste a, dès les années 20, commencé à s’intéresser aux jeunes, en particulier à travers les mouvements sportifs les plus populaires (football et cyclisme) tout au moins dans les villes où il a une implantation, certes modeste.  Il cite le cas de « l’Avenir cycliste » ajaccien  qui a pour président Nonce Benielli, ou le « Le Vélo Club » de l’Ile Rousse dirigé par un communiste. A. Rovere insiste avec raison sur la force d’attraction que le PCF dans les années 1930 pouvait présenter pour des jeunes avides de nouveauté dans une société encire patriarcale. Il cite le cas de ce jeune homme, ouvrier à l’arsenal de Toulon qui en arrivant en vue de son village, « pour signifier à tous et d’abord à mon père que j’étais un homme libre », entonnait l’Internationale.

C’était encore plus vrai pour les jeunes femmes, comme le montre ce témoignage tout en nuances de Jéromine Benielli, élève institutrice à l’Ecole Normale d’Ajaccio  à la fin des années 30 :

« Je suis une jeune fille bien élevée, habillée correctement, mais cette jeune fille bien élevée se permettra d’aller aux réunions communistes, de quêter dans la rue pour les réfugiés espagnols. Il faut du cran pour se démarquer des autres dans un pays où l’on vit beaucoup sous le regard du quartier, du village. L’émancipation sexuelle ? Ça ne nous traverse pas l’esprit. Aller aux réunions politiques c’est déjà très mal vu. Les quelques-unes qui se retrouvent dans ces réunions politiques sont des filles sages et non des dévergondées. Au siège du Parti, nous sommes deux ou trois. Une camarade de promotion puis une d’une autre promotion. Peut-être cinq jeunes filles au maximum »

 

 Ce mouvement va, bien entendu, s’amplifier avec le Front Populaire. En 1938, la JC compte 500 membres.

Cette jeunesse va prendre une part importante à la Résistance.

Dans les villes les enseignants jouent un rôle important dans l’évolution des esprits des lycéens.  Au sein du Parti communiste, en janvier 1941, Pierre George (Colonel Fabien) vient en Corse pour mobiliser la JC, qui, après son passage, devient de plus en plus active, notamment dans la distribution de tracts et le travail de mobilisation des lycéens suppléant même le Parti qui tâtonne à la recherche d’une ligne qui va aboutir en mai 1941 à la création du Front National. Ajoutons à cela que, à partir de 1942, la mise en place de « la Relève » puis du STO va orienter vers les maquis un grand nombre de jeunes hommes. Ce sont eux qui vont constituer l’essentiel des effectifs de la Résistance active et militaire.

 

***

 

Un deuxième trait caractéristique de la Résistance  c’est la place qu’y tiennent les élites issues du peuple que sont les enseignants, les militaires de carrière et dans une mesure moindre mais qu’il faudrait sans doute ré-évaluer, le bas clergé.

En ce qui concerne les instituteurs (ils sont plus d’un millier) leur prestige, dans les villages se fonde non seulement sur le savoir dont ils sont détenteurs mais sur les fonctions qu’ils occupent dans l’administration et la vie quotidienne des communautés ; et aussi sur les services qu’ils rendent à l’occasion pour faciliter une démarche, pour aider un enfant en difficulté  ou au contraire pour pousser un élève doué.

N’oublions pas surtout que les journées d’école commençaient par une leçon de morale et d’éducation civique et que c’était là l’occasion pour le maître ou la maîtresse  d’exalter l’amour de la patrie ; la grande mais aussi la petite car les instituteurs avaient dans leur boite à outils pédagogique des manuels rédigés par des enseignants corse pour apprendre l’histoire et la géographie de la Corse.

C’est la même chose dans les villes, pour les professeurs, à ceci près qu’ils exercent leur influence sur des jeunes gens en âge de manifester, de s’engager ; faisant du lycée de Bastia un centre actif de la Résistance.

La liste serait longue de ces enseignants, hommes jeunes pour la plupart, frais émoulus de l’Ecole Normale ou des concours. Ils ont fourni les cadres du front National après avoir, pour certains d’entre eux animé et structuré dans les années trente le mouvement syndical : Jacques Bianchini, issu d’une famille de paysans est aussi fondateur du syndicat des travailleurs agricoles ; Laurent Salini a contribué à l’implantation de la CGT à Ajaccio ;  Eugène Comiti est secrétaire du SNI et de la Ligue des droits de l’homme ; Antoine et Ange Stromboni et Séraphin Mondoloni sont membres de la CGTU.

Quant au clergé, nous savons peu de choses sur la part qu’il a prise à la résistance. Rappelons que Mgr Rodié, qui quitte Ajaccio en 1938, était résolument anti-irrédendiste. Mgr Llosa semble avoir navigué entre les écueils, mais le bas clergé donne des exemples de résistance. Maurice Choury évoque les deux curés de Cargèse et de Marignana qui aidèrent Pierre Griffi à trouver un lieu sûr pour installer son poste de radio. De même, à Sollacaro, le curé joue les médiateurs pour faire libérer plusieurs jeunes gens arrêtés par les Italiens.

 

Les anciens militaires de carrière jouent également un rôle important.. Beaucoup d’anciens militaires, officiers subalternes sortis du rang ou sous-officiers, vivent leur retraite dans leur village où ils jouissent d’un réel prestige. Profondément patriotes, anciens combattants, ils assurent souvent des fonctions électives. Maréchalistes en 1940, parce qu’ils voient en Pétain le garant de l’unité nationale, ils adhérent à la LFC, mais ils vont progressivement prendre leurs distances avec un régime qui s’enfonce dans la collaboration.

En juin 1940, les officiers chargés d’encadrer les forces militaires stationnées en Corse ne mesurent pas l’ampleur de la débâcle et veulent continuer le combat.  A l’annonce de l’armistice, le général Mollard,gouverneur militaire de la Corse déclare à son état-major :

«  Je ne reconnais pas le gouvernement du Maréchal ; je refuse de capituler et je vais défendre la Corse »  

Il sera limogé et ne reprendra du service qu’à la Libération.

Devenus armée d’armistice, ces officiers vont continuer de songer à se battre si l’Italie annexait la Corse. 

En novembre 1942, quand arrive l’ordre de démobilisation de l’armée d’armistice, ils planquent les armes ou les sabotent. Un certain nombre de ces militaires de carrière  vont fournir les cadres de la Résistance lui donnant une coloration « militaire » plus prononcée que sur le Continent ; comme le capitaine Simon-Jean Giudicelli , d’abord responsable local de l LFC qui crée en 1943 le maquis de Chisà.

S. Gregori donne quelques chiffres : pendant l’été 1943, sur 26 postes de responsables militaires à l’échelon de l’arrondissement ou du canton, 18 sont occupés par des militaires.

 

***

 

Le troisième trait, qui est sans doute le plus important c’est le caractère essentiellement rural et villageois de la Corse des années 40 : 3 Corses sur 4 vivent dans des villages, souvent même dans des hameaux qui ne comptent que quelques maisons.

Autant dire que la dissimulation y est impossible.  Tout se sait, tout se voit et au quotidien, la Résistance n’est donc possible qu’à la condition que chacun  affecte à l’égard d’autrui  une solidarité constante ou au moins ce qu’on pourrait appeler une indifférence affectée et dans le pire des cas, une tolérance armée. Car celui qui s’aviserait de dénoncer serait vite suspecté, découvert et sanctionné.

 

Ce que je dis là ne vaut que pour la période des premières années où les Corses sont entre eux ; c’est ainsi qu’on peut comprendre que dans ces années-là des rapports de gendarmerie puissent signaler que,  à Ota, on a chanté l’Internationale dans un café, qu’à Aregno et Poggiolo le secrétaire de mairie organise l’écoute de Radio Londres, qu’à Montemaggiore on a crié « C’est De Gaulle qu’il nous faut, C’est Churchill qu’il nous faut, A bas Laval ». A ce propos le rapport de gendarmerie daté du 4 octobre 1942 dit très clairement les raisons multiples du mutisme que les habitants affichent devant les enquêteurs :

 

« La plupart des témoins entendus se sont montrés réticents pour des motifs divers (représailles, animosité envisagée, amitié, esprit du clan local qui semble dominer l’esprit national) »

 

 Dès que les troupes italiennes s’installeront dans l’île, et pénètreront dans chaque canton, dans chaque village, ce ne sera plus possible mais l’esprit de résistance va prendre une forme qui pour être moins éclatante n’en sera que plus profonde. D’autant plus que, depuis octobre 1942, la menace du STO touche un grand nombre de familles et solidarise les communautés.

C’est ainsi qu’à Campile, la population s’oppose à la réquisition de jeunes gens, en présence du sous-préfet de Bastia et des gendarmes qui n’insistent pas. La solidarité communautaire joue également dans un certain nombre de cas quand le rejet de l’ennemi, est assez fort pour faire oublier un moment les anciennes luttes de clans, les vieilles inimitiés de familles ; ou quand un enfant du village sait entraîner derrière lui tout le village. C’est le cas à Porri, dont François Vittori est originaire, ou à Silvareccio, autour de Dominique Vincetti. A Sollacaro, pendant l’été 1943, François Geronimi et d’autres jeunes sont arrêtés pour avoir affiché des tracts qui dénonçaient des jeunes femmes du village soupçonnées de relations avec l’occupant ; aussitôt la population se rassemble devant la caserne des soldats italiens pour demander et finalement obtenir leur libération. S. Gregori note avec justesse qu’ici la communauté avait à choisir entre deux solidarités et qu’elle a choisi celle qui était la plus difficile à assumer.

Parfois l’homogénéité sociale des villages et l’étroitesse des liens de parenté facilitent plus encore cette solidarité. C’est notamment le cas dans le Sartenais qu’évoque Maurice Choury dans son livre Tous bandits d’honneur. Nous sommes là en effet dans une région où les oppositions de classes sont fortes et anciennes et se traduisent dans l’organisation de l’espace et de l’habitat : les « sgio » habitent Sartène, les « pastori » les petits hameaux et « pasciali » du bas-Sartenais.

« Toute la population de l’Ortolo est dans la Résistance. Des familles entières consacrent toute leur activité au ravitaillement, à la sécurité des hommes du maquis (*). Des propriétaires, tel Jean-Paul Polidori envoient des vivres. A Granace, chez le vieux Pasquin Leandri, on est sûr de trouver le gîte et le couvert et des guides, le plus souvent pieds nus mais qui vous accompagnent dans tout l’arrondissement s’il le faut. A Carabona, porte ouverte chez les Pietri, chez François Quilichini, chez les Giorgi,où le fils répare un poste de radio clandestin. Dans ce hameau on poursuit pendant plusieurs jours l’instruction militaire des jeunes réfractaires. A Gianuccio, où l’ennemi n’a jamais osé paraître, on fait en plein jour des tirs d’essai de fusils mitrailleurs parachutés dans la région de l’Ortolo et le plateau d’Ovace. A Castello di Baracci, Rosine et Toussaint Nicolaï sont de vrais anges gardiens pour les membres du Comité d’arrondissement (...) Cette région constitue un tel point d’appui pour la Résistance que le Comité d’arrondissement envisage d’en faire un véritable réduit militaire.

(*) Familles Paul et Charles Tramoni à Yena, Martinetti à Tozza-Alta, François Tramoni à Picchiogona, Pierre Tramoni à Paccialella di Cagna, Nicolaï et Félicien Tramoni à Foce, François et Antoine Cucchi à Radicci, Lanfranchi et Bocognano à Cillo, Giovangigli à l’ Ospedale, Baptiste Marcellesi à Porto-Vecchio 

 

A Albertacce, dans une région qui n’est pas particulièrement caractérisée par les antagonistes de classes, le clivage entre « gaullistes » et « pétainistes »  recouvre la séparation entre le village principal et le hameau lointain de Calasima .

Quand commencent les parachutages destinés à armer les patriotes, il faut mobiliser tout un village et parfois même plusieurs villages, hommes et mulets pour réceptionner les armes, les postes de radio, et les acheminer en lieu sûr. Pierre Simi dans un rapport que cite S. Gregori, indique de façon précise et concrète comment le village de Casta se mobilise :

«  Les paysans de Casta non seulement guident les convois, mais mettent tout à notre disposition (10 décalitres d’avoine par jour pour les bêtes, une fournée de pain et un veau pour les hommes, tout le village est au courant). Les enfants font le guet, les femmes font le pain, les hommes de 15 à 60 ans vaquent ostensiblement à leurs affaires dans la journée. Les vieux conversent avec les Italiens, s’employant à connaître les heures et les directions des patrouilles, et chaque soir le même travail recommence ».

 

La Résistance se nourrit de ces liens de solidarité mais aussi des oppositions claniques et des inimitiés interfamiliales qui scandent la vie de ces communautés villageoises. 

Vichy avait affiché dès 1940 sa volonté de dépasser l’esprit de clan au nom de la réconciliation de tous les Français dans l’effort de  Révolution nationale. La Légion française des combattants, créée en août 1940, devait regrouper les anciens combattants et était conçue comme un des piliers de cette entreprise. A l’épreuve de la société corse il devait en être tout autrement et d’autant plus que dans la décennie qui précède la guerre les luttes politiques et sociales, l’essor du mouvement syndical, le Front populaire, l’émergence du Parti communiste ont aiguisé les oppositions claniques dans lesquelles, tout au moins dans les villages, ces luttes se sont exprimées.

A sa manière la structure clanique va contribuer à la naissance de l’esprit de résistance. Dans certaines communes, le maire landryste qui n’a pas (ou pas encore) été destitué par le Préfet mène contre la création de la LFC une lutte opiniâtre en dissuadant ses partisans d’adhérer à la Légion. Dans d’autres communes, au contraire, le maire landryste tente de noyauter la LFC.

S Gregori relate dans le détail le déroulement du conflit qui, de l’été 1940 au début de l’année 1942 oppose, à Venaco, le clan giacobbiste à la section locale de la LFC ; celle-ci vise la conquête du pouvoir municipal et accuse les giacobbistes d’être des « gaullistes ». Paul Giacobbi, protégé par le sous-préfet de Corte, Ravail (lui-même radical), manœuvre habilement, laisse aux jeunes du village, regroupés dans l’ »Association sportive de Venaco » le soin de mener une bataille d’escarmouches (graffitis, lazzis) contre la LFC et finit par éliminer ses adversaires. Ces péripéties s’inscrivent sur le fond ancien d’un républicanisme modéré mais solide, sur le prestige personnel de Giacobbi qui est, par ailleurs un des plus gros propriétaires fonciers du canton. Ils contribuent au développement de l’esprit de résistance en mobilisant chaque famille, chaque individu.

Comme le souligne S. Gregori, « il n’y a pas de place ici pour la zone grise »

Sauf exception, la solidarité familiale, nous le savons, est sans faille quand il s’agit de faire face à un adversaire étranger ; un résistant, dès lors qu’il est menacé, peut donc compter sur l’appui de sa famille, de ses parents, de ses amis, même s’ils ne partagent pas ses positions. S’ils les partagent, c’est sur cette base que se fait, de proche en proche le recrutement. Et c’est d’autant plus facile que le maquis  n’est que le prolongement du village ;  comme le fait remarquer A. Rovere, il n’y a pas de  maquis en Corse ; on prend le maquis « chez soi », avec les avantages que ça représente ; seuls les responsables à un niveau élevé circulent.

La répression qui s’exerce sur les familles renforce le processus. Quand Ribeddu prend le maquis, son père et trois de ses proches sont arrêtés, ce qui le conduit à se constituer prisonnier pour obtenir leur libération. En prison, il fera la connaissance de plusieurs militants communistes qui vont donner à sa révolte un contenu plus politique. Il s’évade un mois plus tard et rejoint un maquis... où il retrouve son père ! Il conclut son témoignage

«  Mes 38 jours de prison vont coûter cher à l’ennemi »

C’est sur la base de cette solidarité familiale et parentale que la Résistance recrute.

 

 C’est aussi dans ce cadre familial élargi que les femmes prennent une part active à la Résistance ; en tant que mères ou épouses, elles tirent même parti de leur statut, du respect qu’on leur doit pour protéger les maquisards, accueillir les cadres en mission arrivant du Continent, de Londres ou d’Alger,  cacher ou transporter armes et vivres.

Mais leur activité ne s’arrête pas là ; dans les villes, où le ravitaillement est défectueux, le marché noir omniprésent, elles savent se grouper pour protester et réclamer, faisant ainsi l’apprentissage de l’organisation collective. C’est ainsi qu’en septembre 1942, à Ajaccio, les ménagères menacent, si le ravitaillement n’est pas assuré, de s’en prendre elles mêmes aux magasins. A Bastia, les 22 et 23 mars 1943, elles manifestent, rejointes par les lycéens et une partie de la population contre les difficultés du ravitaillement, si bien que la manifestation rassemble entre 1 000 et 2 000 personnes ; la police intervient. A Corte, en juillet 1943, une femme appelle les autres à brûler les magasins.

 

***

Quel a été le ciment, ou plutôt le ferment, de cette Résistance qui a pu faire se lever, en septembre 1943 plus de 10 000 hommes pour aller au combat ?

 

Est-ce encore l’italophobie ? Sans doute a t-elle eu un rôle important pour entretenir, tout au long de ces trois années d’attente, le moral de la population. Mais elle joue moins au moment décisif, d’abord parce qu’au fil de l’année 1943, les Corse ont appris à faire la différence entre « les soldats du Roi », des hommes du peuple embrigadés de force dans l’armée et qui ne songent qu’à « tornare a casa » et « l’armée de Mussolini », les carabiniers et les chemises noires. En septembre 1943, c’est surtout les Allemands de la 90e Panzer Division (36 000 hommes aguerris et bien armés) qu’il faut combattre, tandis qu’une partie de l’armée italienne se range aux côtes des résistants et des troupes françaises. Et les troupes italiennes paieront un lourd tribut à ces combats : plus de 600 soldats tués.

Si la résistance s’est propagée dans toute l’île  comme le montre la carte des terrains de parachutage, c’est d’une part parce que le tissu social était formé essentiellement de ces petites communautés villageoises fonctionnant sur la principe de la solidarité antagoniste (même les citadins se référaient toujours à un village) et c’est surtout parce que  le PCF a su définir et imposer, avec le FN,  une organisation assez large et assez souple pour que tous les groupes et réseaux rattachés au Continent ou à Londres et Alger viennent s’y fondre ; cette unification, provisoire certes, mais nécessaire pour entraîner l’ensemble du peuple corse, ne devait pas durer au-delà de la Libération. On connaît la suite : très vite l’élimination politique de Giraud, et plus tardivement la bataille autour du pouvoir politique à partir des élections de 1945.

L’esprit de résistance devra aller habiter ailleurs, dans le travail de la mémoire et  de l’histoire. Et pour finir, sur une note grave mais une note d’espoir, un dernier texte de René Char : 

« Vous tendez une allumette à votre lampe et ce qui s’allume n’éclaire pas. C’est loin, très loin de vous que le cercle illumine ».

 

 

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