Au printemps 2011, l’étoile rouge des partisans yougoslaves a fait son apparition sur les pièces de monnaie européennes. La Slovénie, premier Etat de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY) à avoir rejoint l’Union européenne, et premier des « nouveaux membres » admis en 2004 à avoir adopté la monnaie commune, a frappé une pièce de 2 euros à l’effigie de Franc Rozman, dit Stane, un célèbre commandant partisan, mort en novembre 1944 dans des circonstances restées douteuses. Cette initiative a suscité l’indignation de la droite slovène, mais la pièce est âprement recherchée par les collectionneurs et les « yougonostalgiques », toujours aussi nombreux.
Le 25 mai dernier, la cérémonie de la stafeta (« flambeau de la jeunesse ») a été célébrée à Belgrade avec une ampleur inédite depuis vingt-cinq ans. Dès le matin, des milliers de personnes se sont rassemblées devant la Maison des fleurs, la villa de Tito, où le président à vie est enterré, dans le quartier chic de Dedinje. La foule, brandissant drapeaux rouges et bannières de l’ex-Yougoslavie socialiste, attendait impatiemment l’arrivée de la stafeta, partie cette année d’Umag, en Istrie, dans l’ouest de la Croatie. La stafeta était l’un des rituels majeurs, établi dès 1945, de l’ancienne Yougoslavie. Cette course de relais partait chaque année d’une ville différente de la fédération pour arriver à Belgrade le 25 mai, jour anniversaire de Tito, rebaptisé « jour de la jeunesse ». Le relais était remis au maréchal dans le stade de l’Armée populaire yougoslave (JNA) au cours d’une cérémonie grandiose.
Après la mort de Tito, le 4 mai 1980, la tradition a survécu quelques années, avant de disparaître en 1987. Elle a été relancée il y a trois ans, suscitant un enthousiasme croissant. Cette année à Belgrade, parmi la foule composite, il y avait beaucoup de vétérans, qui expliquaient n’avoir jamais manqué l’arrivée de la stafeta, et des enfants venus avec leurs parents ou leurs grands-parents, mais aussi un grand nombre de jeunes d’une vingtaine d’années. Seule manquait la « génération intermédiaire », celle des 30-50 ans, qui a connu la fin de l’ancienne Yougoslavie et a grandi durant les années d’éclatement et de guerre.
La foule a pieusement entendu des enregistrements de Tito, avant que son petit-fils et homonyme ne prenne la parole. M. Josip Broz dirige en effet un nouveau Parti communiste, récemment créé par la fusion de différents groupes communistes de Serbie. Il a fait acclamer longuement une délégation de l’ambassade de Libye, avant d’assurer que la Yougoslavie unie renaîtrait de ses cendres et que la Serbie ne rejoindrait jamais l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) — l’éventuelle adhésion du pays à l’Alliance atlantique est en effet à l’ordre du jour, douze ans après les bombardements de 1999.
Le parti de M. Broz ne s’est encore jamais présenté à des élections, mais son audience reste confidentielle, tout comme celle du comité central du Parti communiste de Croatie, qui avait organisé le départ de lastafeta à Umag. En 2010, les plus importantes cérémonies de la stafetaavaient eu lieu à Tivat, au Monténégro, dans un contexte beaucoup moins politisé et plus ludique.
dans les restaurants
et les boîtes de nuit
Il existe en effet un fort hiatus entre le peu de crédit dont jouissent les organisations qui, dans les diverses républiques, se proclament héritières de l’ancienne Ligue des communistes de Yougoslavie (LCY), et le sentiment diffus et beaucoup plus répandu de « yougonostalgie », voire de « titostalgie », selon le néologisme forgé par le sociologue slovène Mitja Velikonja (1).
S’agirait-il d’une « mode » plus culturelle que politique ? Le restaurant Kaj Marsalot (« Chez le maréchal ») est une bonne adresse de Skopje, la capitale de la République de Macédoine. Les garçons accueillent les clients en uniforme de pionniers, foulard rouge noué autour du cou, et la salle est décorée de photographies de Tito. Les établissements de ce type, cafés ou restaurants, se sont multipliés dans toutes les républiques. Il y a même, à Sarajevo comme à Belgrade, des boîtes de nuit qui ont fondé leur réputation sur ce « concept » titiste. Velikonja en vient à supposer que la « marque Tito » est devenue un produit de marketing, au même titre que l’image de Che Guevara…
Il existe toujours une « Yougoslavie virtuelle ». De nombreux sites Internet proposent à l’envi photographies, vidéos ou enregistrements sonores du maréchal ou des grands rassemblements du régime. Il suffit de quelques clics pour obtenir un « passeport » de la « République socialiste fédérative de Yougoslavie », délivré par plusieurs sites, comme celui du « consulat général de la RSFY » (2).
Cette « Yougoslavie virtuelle » est aussi celle de certains exilés, comme l’écrivain Velibor Colic, né dans une famille croate de Bosnie-Herzégovine. Réfugié en Bretagne depuis 1993, après avoir combattu pour défendre son pays, M. Colic est apatride et rejette toute autre définition « nationale » que celle de « yougoslave ». Ses derniers livres sont écrits en français (3), mais les précédents l’étaient en « serbo-croate », l’écrivain refusant de qualifier sa langue de « croate » ou de « bosnienne ». Le serbo-croate ou croato-serbe n’existe plus : il a été remplacé par le croate, le bosnien, le monténégrin et le serbe, selon les appellations en vigueur dans chacune des républiques concernées. La majorité des linguistes s’entendent pourtant pour reconnaître qu’il s’agit d’une seule et même langue, malgré l’existence de variantes régionales dans la prononciation ou le vocabulaire. Prétendre aujourd’hui parler ou écrire en « serbo-croate » est donc une affirmation politique, tandis que les locuteurs ont pris l’habitude d’user de circonvolutions, évoquant « notre langue », voire la « langue maternelle ».
Le film Cinema Komunisto a été le grand succès de l’année à Belgrade. Ce documentaire évoque l’histoire du cinéma yougoslave, mais aussi la vibrante cinéphilie de Tito, qui aurait vu huit mille films au cours de sa vie. Son projectionniste privé raconte ses efforts, parfois désespérés, pour trouver chaque soir un nouveau film. Le documentaire revient sur la débauche de moyens des grands succès du cinéma yougoslave — notamment les films sur la guerre des partisans (4) et sur Tito lui-même, qui accepta d’être incarné à l’écran par Richard Burton (5). Le film, triomphalement accueilli à chaque projection, est l’œuvre d’une jeune réalisatrice, Mila Turajlic, qui n’avait qu’une dizaine d’années lors de l’éclatement de l’Etat fédéral.
Peut-on établir une typologie de cette « yougonostalgie » par républiques ? Elle est assurément plus forte dans les républiques dont l’identité nationale a été confortée par l’expérience yougoslave, comme la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine ou même la Slovénie. Avant de devenir des républiques fédérées de la Yougoslavie, en 1945, la Slovénie ou la Macédoine n’avaient jamais eu d’expérience étatique. La langue macédonienne a été codifiée après la seconde guerre mondiale, et le régime titiste a valorisé l’identité nationale macédonienne, pour une bonne part afin de soustraire la Macédoine aux prétentions serbes et bulgares. Les nationalistes de ces deux pays accusent d’ailleurs Tito d’avoir « créé de toutes pièces une langue et une nation macédoniennes ». De même, le régime yougoslave a reconnu et valorisé l’identité spécifique des musulmans bosniaques (6).
Le très nationaliste écrivain serbe Dobrica Cosic prête au personnage de l’un de ses romans cette réflexion : « La Yougoslavie a été la plus grande erreur de la Serbie. » Dans le discours nationaliste serbe ou croate, l’expérience yougoslave serait venue bloquer les aspirations nationales de ces deux peuples, tandis qu’elle aurait favorisé l’émergence des identités nationales macédonienne, slovène et bosniaque. En Croatie comme en Serbie, la « yougonostalgie » se décline donc sur le mode d’une opposition au nationalisme, tandis qu’elle peut se révéler complémentaire du sentiment national dans les autres républiques. L’appartenance nationale de Tito constitue un élément supplémentaire de différenciation. Sa ville natale de Kumrovec, dans l’ouest de la Croatie, non loin de la frontière slovène, est redevenue un lieu de pèlerinage (7) ; mais, dans les années 1990, certains nationalistes serbes affirmaient volontiers que la Serbie avait été dirigée durant trente-cinq ans par quelqu’un qui « ne parlait même pas serbe », en référence à l’accent du maréchal.
Malgré ces différences, l’idéalisation de la défunte fédération s’étend désormais à toutes les républiques héritières. Seule la minorité albanaise — majoritaire au Kosovo et importante localement en Macédoine et au Monténégro — semble relativement épargnée par la vague de « yougonostalgie » et de « titostalgie ». A cela, trois raisons au moins : les longues phases de répression qu’a connues le Kosovo ; son statut de simple province autonome, et non de république fédérée de la Yougoslavie ; enfin, une différence symbolique et identitaire — la Yougoslavie était le pays des « Slaves du Sud », or les Albanais ne sont pas un peuple slave.
Toutefois, il serait erroné de penser que tous les Albanais vouent aux gémonies le précédent régime. Presevo est une ville albanaise du sud de la Serbie, une commune pauvre et déshéritée dont les habitants partent depuis des décennies chercher fortune sous d’autres cieux. Dans les années 1950, les migrations se dirigeaient avant tout vers Belgrade, puis elles se sont orientées vers les pays occidentaux. M. Bajraktari a longtemps travaillé sur les chantiers de Belgrade, avant d’émigrer en Belgique, où il a été activement engagé dans les associations de travailleurs yougoslaves. Revenu couler une retraite paisible au pays, il professe un nationalisme albanais intransigeant, tout en demeurant un supporter passionné du club de football de l’Etoile rouge de Belgrade. Avec quelques-uns de ses amis, il cultive cette passion dans la discrétion, voire dans une quasi-clandestinité. Soutenir publiquement l’Etoile rouge serait se montrer « serbe », mais M. Bajraktari confie :« Belgrade, la Yougoslavie et l’Etoile, c’est ma jeunesse. » Jusqu’à la fin des années 1980, plusieurs dizaines de milliers d’Albanais vivaient à Belgrade, sans rencontrer de difficultés particulières. L’arrivée au pouvoir de Slobodan Milosevic les a contraints à quitter la capitale serbe, dont ils gardent tous une vibrante nostalgie.
Quand et pourquoi la RSFY a-t-elle cessé d’exister ? Fin mai, un colloque a réuni à Belgrade des dirigeants de premier plan de l’ex-Yougoslavie, à l’invitation du comité des vétérans serbes de la guerre de libération nationale. L’ancienne dirigeante communiste slovène Sonja Lokar, qui avait quitté en larmes la salle du XIVe et dernier congrès de la LCY, en janvier 1990, a reconnu que les dirigeants de l’époque avaient été « pris par surprise », qu’ils n’avaient « aucune vision de l’avenir ». Le Bosniaque Raif Dizdarevic, avant-dernier président de la présidence collégiale de la fédération (8), a également estimé que l’éclatement avait été dû aux dysfonctionnements internes de la fédération, et non aux « ennemis extérieurs » évoqués par d’autres participants.
Dans une analyse publiée par l’hebdomadaire serbe Vreme, M. Dejan Jovic, politologue et conseiller du président social-démocrate croate Ivo Josipovic, replace cet éclatement dans le contexte de l’effondrement des régimes communistes (9). Même si le socialisme yougoslave se voulait « différent », il a été balayé par la lame de fond qu’a déclenchée la chute du mur de Berlin.
d’intégrer l’Europe ? »
L’idée yougoslave — c’est-à-dire celle d’une réunion des peuples slaves du Sud — a été forgée au XIXe siècle par des intellectuels croates ; elle n’est donc pas nécessairement liée à sa réalisation socialiste au siècle suivant. Pourtant, au moins sur le plan des symboles, les évocations de la Yougoslavie titiste sont associées au souvenir d’un « bon vieux temps », où le socialisme autogestionnaire garantissait à tous une relative prospérité, et qui contraste avec la violence et la dureté sociale des longues années de « transition ». La « yougonostalgie » peut même se présenter comme une voie alternative à l’intégration européenne, à laquelle tous les pays de la région sont, théoriquement, promis.« Pourquoi nous parle-t-on tant d’intégrer l’Europe ? Il aurait fallu que l’Europe s’intègre dans la Yougoslavie, quand Tito était encore en vie », affirme ainsi avec conviction un barbier turc du vieux bazar de Skopje.
Les « yougonostalgiques » sont en première ligne des batailles mémorielles qui continuent de se mener dans toutes les républiques. Autrefois, chaque république avait fait un jour férié de l’anniversaire du « premier soulèvement antifasciste » : le 7 juillet 1941 en Serbie, le 13 juillet au Monténégro, le 27 juillet en Croatie, etc. Ces jours ne sont plus chômés — sauf au Monténégro, où le 13 juillet marque aussi l’anniversaire de la reconnaissance de la première indépendance du pays, en 1878, lors du congrès de Berlin, ce qui permet une lecture « polysémique » de cette date.
En Croatie, le 27 juillet a été effacé du calendrier des célébrations officielles dès le début des années 1990. On y commémorait l’attaque du petit village de Srb, une localité à majorité serbe située en Krajina, par les milices du régime collaborationniste des oustachis — toujours adulé par les milieux les plus nationalistes de la droite croate. Toutefois, le 27 juillet 2010, le président de la République récemment élu, M. Josipovic, a participé aux commémorations organisées à Srb par les associations de vétérans antifascistes et le Conseil national serbe de Croatie, sous les huées de quelques centaines de contre-manifestants nationalistes. L’objectif était double : M. Josipovic entendait inscrire symboliquement la Croatie contemporaine dans une continuité antifasciste, tout en faisant un geste fort en direction de la minorité serbe de Croatie (10).
En Serbie, le 7 juillet dernier, le soixante-dixième anniversaire du soulèvement de 1941 a suscité plusieurs colloques, ainsi que de vives polémiques (11). Le 7 juillet 1941, un ancien combattant communiste de la guerre d’Espagne, Zikica Jovanovic Spanac, tuait deux gendarmes du gouvernement collaborationniste serbe. Pour certains contempteurs du communisme, ce geste n’était donc pas une action de résistance à l’occupant allemand, mais une « tuerie fratricide ». En réalité, la querelle historiographique porte sur l’analyse des deux mouvements de résistance que connut la Serbie : les partisans dirigés par le Parti communiste et les tchetniks du général Draza Mihailovic, fidèles à la monarchie serbe. A l’époque yougoslave, le souvenir des tchetniks était honni autant que celui des oustachis, en raison du basculement de leur mouvement dans la collaboration. Or cette dérive, tardive et inégale selon les régions, fut une réponse à l’avantage militaire pris par les partisans (12).
Depuis la chute du régime de Milosevic, en 2000, le 7 juillet n’est plus un jour férié en Serbie, et les manuels scolaires placent désormais sur un pied d’égalité tchetniks et partisans. Une loi votée en 2004 leur garantit des droits à la retraite équivalents (13). Le sociologue Jovo Bakic juge que la Serbie a suivi « une tendance commune au reste de l’Europe, où socialisme et fascisme ont été mis sur un pied d’égalité »,tout en estimant que cette « vague anticommuniste » touche peut-être à son terme.
La nostalgie peut-elle devenir facteur de changement politique ? Depuis quelques années, on parle beaucoup de la naissance d’une « yougosphère ». L’expression a été forgée par un journaliste britannique, Tim Judah. Elle désigne la renaissance de liens de toutes natures — économique, politique ou culturelle — entre les républiques héritières. Sur un plan strictement politique, les relations sont effectivement en voie de normalisation entre les ex-belligérants, les actuels présidents serbe et croate, MM. Boris Tadic et Josipovic, ayant nettement accéléré ce processus au cours des deux dernières années. Les échanges commerciaux, sans être négligeables, restent cependant limités par l’assez faible complémentarité des différentes économies et par leur ouverture massive aux importations, notamment européennes. Sur le plan culturel, en revanche, les liens n’ont jamais été rompus, même durant les années de guerre, au moins entre les artistes et les intellectuels hostiles au nationalisme. De colloques en festivals, dans les anciennes républiques ou ailleurs en Europe, les occasions de rencontres n’ont pas manqué.
Fin juin, à la librairie Karver de Podgorica, au Monténégro, un festival littéraire réunissait plusieurs dizaines d’écrivains, de journalistes et d’éditeurs de toutes les républiques « postyougoslaves ». Les discours ont tourné autour de l’identité de la « région », selon le terme neutre fréquemment utilisé pour désigner la Yougoslavie de Tito, voire les Balkans — ce concept géographique aux frontières incertaines faisant lui-même l’objet de nombreuses polémiques (14). Nenad Popovic, directeur des prestigieuses éditions Durieux de Zagreb, a fini par s’insurger : « Une région, c’est une partie d’un Etat, mais nous n’avons plus d’Etat commun ! » Cependant, comment appeler cet univers « post-yougoslave », qui partage les mêmes souvenirs historiques, rit des mêmes plaisanteries et parle — dans une large mesure — la même langue ?
Chaque année, des milliers de randonneurs se retrouvent en Macédoine pour gravir le mont Tito, point culminant de la RSFY, dans les montagnes du Shar. Les marcheurs assurent volontiers que leurs motivations ne sont pas politiques, tout en se réjouissant de pouvoir« rencontrer autant de gens venus de toutes les républiques (15) ».Entre randonneurs croates, bosniens, serbes et monténégrins, il n’existe aucune barrière linguistique, même si les plus jeunes des Macédoniens ou des Slovènes ont parfois un peu de mal à parler le « serbo-croate », qu’ils n’ont pas appris à l’école. Sur les pentes escarpées du Shar, c’est en réalité une koinè, une communauté culturelle slave du Sud, qui se recrée, loin de toute revendication politique.