Elle s’appelait Özgecan Aslan. Sauvagement assassinée, cette étudiante de 20 ans est devenue le visage de la colère des femmes turques, qui sont descendues par milliers dans les rues, tout au long de la semaine dernière. Son meurtre a été le crime de trop, le déclic politique. Car chaque année, plusieurs centaines de femmes sont tuées en Turquie.
Selon Bianet, une agence indépendante qui tient tous les ans un compte de ces crimes, en s’appuyant sur les rapports de médias locaux et nationaux, au moins 281 femmes sont mortes de la main d’un homme en 2014, et 1134 au cours des cinq dernières années.
« Le phénomène n’est pas nouveau, les féminicides sont un problème très sérieux en Turquie. Mais le meurtre d’Özgecan Aslan se distingue des autres, car il n’a pas été commis par un de ses proches », note la chercheuse italienne Lea Nocera, auteure de « La Turchia Contemporanea » (Ed. Carocci). En effet, selon Bianet, environ 70% des assassinats de femmes sont le fait d’un membre de leur famille.
« Ces femmes ont été, pour nombre d’entre elles, tuées pour « l’honneur », explique Étienne Copeaux, chercheur au CNRS, On parle de « töre », un mot qui renvoyait initialement à la « tradition », la « coutume », et qui est passé dans le langage courant pour désigner le « crime d’honneur », une vendetta familiale contre une femme qui aurait "fauté". Si un homme de la famille considère qu’une femme a compromis, ou peut compromettre, l’honneur familial, il se sent investi non seulement du droit mais du devoir de la tuer, où qu’elle se trouve. »
« Crime d’honneur », violences conjugales, 46% de ces femmes ont été tuées par leur mari, selon Bianet. Une sur cinq est morte après avoir rompu avec son compagnon, ou demandé le divorce.
Özgecan Aslan, elle, n’était pas mariée, elle ne cherchait pas à divorcer. Étudiante, elle a été tuée par le chauffeur du minibus qui la ramenait chez elle, et par deux complices, après une tentative de viol. Brûlé, les mains coupées, son corps a été retrouvé dans le lit d’une rivière.
La mort de cette jeune étudiante n’est certes qu’une goutte d’eau dans le décompte macabre des assassinats de femmes en Turquie, mais par sa violence, il semble avoir réveillé les consciences autour d’un problème qui n’est pas nouveau. « C’est un cas spécifique qui a fait éclater une colère qui était déjà dans l’air, et qui est ainsi devenu emblématique de tout le reste », analyse Lea Nocera. Viols, assassinats, attaques… « Nous ne sommes pas en deuil, nous sommes révoltés », clamaient des affiches portées par les manifestants la semaine dernière. Descendus crier leur colère après la mort de la jeune femme, nombre d’entre eux s’en sont pris au pouvoir, dont le discours sur les femmes légitimerait ces violences. Une accusation récurrente des groupes féministes ces dernières années.
« On ne peut considérer le viol et le meurtre d’Özgecan [Aslan] indépendamment de la violence masculine, écrit le Collectif féministe d’Istanbul dans un communiqué, et un État qui légitime le viol et encourage les hommes en suggérant que la femme devrait garder l’enfant, ou en soutenant que la femme n’aurait pas dû porter de minijupe est responsable de la permanence des violences, meurtres et viols commis à l’encontre des femmes. »
Le président Recep Tayyip Erdogan et les membres du parti conservateur au pouvoir, l’AKP, ont en effet multiplié les déclarations sur la place des femmes ces dernières années. Et leur définition de ce rôle tient en peu de mots : « Maternité », « Décence », « Morale ».
Recep Tayyip Erdogan déclarait encore en novembre dernier que l’égalité entre homme et femme était contraire à « la nature humaine ». Un mois plus tard, il assimilait la contraception à une « trahison », et réitérait son souhait de voir les femmes turques porter « au moins trois enfants ». Son ministre de la Santé estimait de son côté que les femmes « ne devaient pas mettre d’autre carrière que la maternité au centre de leur vie ».
Qui dit mère dit épouse, dans le langage du Président turc qui partage aussi cet avis à ce sujet. Lors de sa campagne l’année dernière, il s’était ainsi fendu de quelques conseils maritaux auprès de jeunes filles, leur recommandant de ne pas se montrer « trop difficiles » lors du choix d’un époux : « Mariez-vous lorsqu’on vous le propose. »
Crédits : MEHMET ALI OZCAN / ANADOLU AGENCY
Pour Lea Nocera, l’AKP rétropédale depuis des années sur les sujets de société, et en particulier sur les droits des femmes. Transformation du ministère de la Femme en ministère de la Famille, tentative de réduire le délai légal pour un avortement, fermeture de centres de planning familial, disparition d’espaces d’accueil pour femmes victimes de violences, ce sont, pour la chercheuse, autant de « petites touches » qui remettent en question les progrès accomplis durant les dernières décennies.
Loin d’être anecdotique, la multiplication des discours médiatiques sur un supposé rôle féminin « contribuent à construire l’image d’une femme pensée uniquement comme une partie de la famille et non pas comme un sujet porteur de droit », explique la chercheuse.
Épouse et mère plutôt que femme, la femme turque idéale tant vantée par l’AKP doit rester à sa place et éviter toute manifestation trop forte de sa personnalité. Elle ne doit donc « pas rire fort en public », selon le vice-Premier ministre Bülent Arinç, pour qui une Turque doit « savoir ce qui est décent et ce qui ne l’est pas ». Elle doit également éviter de se vêtir trop audacieusement. En 2013, le porte-parole de l’AKP avait ainsi commenté le licenciement d’une présentatrice de chaîne de télévision privée, pour cause de décolleté trop suggestif : « Sa robe n’était pas acceptable. Nous ne nous mêlons pas de la vie privée des gens, mais c’était trop. » La même année, Turkish Airlines interdisait à ses hôtesses les rouges à lèvres « trop voyants ».
En Turquie, certains crimes sont davantage pardonnés que d’autres. A en croire les chiffres du ministère de la Justice, seul un tiers des arrestations pour assassinats et violences ont été suivies d’une condamnation, entre 2009 et 2014. « Même s’il y a une condamnation, elle est souvent allégée par les juges qui s’appuient sur la notion de « provocation injuste », toujours inscrite dans la loi malgré plusieurs réformes », dénonce Tuktu Ayhan, militante féministe. Selon l’article 29 du code pénal, une personne commettant une action sous l’influence de la provocation peut bénéficier d’une réduction de peine. Sans aucune définition précise, cette notion de « provocation » est donc brandie dans des cas de viols ou de crime d’honneur, le blâme contre la femme permettant d’atténuer la responsabilité de l’homme.
L’idée d’une « provocation » féminine n’est certainement pas neuve, en Turquie comme ailleurs. Mais pour Tutku Ayhan, militante féministe turque, auteure d’un mémoire sur les féminicides, le discours du gouvernement est d’autant plus grave qu’il accrédite des pratiques toujours tolérées dans le pays, notamment par le système judiciaire facilitant les allègements de peine pour les hommes « provoqués » (Voir encadré).
Une justice peu équitable, des violences domestiques socialement tolérées, et, chaque année, le décompte macabre des femmes assassinées, pour Tutku Ayhan, la Turquie a encore beaucoup à faire en matière de droit des femmes, mais le pouvoir n’agit pas dans ce sens. « La violence masculine est quotidienne, insiste-t-elle, mais ce phénomène est nié par les autorités. Ils considèrent le cas d’Özgecan Aslan comme une exception, un acte isolé, et ne le lient pas à un vrai problème de société. »
Sommé de réagir à la mort de la jeune étudiante, Recep Tayyip Erdogan a certes dénoncé les violences faites aux femmes, « plaie ouverte » de la société turque, mais il a surtout déploré le crime d’un « scélérat » et une « rupture de la confiance de Dieu ». « Les femmes ont été confiées aux hommes par Dieu », a-t-il déclaré le 17 février. A ces derniers de les protéger. Quant aux féministes, elles « n’appartiennent pas à notre civilisation, à nos croyances et à notre religion », a-t-il ajouté.
Pour Lea Nocera, un tel discours est « dangereux ». « Les conservateurs portent l’idée d’une femme faible, qui doit être protégée. Un tel discours pourrait légitimer des "solutions" gouvernementales qui, au lieu d’affirmer l’égalité, enfermeraient les femmes », juge la chercheuse. Comme la généralisation de transports en commun non-mixtes, déjà évoquée il y a quelques années.
Mais les femmes turques pourraient bien ne pas se laisser faire. « Avant les manifestations de la semaine dernière, il n’y avait jamais eu un mouvement d’une telle ampleur autour des droits des femmes », affirme Tutku Ayhan. Sur les réseaux sociaux, le mot-clé #Sedeanlat (toi aussi raconte) invitant les femmes turques à exposer les violences dont elles ont été victimes a généré plusieurs milliers de témoignages, et reste très suivi. « Il y a une libération de la parole, des femmes qui ne se définissent pas comme féministes participent. Cela peut continuer », espère la militante féministe.
Pour Étienne Copeaux, chercheur au CNRS, un tel mouvement aurait été « inimaginable » il y a vingt ans : « Aujourd’hui, la société réagit, et la moindre action peut se répercuter dans toute la Turquie, par le biais des universités, des réseaux sociaux. » Résultat des progrès accomplis lors des décennies précédentes, les femmes turques sont habituées à leur liberté. « Les discours d’Erdogan suscitent donc de fortes réactions », souligne le chercheur.
Les conservateurs de l’AKP et leurs doctrines n’en restent pas moins soutenus au sein de la population, comme en témoignent ses réélections successives. Enthousiasmée par la mobilisation grandissante des femmes dans la rue comme sur les réseaux sociaux, la romancière féministe Elif Shafak ne crie pas victoire pour autant. « Tout comme la société dont elles sont issues, les femmes turques sont divisées, écrit-elle dans le Guardian, […] Désormais, le plus grand fossé s’étend entre celles qui prônent le silence et le statu quo, et celles qui refusent de se taire face à une violence de genre grandissante. » Et de conclure : « Le corps et le mode de vie des femmes se sont transformés en champ de bataille idéologique. »